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dimanche 13 décembre 2020

Maître « G » et professionnalité

 


Ce texte est l’introduction à un stage intitulé « Le maître ‘’G’’ et les apprentissages scolaires » que j’avais organisé du 22 au 26 janvier 2001 alors que j’étais Inspecteur de l’Éducation nationale chargée d’une circonscription AIS (adaptation et intégration scolaire, aujourd’hui on dit ASH).

Cette semaine fait suite à un stage tenu en mars 2000 dont l’objectif était de poser des éléments de réflexion sur le rôle des maîtres G ; en janvier 2001 l’objectif du stage visait à la création d’outils pour la prévention, la prise en charge et l’orientation des élèves, la relation avec les partenaires. Il était attendu des stagiaires qu’ils rédigent un document de synthèse susceptible d’être diffusé dans le département.

  

Dans la mouvance des remarques, des réflexions et des critiques faites autour des Maîtres G, ceux qui au sein de l’école sont chargés de prises en charges à dominante rééducative en faveur des élèves en grande difficulté scolaire, il m’est apparu indispensable que soit définie la « professionnalité » de ces personnels.

Celle-ci devrait l’être par le référentiel de compétences conséquent de celui de la formation et de l’examen pour l’obtention du CAPSAIS. Il semble, à l’expérience, que cela ne suffise pas. La question représentative de l’obstacle à l’acceptation d’une professionnalité du maître G par les autres membres de l’institution scolaire, se constitue autour de la place du maître G par rapport aux autres professionnels : enseignants, bien sûr, mais aussi « soignants » (orthophonistes, psychomotriciens, psychothérapeutes…) ; ainsi il n’est pas rare d’entendre dire des maîtres G qu’ils pratiquent des ‘’sous-thérapies’’ ou une psychanalyse édulcorée. Peut-être devrions‑nous aussi nous interroger sur le sens du mot « rééducation » qui introduit une ambiguïté sur les fonctions du maître G : rééduquer c’est refaire l’éducation. Or dans le cas des enfants qui nous sont présentés, s’agit-il de refaire une éducation qui aurait été mal conduite ou plus simplement de mettre en place une éducation ? Je suis de ceux qui pensent que le recours à un néologisme autour du préfixe ortho eût été plus pertinent. Mais là ne sont pas le débat ni l’objectif des stages proposés.

 Pour nous il s’agit de cerner ce que sont la place et la fonction du maître G dans l’institution scolaire, en faveur de quels élèves il agit et dans quels rapports avec d’autres professionnels.

 Le stage de mars 2000 nous a permis de dresser un tableau sommaire de ce que j’entends par professionnalité et que je rappelle dans le paragraphe suivant, puis de définir à quels enfants s’adresse le maître G et avec quels « moyens ». Ce second stage doit nous permettre de mutualiser vos outils et d’élaborer des outils communs, notamment des outils d’analyse nécessaires à la compréhension de la fonction du maître G dans l’institution scolaire.

 La professionnalité et l’identité : 

La question essentielle et centrale qui est posée, est celle de savoir ce qu’est un maître G :  qu’attend-on de lui ? Donc qu’elle est sa fonction au sein de l’institution scolaire sachant qu’on définit une fonction lorsqu’il existe une relation entre deux ou plusieurs termes. Ainsi, pour Merton il existe des fonctions manifestes et explicites, et des fonctions latentes : parfois masquées ou difficilement reconnues par le corps social : ne serait-ce pas ce qui se passe pour le maître G ? 


                               

Ce que nous allons chercher à observer et à rendre ‘’audible’’ par nos partenaires c’est ce qui se passe le long des flèches et qui pourrait être imagé par la question : comment le maître G répond-il aux questions qui lui sont posées ?

 En règle générale la façon de répondre définit un cadre professionnel ou pour le moins s’inscrit dans un cadre professionnel prédéfinit par l’institution. Est-ce ce qui se passe pour le maître G ?

