Alors que la
cote de popularité du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer,
subit une baisse importante après avoir voisiné les 70 % dans les premiers
mois de sa prise de fonction, il me revient à l’esprit qu’en 2005 j’avais écrit
un article très critique sur les difficultés à mettre en œuvre des réformes
dans le système scolaire. Cette année-là François Fillon, alors ministre de l’éducation
nationale, proposait une réforme du baccalauréat qui provoqua de vives
réactions tant des enseignants que des lycéens.
Sans que je
donne un blanc-seing à l’actuel ministre dont la plupart de ses réformes me
semblent dénuées d’intérêt quand ce n’est pas de fondement et en tout cas elles
sont peu porteuses d’un avenir radieux pour l’École, je propose mon article de
2005 dont je pense qu’il a gardé toute son actualité.
vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv
En un siècle
l’École française est devenue autiste, au sens de la définition du dictionnaire
Robert pour l’autisme : attitude de détachement de la réalité extérieure
accompagnée d’une vie intérieure intense. C’est ainsi que tout ce qui est
adressé à l’École par l’extérieur est suspecté de vouloir la détruire. Ainsi,
aucun ministre de l’éducation nationale ne peut faire son travail dans la
sérénité[1]. Dès
lors qu’il propose quoi que ce soit, et les enseignants sont dans la rue.
C’est ainsi
aussi que tout ce qui, en son sein, ne correspond pas à sa norme idéale
(souvent plus supposée que réelle) est rejeté ou, pour le moins, mis en marge. Tout
cela se déroulant sur fond de réflexion intense où le discours des chercheurs
est limité, encadré, et par les revendications corporatistes, souvent
démagogiques, des syndicats, amoindri, voire débilisé, par les propos
réducteurs des médias et confronté à la doxa des parents d’élèves. Il semble qu’une
réflexion intense se met en œuvre où se mêlent les voix discordantes de ceux
qui manifestent de leurs intérêts professionnels, de ceux qui craignent pour
l’avenir de leurs enfants et du politique qui n’arrive pas à construire le
discours de la Nation pour son École. De cette doxa incertaine, qui s’échafaude
entre contre-vérités et paradoxes, émerge une institution ingouvernable parce
que sans cesse en marge de la Loi, souvent hors la Loi. L’École vit pour
elle-même dans le plus total irrespect et dans la négation de la nation et des
citoyens, de la société et des usagers.
La longue
histoire des enfants handicapés, de ceux dits déficients intellectuels, des
intellectuellement précoces, des inadaptés, illustre bien, pour reprendre le
mot de Francine Muel, comment cette « école pour tous, n’est plus l’école
de tous ». Il serait toutefois hasardeux d’être trop simple, trop schématique
pour dire une histoire complexe qui repose, en grande partie, sur des
suspicions réciproques. C’est, par exemple, le gouvernement de Vichy qui,
craignant le « gauchisme » de l’École, cru bon de confier l’éducation
des enfants « en marge » à des institutions privées et charitables,
le plus souvent confessionnelles. Ce sont aussi les parents d’élèves qui
craignent la cohabitation comme Victor Duruy qui déjà le signalait au milieu du
XIXe siècle lorsqu’il attribuait « à la peur des parents
devant la promiscuité et la contagion » une bonne part de l’échec des
réformes de l’école primaire. Mais, aussi les médecins du début du XXe siècle
qui considéraient que la loi de 1882, en instituant l’obligation scolaire,
était coupable d’avoir créé les marginaux d’école. Bien sûr ceux‑là, avant,
n’allaient dans aucune autre école que celle de la rue ou des champs. On voit
donc qu’autour de l’École dont tout le monde pense sincèrement dans un idéal
philosophique qu’elle doit être ouverte à tous les enfants, se construisent des
pratiques pédagogiques, éducatives et des intérêts éminemment singuliers.