 Ce cadre professionnel définit la profession ou (sociologiquement) l’emploi qui est instituée, reconnue juridiquement et enregistrée officiellement, ce qui entraîne des      rites sociaux de passage et des rites d’autojustification. Il se constitue alors une organisation en groupe disposant du pouvoir souvent exclusif d’exercer une activité socialement valorisée, de la réglementer et d’en contrôler l’accès.

 Dans le cas des maîtres G, sommes-nous dans ce cas de figure alors qu’ils ne sont reconnus par l’institution que comme instituteurs (ou professeurs des écoles) spécialisés, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être vus et reconnus qu’à l’instar des autres avec, certes, un ‘’petit plus’’ constitué par le CAPSAIS ?                                                                            

Revenons à notre propos initial pour rappeler qu’une profession est une occupation qui est parvenue peu à peu à mettre en place les conditions de son institutionnalisation ce que les définitions de Weber et Parsons permettent d’appréhender. Pour Weber la professionnalisation est le passage d’un ordre social traditionnel à un ordre social où le statut de chacun dépend des tâches qu’il accomplit et où l’allocation des emplois s’effectue selon des critères rationnels de compétence et de spécialisation ; quant Parsons, il présente 4 critères de professionnalisation :

-          Prédominance de la technologie et recours à la science appliquée,

-          Autorité fondée sur la détention d’un secteur particulier du savoir et de la pratique,

-          Relation avec la clientèle orientée vers l’universalisme,

-          Poursuite du succès, réussite institutionnellement valorisée, acquisition des différents symboles de reconnaissance. 

Nous pouvons donc voir que formation et cadre réglementaire ne suffisent pas à définir et surtout à stabiliser une profession. Pour qu’une profession s’institue il faut qu’existe une professionnalité que je situe dans l’espace entre les tâches accomplies et l’emploi défini par des critères rationnels de compétence et de spécialisation, ce qui est le cadre réglementaire de fonctionnement et de formation. La professionnalité permettrait de répondre à la question : « comment est-ce que je réponds aux questions qui me sont posées dans le cadre qui m’est imposé ? ». Pour cela il faut connaître le cadre, connaître les questions qui sont posées au professionnel, se démarquer par rapport à d’autres professionnels.

 En somme : qu’est-ce qui fonde ma différence et ma spécificité ?

 Je crois fortement en la nécessité des maîtres G mais avec une autre formation (initiale et continue), un autre cadre de travail, une autre définition du travail et une véritable typologie des tâches : le maître G n’est plus un enseignant même s’il doit avoir le souci de la réussite scolaire de l’enfant et du lien avec les apprentissages. Se pose-t-on la question pour les médecins scolaires et les psychologues scolaires ?

 


vendredi 22 mai 2020

Observons les élèves, avant tout…





Le numéro de juillet 2019 de la revue Sciences Humaines nous livre un article intéressant de Hugo ALBANDEA : « Parlez-vous english ? ». Dans ce court article le journaliste fait une synthèse d’un rapport du CNESCO (conseil national d’évaluation du système scolaire) dans lequel il est souligné que les élèves français n’ont qu’un niveau extrêmement médiocre en langue étrangère. Mais, « Le ton n’est pas alarmiste. D’abord, les auteurs rappellent que les élèves français ont progressé depuis les dernières enquêtes de 2004 et 2010. D’autre part, le travail des professeurs n’est pas remis en cause : ces derniers passent en moyenne une heure de plus par semaine que leurs collègues à préparer leur cours. » indique le journaliste.

L’enseignement des langues vivantes n’étant pas, ici, mon propos je n’en dirai que deux choses : l’extrême rareté des innovations pédagogiques dans cet enseignement, et son indigence dans le premier degré. La confrontation des enfants avec une langue étrangère à l’école maternelle, lieu d’appropriation du langage, est quasi inexistante, et à l’école élémentaire on relève une pauvreté de contenu, de temps consacré et bien sûr d’innovation pédagogique. Tout cela s’explique par un défaut de formation des enseignants du premier degré, et pour ce qui concerne l’innovation pédagogique par le manque de capacité des enseignants à innover accru par le poids de la double hiérarchie que constituent les pratiques – vraies ou supposées — d’inspection et les programmes scolaires encore trop injonctifs. Alors, dans ce contexte que veut dire « travailler plus » ?