Continuons
cette histoire particulière pour arriver en 1975 où une part des suspicions,
celles des gouvernants vis-à-vis des enseignants, est levée, ou presque. En
trente ans, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, École et
gouvernements ne vivent qu’au rythme d’un modus vivendi. Les gouvernements,
représentants des citoyens, n’ont gouverné l’École qu’à la condition de
concessions importantes aux syndicats qui ne représentent, eux, que les
enseignants et cela même s’ils essaient de montrer que les intérêts de leurs
mandants seraient analogues à ceux des usagers. Il en est toujours ainsi, par
exemple, pour le nombre d’enseignants qui devraient être face aux élèves ou
pour la décision de redoublement. Rappelons aussi comment le gouvernement de
l’époque a cédé devant le SNES quant à la façon d’organiser la scolarité au
sein du collège unique, on parlait alors, à l’instar du député communiste
Jacques Duclos, d’un risque de « primarisation[2] »
du collège. Loin de reprendre ce qui avait réussi avec l’école primaire
supérieure puis le cours complémentaire, le SNES réussit à modeler le collège
sur l’organisation du lycée qui avait été construit pour une très faible
proportion des enfants du pays. Là, qui a perdu : les enfants de l’élite
ou la masse de ceux du peuple ? Ce faisant, la gestion du système scolaire
ne se fait que dans un rapport de force constant duquel, depuis 1945, la Nation
n’est jamais sortie vainqueur tant son École lui échappe et l’écart entre elles
s’agrandit.
Revenons à
1975, année où un gouvernement de droite faisait voter la loi d’orientation en
faveur des personnes handicapées. La société s’ouvrait, enfin, aux personnes en
situation de handicap qui désormais bénéficiaient des mêmes droits et avantages
que les personnes valides. L’École était particulièrement interpellée par cette
loi qui indiquait clairement que le lieu premier de scolarisation des enfants
handicapés est l’école « ordinaire ». Or cette institution, siège
d’intellectuels majoritairement de gauche, amplement aidé par des ministres, de
droite, qui n’osèrent pas être fermes, n’avait toujours pas mis en œuvre
convenablement la loi en 1982. C’est ce que rappelèrent par deux fois, en janvier 1982
puis janvier 1983, Nicole Questiau[3],
ministre de la santé, et Alain Savary, ministre de l’éducation nationale.
Malgré tout, chacun fut à même de mesurer le peu d’effet des lois, des textes
réglementaires et des discours ministériels. Si bien qu’il fallut toute la pugnacité
de Ségolène Royal, dont les enseignants disaient qu’elle était la ministre des
parents d’élèves, pour que les choses commencent à bouger de façon
significative. De cette affaire nous pourrions retirer la question de savoir si
pour la Nation et les usagers de l’école, il vaut mieux que soient des
professeurs intellectuels et de gauches, ou que soient des professeurs
charitables et de droite ? Mais, à la décharge des enseignants, qui dans
ce cas ne sont pas les modèles que voulait Jules Ferry, leur peu d’empressement
à accueillir ces élèves rencontrait le soutien d’une large majorité de parents
craintifs devant un accueil dont ils craignaient[4] qu’il
pût ralentir la progression de la classe donc mettre en péril celle de leur
enfant. Mais personne, bien sûr, ne s’opposa jamais de front à ce que les
élèves handicapés aient une place, leur place, à l’École. Tous réclamèrent
moyens et formation des enseignants, on sait que malgré les uns et l’autre la
situation n’évolua qu’à la marge, une toute petite marge.
L’attitude de soumission
et parfois de connivence forte des parents d’élèves au discours du monde
enseignant est remarquable en ce qu’il semble être le résultat d’un double
mouvement. Un premier mouvement, affectif, qui consiste à ne pas prendre de risque
vis-à-vis de son enfant qui pourrait être confronté à des réprimandes de la
part d’enseignants fâchés par la position des parents. Donc il ne faut pas
alourdir les classes, comme le disent les enseignants, mais à aucun moment on
avance qu’on pourrait travailler autrement ou avec des aides extérieures[5]. Dans
le même mouvement, en synergie, il ne faut pas fâcher les professeurs car cela,
comme si c’était possible, pourrait se retourner contre son enfant. N’y
aurait-il pas là une réminiscence d’un passé scolaire ?
Curieusement
autant pour le « grand public », les parents que pour beaucoup
d’enseignants, le second mouvement est celui qui consiste à accorder une
crédibilité totale et sans faille au discours médian sur ce que seraient les
conditions convenables pour un bon acte pédagogique. Là, l’École se noie dans
une doxa molle composée d’un discours syndical de promotion des intérêts
corporatistes et celui trop souvent réducteur des médias. Cette doxa est le lit
du développement de tous les paradoxes, si l’on entend par paradoxe toute
proposition contraire à l’opinion communément admise ou à la vraisemblance. Là,
l’expérience des chercheurs va à l’encontre de l’opinion communément établie,
comme à propos du redoublement ou des devoirs à la maison. Personnes n’a jamais
pu apporter la preuve qu’un redoublement fût efficace ou simplement qu’il fût
la cause d’un succès postérieur. À bien regarder la souffrance de ce garçon
dans le film « Être et avoir », dans la cuisine familiale, en train
d’essayer de faire quelques multiplications, on voit bien que les devoirs à la
maison ne servent que ceux que les parents peuvent « intellectuellement »
et efficacement aider, donc ceux qui n’en ont pas besoin. L’opinion commune bat
en brèche la vraisemblance et se heurte avec celle des chercheurs.
C’est comme
cela que professeurs, installés dans leurs habitudes intellectuelles, ainsi que
corporatistes, et parents apeurés et sous informés se réunissent dans la rue
pour protester contre un projet, à peine embryonnaire, de réforme du
baccalauréat. Contrairement au certificat de fin d’études primaires de jadis et
aujourd’hui au brevet des collèges, le baccalauréat marque plus l’achèvement
d’une propédeutique que la fin d’un cycle de scolarisation. Le certificat
n’existe plus, quant au brevet il n’est pas nécessaire de le posséder pour
accéder à la classe de seconde. Pour le baccalauréat il en va autrement :
il est inutile pour l’insertion professionnelle, il ne sert que de sésame pour
être autorisé à s’inscrire à des concours, à entrer en classe préparatoire aux
grandes écoles ou pour l’accès à l’université, encore que dans ce dernier cas
il y ait d’autres modalités.
En quoi la réforme,
nécessaire bien qu’insuffisante, proposée par François Fillon mettrait-elle en
péril cette institution d’un autre âge qu’est le « bac » ? Qu’il
y ait contrôle continu ou pas, qu’il soit délivré par tel ou tel lycée n’a
aucune importance pour l’entrée dans la vie professionnelle où il ne représente
plus rien. Pour le cas des concours, il n’y a pas d’incidence puisque les
épreuves sont anonymes. Dans le cas de l’université, celles-ci ne décident pas
des modalités d’inscriptions qui sont fixées par des règlements nationaux.
Restent les classes préparatoires pour lesquelles on sait depuis longtemps
qu’une sélection est effectuée en fonction du lycée d’origine. Au-delà de cette
crainte infondée, d’autant que le ministre a annoncé que le diplôme resterait
national, notons à quel point les discours, des lycéens, des professeurs et des
partis politiques de gauche, sont tout aussi paradoxaux que contradictoires.
Alors qu’on souhaite le maintien des travaux pratiques encadrés (TPE) qui sont
largement évalués en contrôle continu, on refuse l’introduction de toute
notation en contrôle continu pour les autres matières. Plus curieux, ces jeunes
sont soutenus par ceux-là mêmes qui, dans les années 1968, réclamaient le
contrôle continu voire l’abolition des examens au nom de l’iniquité de ceux-ci.
Pire, sans doute, les politiques qui aujourd’hui protestent, sont ceux qui,
hier, faisaient inscrire le contrôle continu dans le code de l’éducation :
« En vue de la délivrance des diplômes, il peut être tenu compte, soit des
résultats du contrôle continu, soit des résultats d’examens terminaux, soit de
la combinaison des deux. ». Arguons que protester aujourd’hui et mettre
les lycéens dans la rue peut cacher la couardise d’hier.
[1] Ce propos ne présage pas
de la qualité du ministre ni de celle des réformes qu’il propose.
[2] Le collège ressemblerait à
l’école primaire. À cette époque les lycées, surtout ouverts aux enfants
« bourgeois » des villes accueillaient un cycle équivalent à l’école
communale, mais on ne parlait pas de cycle « primaire » ; ces
classes ne s’appelaient pas CP, CE1…CM2 mais 11ème, 10ème
et 7ème.
[3] Nicole Questiau et Alain
Savary étaient ministres du premier gouvernement (socialiste) de François
Mitterrand.
[4] Comme déjà au 19ème
siècle.
[5] Depuis quelques années on
accepte dans l’École des personnels extérieurs à l’enseignement, les AESH (AVS)
chargés d’accompagner les élèves en situation de handicap, mais ces personnes
sont recrutées et rémunérées par l’éducation nation. L’École aurait pu faire
appel à des personnels formés pour ce travail que sont les éducateurs
spécialisés.
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