D’après le CNESCO les professeurs de langue vivante consacreraient une heure de plus que leurs collègues à préparer leurs cours. Soit, mais est-ce une heure efficace ? Lorsque je recevais, en début d’année, les jeunes professeurs des écoles affectés dans la circonscription dont j’avais la charge je leur disais deux choses :
-          « Vous travaillez trop. »
-          « Être enseignant c’est comme être un funambule sur un fil sans balancier dans les mains. »

Parmi des élèves dans une classe (je préfère ça à « être face à des élèves »[1]) on ne sait jamais qu’elles vont être les réactions comportementales et d’apprentissage. Celui qui ose s’aventurer à affirmer qu’il sait comment les élèves vont recevoir et appréhender son discours pédagogique prend le risque d’ouvrir grand la porte à « l’échec scolaire ». Tout au plus peut-on savoir à l’aide de la didactique et de la psychologie comment les élèves appartenant à un cylindre central d’une courbe de Gauss vont réagir à cet apprentissage, mais qui connaît une telle courbe sait qu’il y a, de part et d’autre du cylindre central, des extrêmes dont on ne peut pas mesurer a priori l’attitude qu’ils auront.

Alors, l’enseignant doit préparer ses cours en tenant compte du « cylindre central » décrit par la didactique mais aussi en étant inventif pour mettre à la disposition des enfants « des écarts » des dispositifs différents d’entrée dans les apprentissages. Ces dispositifs différents seront novateurs ou pas, ce n’est pas là la question ; l’essentiel ce n’est pas la méthode mais l’adéquation entre la méthode et l’élève. L’essentiel en matière d’enseignement c’est d’être capable de mettre en œuvre une méthode qui permette à l’élève, dans son individualité, d’accéder à la connaissance. Jean-Jacques Rousseau écrivait qu’il n’y a pas de bonne et de mauvaise méthode, il n’y a que de bon et de mauvais maître, et cela me rappelle une anecdote du temps où j’étais « élève inspecteur ».

On nous avait envoyés visiter une classe de CM2 pour observer une leçon (maintenant on dit séance) de mathématiques. J’allais donc, en ce printemps 1995, rendre visite à un instituteur (ça se disait encore comme ça) dont je vis bien qu’il allait d’un pas vaillant vers une retraite proche. La classe dans laquelle il officiait avait un air d’image d’Épinal : cartes de géographie aux murs, frise des chiffres, affiches avec les tables de multiplication… et une estrade supportant un vieux bureau devant un tableau noir. Lui-même portait une blouse grise et tenait en mains une baguette dont il se servait pour montrer au tableau. En somme c’était une classe à l’ancienne, désuète mais tellement chaleureuse. La leçon portait sur la division, l’approche pédagogique était classique voire traditionnelle, à tel point que lorsque je narrai cette observation nos formateurs comme mes camarades me trouvèrent exagérément bienveillant avec un enseignant « ringard » et une méthode trop « ancienne ». Lorsque je dis comment j’avais félicité cet enseignant on me traita de laxiste.

Je veux bien être laxiste si cela consiste à féliciter celui qui fait apprendre aux élèves, à tous les élèves, à chacun des élèves. Dans cette classe c’était le cas où l’instituteur, sans rien enlever de son temps aux autres élèves, en passait beaucoup à côté de Léon qui semblait rencontrer énormément de difficultés. Lorsque j’interrogeais Léon à la suite de la leçon je vis qu’il avait compris, certes c’était incertain et hésitant mais l’instituteur ne manquerait pas de consolider l’édifice monté en commun (en communion) entre le maître et l’élève. Ce fut sur ce point que porta notre échange, pas sur la méthode.

On voit bien que si cet instituteur n’avait pas beaucoup travaillé à maîtriser les contenus d’enseignement et leur didactique, il n’aurait pas pu accompagner cet élève. Sans ce travail de préparation il n’aurait pas su trouver l’astuce pour différencier, mais en plus de son travail préalable à la séance il a mis en œuvre deux fondamentaux de l’acte d’enseigner : observer et oser.

Quand on enseigne il faut oser prendre des chemins de traverse, des routes disjointes de la voie centrale, des libertés pédagogiques qui font sortir d’une norme pédagogique ressassée par des ayatollahs de la pédagogie. Rousseau écrivait[2] : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. » C’est l’élève qui doit faire, le maître étant là pour le guider, l’encourager, le soutenir et lui fournir les matériaux nécessaires à l’apprentissage. Pour cela l’enseignant doit observer l’élève en action : comment apprend-il, quelles erreurs commet-il et pourquoi les commet-il. Là, je me souviens (j’étais encore instituteur) de cette élève de 4e de SEGPA dont les collègues disaient qu’elle ne comprenait pas les énoncés. Ils n’avaient pas observé qu’originaire d’un pays anglophone d’Afrique si elle maîtrisait bien le français à l’oral elle ne le lisait qu’imparfaitement. Je découvris, en discutant avec elle, qu’elle avait été scolarisée dans son pays d’origine mais que depuis son arrivée en France elle n’avait pas appris le français, si ca n’est en échangeant avec des camarades. Nous mîmes alors en place un dispositif d’aide, ce qui me valut une très belle lettre de remerciement… en anglais.

J’ai rencontré beaucoup d’enseignants dévoués qui s’échinent et s’acharnent à faire progresser ces élèves qui ne progressent pas. Quoi qu’il en soit de ces situations elles sont toujours vécues par les enseignants comme un échec. C’est un échec par rapport à eux-mêmes quelle que soit leur vision de la cause institutionnelle ou de compétence professionnelle ; du coup l’enseignant est aussi en difficulté (scolaire) comme l’écrivent Garcia et Olier[3] à propos des échecs des élèves dans l’apprentissage de la lecture : «… Les enseignants sont eux-mêmes placés [en échec] par le poids qu’exerce sur le présent des luttes pédagogiques passées et sans cesse réactivées […]. L’enquête que nous avons menée pendant 3 ans dans une école primaire éclaire ces difficultés : sans cesse célébré dans le discours comme ceux qui exercent « un métier difficile et essentiel », les enseignants sont livrés à eux-mêmes en ce qui concerne les appuis et le soutien qu’ils peuvent attendre de l’institution pour résoudre les problèmes qu’ils rencontrent. Mais ils sont aussi surencadrés par la prescription dans le domaine des démarches pédagogiques. »

Les enseignants sont libres dans leur classe, libres du choix de leur pédagogie, mais « ils ne sont considérés comme pouvant faire réussir les élèves que s’ils respectent un espace de possibles pédagogiques étroitement borné (normes), de sorte qu’ils ignorent ce qu’ils pourraient gagner – et les élèves aussi — à s’aventurer en dehors de ces bornes[4]. »

En matière d’enseignement, comme d’ailleurs dans bien d’autres situations, la norme ne doit être qu’indicative : elle répond à une moyenne, mais on doit s’en écarter en faveur des cas particuliers. Ce n’est, une fois encore, qu’en observant que l’on peut savoir comment et jusqu’où s’écarter de la norme.

Inutile donc de travailler plus, plus que les autres, si on ne prend pas en compte l’élève, l’état de ses savoirs et de ses compétences, sans doute aussi sa motivation et sa capacité à s’engager dans les apprentissages. Ce qui ramène à ma mémoire cette autre anecdote. Alors que j’exerçais des fonctions qui me tenaient éloigné des classes et des enseignants, le délégué des parents d’élèves de la classe de première dans laquelle était notre fils, vint me rencontrer pour me faire part du désarroi des parents en présence des résultats catastrophiques des élèves en mathématiques : la moyenne des notes de la classe ne dépassait jamais 8, elle descendait parfois à 4/20. Je pris donc rendez-vous avec le proviseur de ce lycée qui m’expliqua que la professeure était remarquable, professeure agrégée « elle faisait tout pour faire progresser les élèves ». Je me revois lui demander s’il connaissait le maniement des marionnettes à fil, quand on connaît on sait que si les fils ne sont pas attachés à la marionnette on n’obtient pas de mouvement. Dans cette classe, en mathématiques, visiblement les élèves présentaient de nombreuses et importantes lacunes. Or, en matière d’enseignement les lacunes sont comme autant de paires de ciseaux qui auraient coupé les fils rendant ainsi totalement inefficace le travail du marionnettiste. Si le marionnettiste n’a pas observé ses marionnettes il risque fort de s’escrimer en vain.

Si j’écrivais une fable je terminerais ainsi : rien ne sert de travailler beaucoup si on ne sait pas d’où on part, si donc on n’a pas observé les élèves avant de construire sa démarche pédagogique.




[1] L’expression « face aux élèves » donne l’image, et sans doute aussi le sens à la pratique pédagogique, d’une confrontation là où il ne doit y avoir qu’échange et partage.
[3] Garcia S. et Ollier A-C, Réapprendre à lire, 2017, Seuil.
[4] Ibd.

lundi 18 mai 2020

Récits d’école (1) : un vécu

En suivant, « jadis », les cours de Philippe Meirieu j’ai découvert l’école et l’éducation à travers de nombreux romans : la ville dont le prince est un enfant (Montherlant), le sagouin (Mauriac), le désarroi de l’élève Torless (Musil)… Bien évidemment j’avais lu Poil de Carotte (Jules Renard) sans y voir quoi que ce soit qui puisse intéresser l’éducation, mais j’étais adolescent. J’étais encore adolescent lorsque je lus le meilleur des mondes (Huxley) et je n’y vis rien qui intéressa l’éducation ; il fallut, quelques années plus tard sous la direction de Philippe Meirieu, que je me replonge dans ce livre pour, à l’occasion de la composition d’un exposé, j’y trouve toute sa valeur en matière de réflexion sur l’éducation.

Au-delà de l’enseignement de Philippe Meirieu dans le cadre de la philosophie de l’éducation, cette approche des problématiques liées à l’éducation et à l’école à travers la littérature romanesque m’avait passionné et continue de le faire parce qu’elle apporte une vraie dimension affective montrant ainsi la nature, l’ampleur et la profondeur de la relation de l’enfant, puis de l’élève, avec ces univers qui l’enveloppent, le plus souvent malgré lui.

Durant ma vie professionnelle c’est surtout la littérature « scientifique[1] » qui a absorbé mon temps y compris celui consacré au loisir, maintenant l’âge de la retraite ayant sonné j’ai renoué avec cette passion de la lecture qui m’avait tant accaparé durant mon enfance et mon adolescence : je dévorais les livres dès que je sus lire. Je retrouve les délices de la flânerie entre les lignes, autour des mots, les senteurs et les images distillées par l’auteur, je vis au rythme des personnages, les approuvant, les contredisant, les aimant ou les détestant. Ainsi, tous les matins je consacre une heure trente ou deux heures à la lecture ou à la relecture de romans, de biographies reléguant les ouvrages scientifiques au temps de l’après-midi.

C’est ainsi que j’ai redécouvert le passage, oublié et plus probablement qui à l’époque n’avait pas retenu mon attention, sur l’éducation dans Le crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France que j’ai publié la semaine dernière. Au moment de déposer ce morceau de littérature sur le blog m’est revenu à l’esprit ce que Stephan Zweig, dans la biographie qu’il lui consacrât, écrivit concernant la scolarité du jeune Balzac. Sans doute y reviendrai-je un jour. Pour l’heure continuant mes pérégrinations chez Zweig dont j’avais lu quelques nouvelles, je découvre son « autobiographie », le terme est mal choisi mais il n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce qu’est vraiment Le monde d’hier[2] qui, allant bien au-delà de la vie de l’auteur, apporte des éléments d’analyse sur les époques que Zweig a traversées.

Parlant de son enfance il consacre de savoureux passages à l’école dans un chapitre éponyme l’école au siècle passé. Permettez que j’en donne quelques extraits. Mais auparavant resituons l’œuvre de Zweig dans son époque. Stephan Zweig est né en 1881, il est le fils d’un industriel et vit dans une famille bourgeoise de la Vienne autrichienne de la fin du XIXe siècle.

« Il allait de soi qu’après l’école primaire on enverrait au lycée. Dans toutes les familles fortunées, on tenait, ne fusse que dans l’intérêt des relations sociales, à avoir des fils « cultivés » ; on leur faisait apprendre le français et l’anglais, on les initiait à la musique, on engageait d’abord des gouvernantes, puis des précepteurs chargés de leur enseigner les bonnes manières. Mais seule la formation « académique », qui ouvre les portes de l’université, conférait toute sa valeur un jeune homme en ces temps de libéralisme « éclairé ». »
« Or cette voie qui menait à l’université était assez longue et n’avait rien de rose. Pendant son temps à l'école primaire et au lycée, il fallait passer cinq à six heures par jour sur les bancs de la classe, puis, une fois l’écho terminé, faire ses devoirs, et aussi – ce qu’exigeait la « culture générale » – apprendre le français, l’anglais et italien, à côté du latin et du grec qui s’enseignaient en classe ; en tout cinq langues à quoi s’ajoutaient la géométrie et la physique et toutes les autres disciplines scolaires. C’était plus que trop, et cela ne laissait presque aucune place pour les exercices corporels, les sports et les promenades, ni surtout pour les plaisirs et les divertissements. »
« Et j’éprouve toujours une impression d’invraisemblance quand j’observe avec quel abandon les enfants d’aujourd’hui bavardent avec leur maître, presque égal à égal, quand je les vois courir à leur école sans manifester aucune crainte, au lieu que nous vivions dans le sentiment de notre insuffisance, car je vois qu’ils peuvent exprimer ouvertement, tant à l’école qu’à la maison, les vœux, les inclinaisons de leur jeune âme curieuse – en créatures libres, indépendantes, naturelles –, au lieu qu’à peine franchi le seuil du bâtiment détesté il nous fallait en quelque sorte courber en nous-mêmes pour ne pas donner du front contre le joug invisible. L’école était pour nous la contrainte, la tristesse, un lieu où nous devions ingurgiter en portions exactement mesurées « la science de ce qui ne mérite pas d’être su », matières scolaires ou rendues scolaires dont nous sentions qu’elles ne pouvaient pas avoir le moindre rapport avec le réel ou avec nos centres d’intérêt personnels. Ce que nous imposer l’ancienne pédagogie, c’était un apprentissage morne et glacé, non pas pour la vie, mais pour lui-même. »
« Non qu’en elles-mêmes nos écoles autrichiennes eussent été mauvaises. Au contraire, ce que l’on appelait « le plan d’études » avait été soigneusement élaboré après un siècle d’expérience », et s’il nous avait été enseigné de manière à stimuler, ce programme aurait pu constituer la base d’une culture fructueuse et universelle. Mais c’est justement le respect rigoureux du « plan » et la schématisation desséchante qu’il entraînait qui rendait nos heures de classe abominablement arides et sans vie ; l’école était une froide machine à enseigner, jamais réglée sur l’individu et n’indiquant qu’à la manière d’un distributeur automatique – par les mentions « bien », « passables », « insuffisant » – dans quelle mesure nous avions satisfait aux « exigences » du plan d’étude. Ce manque d’amour humain, cette froide personnalité et ce régime de caserne nous graissait à notre insu. »
« Nous étions assis par deux comme des galériens sur des bancs de bois assez bas qui nous courbaient la colonne vertébrale, et nous y demeurions jusqu’à en avoir des douleurs dans les os ; en hiver, la lumière bleuâtre des becs de gaz à flamme nue vacillait par-dessus nos livres ; en été, au contraire, les fenêtres étaient soigneusement masquées par des stores pour éviter que le regard rêveur ne prît plaisir à contempler le petit rectangle ciel bleu. […] J’ai suffisantes dix minutes de récréation dans un préau étroit placé au milieu de ces quatre ou cinq heures de mobilité ; deux fois par semaine, on nous conduisait au gymnase où, toutes fenêtres soigneusement closes, nous marchions pesamment en rond, sans but, sur le plancher d’où chacun de nos pas soulevait de gros nuages de poussière ; on avait ainsi satisfait l’hygiène, l’État s’était acquitté de son « devoir » envers nous en matière de mens sana in corpore sano. »
« Il serait erroné de croire que ce déplaisir que je prenais à l’école concernait personnel ; je ne puis me souvenir d’aucun de mes camarades qui n’eût senti avec répugnance que les meilleures de nos curiosités et de nos intentions étaient entravées, réprimées, étouffées par l’ennui. Mais c’est seulement beaucoup plus tard que je pris conscience que cette méthode d’éducation sans amour et sans âme n’était pas imputable, par exemple, à la négligence des pouvoirs publics, mais il s’y exprimait bien plutôt une intention déterminée, encore que soigneusement dissimulé. […] Ainsi l’on n’avait point de raison de nous rendre agréable aux années d’école ; nous devions mériter d’abord, du fait de ce freinage permanent, par une attente patiente, les divers âges de la vie qui prenait une tout autre valeur aujourd’hui. »
« Seul ce singulier esprit explique que l’État exploita l’école comme un moyen d’assurer son autorité. Notre éducation de l’étendre avant tout à nous faire respecter l’ordre existant comme le plus parfait, l’opinion du maître comme infaillible, la parole des pères comme irréfutables, et les institutions de l’État comme ayant une valeur absolue et éternelle. Une deuxième maxime fondamentale de cette pédagogie, on appliquait aussi dans les familles, était que les jeunes gens ne doivent pas avoir la vie trop belle. »
« Quand, déjà au lycée, nous avions rapporté à la maison une mauvaise note dans quelques matières secondaires, on nous menaçait encore de nous retirer de l’école et de nous mettre en apprentissage pour nous faire apprendre un métier manuel – la pire menace qu’on put formuler dans le monde bourgeois : celle d’une déchéance, leur retour au prolétariat. »


Chacun jugera ces extraits de textes à l’aune de ces convictions éducatives et pédagogiques. Donc, je n’en ferais aucune analyse, je me contenterai de relever que de telles narrations permettent, au-delà de toute investigation scientifique ou – plus moderne – neuroscientifique, de réfléchir à ce qu’est et à ce que devrait être l’éducation. Là, chacun est à même de dire que ce qui était courant du temps de Zweig (il était entré à l’école primaire en 1888) n’est plus aujourd’hui. Si l’on peut faire ce constat n’est-ce pas parce que des pédagogues ont, jadis, réfléchi à l’éducation est infléchi le cours de ses méthodes ? Alors, qu’un ministre fustige les pédagogues qu’il surnomme les « pédagogistes », ne relève que d’une ignorance totale de l’histoire de l’école, d’un manque de culture et d’un profond mépris autant pour les enseignants que pour les élèves, et montre une vue seulement techniciste de l’éducation.



[1] On entendra par scientifique la philosophie, les sciences dures, la psychologie, la médecine et la sociologie, etc.
[2] Stephan Zweig, le monde d’hier, Livre de Poche, 1993 (le livre a été écrit en 194. Zweig s’est suicidé avec son épouse en 1942.)

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