Le numéro de juillet 2019 de la revue Sciences Humaines
nous livre un article intéressant de Hugo ALBANDEA : « Parlez-vous
english ? ». Dans ce court article le journaliste fait une
synthèse d’un rapport du CNESCO (conseil national d’évaluation du système
scolaire) dans lequel il est souligné que les élèves français n’ont qu’un
niveau extrêmement médiocre en langue étrangère. Mais, « Le ton n’est
pas alarmiste. D’abord, les auteurs rappellent que les élèves français ont progressé
depuis les dernières enquêtes de 2004 et 2010. D’autre part, le travail
des professeurs n’est pas remis en cause : ces derniers passent en moyenne
une heure de plus par semaine que leurs collègues à préparer leur cours. »
indique le journaliste.
L’enseignement des langues vivantes n’étant pas, ici, mon
propos je n’en dirai que deux choses : l’extrême rareté des innovations
pédagogiques dans cet enseignement, et son indigence dans le premier degré. La
confrontation des enfants avec une langue étrangère à l’école maternelle, lieu
d’appropriation du langage, est quasi inexistante, et à l’école élémentaire on
relève une pauvreté de contenu, de temps consacré et bien sûr d’innovation
pédagogique. Tout cela s’explique par un défaut de formation des enseignants du
premier degré, et pour ce qui concerne l’innovation pédagogique par le manque
de capacité des enseignants à innover accru par le poids de la double
hiérarchie que constituent les pratiques – vraies ou supposées — d’inspection
et les programmes scolaires encore trop injonctifs. Alors, dans ce contexte que
veut dire « travailler plus » ?
D’après le CNESCO les professeurs de langue vivante
consacreraient une heure de plus que leurs collègues à préparer leurs cours.
Soit, mais est-ce une heure efficace ? Lorsque je recevais, en début
d’année, les jeunes professeurs des écoles affectés dans la circonscription
dont j’avais la charge je leur disais deux choses :
-
« Vous travaillez trop. »
-
« Être
enseignant c’est comme être un funambule sur un fil sans balancier dans
les mains. »
Parmi des élèves dans une classe (je préfère ça à
« être face à des élèves »[1])
on ne sait jamais qu’elles vont être les réactions comportementales et
d’apprentissage. Celui qui ose s’aventurer à affirmer qu’il sait comment les
élèves vont recevoir et appréhender son discours pédagogique prend le risque
d’ouvrir grand la porte à « l’échec scolaire ». Tout au plus peut-on
savoir à l’aide de la didactique et de la psychologie comment les élèves
appartenant à un cylindre central d’une courbe de Gauss vont réagir à cet
apprentissage, mais qui connaît une telle courbe sait qu’il y a, de part et
d’autre du cylindre central, des extrêmes dont on ne peut pas mesurer a priori
l’attitude qu’ils auront.
Alors, l’enseignant doit préparer ses cours en tenant compte
du « cylindre central » décrit par la didactique mais aussi en étant
inventif pour mettre à la disposition des enfants « des écarts » des
dispositifs différents d’entrée dans les apprentissages. Ces dispositifs
différents seront novateurs ou pas, ce n’est pas là la question ;
l’essentiel ce n’est pas la méthode mais l’adéquation entre la méthode et
l’élève. L’essentiel en matière d’enseignement c’est d’être capable de mettre
en œuvre une méthode qui permette à l’élève, dans son individualité, d’accéder
à la connaissance. Jean-Jacques Rousseau écrivait qu’il n’y a pas de bonne et
de mauvaise méthode, il n’y a que de bon et de mauvais maître, et cela me
rappelle une anecdote du temps où j’étais « élève inspecteur ».
On nous avait envoyés visiter une
classe de CM2 pour observer une leçon (maintenant on dit séance) de
mathématiques. J’allais donc, en ce printemps 1995, rendre visite à un
instituteur (ça se disait encore comme ça) dont je vis bien qu’il allait d’un
pas vaillant vers une retraite proche. La classe dans laquelle il officiait
avait un air d’image d’Épinal : cartes de géographie aux murs, frise des
chiffres, affiches avec les tables de multiplication… et une estrade supportant
un vieux bureau devant un tableau noir. Lui-même portait une blouse grise et
tenait en mains une baguette dont il se servait pour montrer au tableau. En
somme c’était une classe à l’ancienne, désuète mais tellement chaleureuse. La
leçon portait sur la division, l’approche pédagogique était classique voire
traditionnelle, à tel point que lorsque je narrai cette observation nos formateurs
comme mes camarades me trouvèrent exagérément bienveillant avec un enseignant
« ringard » et une méthode trop « ancienne ». Lorsque je
dis comment j’avais félicité cet enseignant on me traita de laxiste.
Je veux bien être laxiste si cela consiste à féliciter celui
qui fait apprendre aux élèves, à tous les élèves, à chacun des élèves. Dans
cette classe c’était le cas où l’instituteur, sans rien enlever de son temps
aux autres élèves, en passait beaucoup à côté de Léon qui semblait rencontrer énormément
de difficultés. Lorsque j’interrogeais Léon à la suite de la leçon je vis qu’il
avait compris, certes c’était incertain et hésitant mais l’instituteur ne
manquerait pas de consolider l’édifice monté en commun (en communion) entre le
maître et l’élève. Ce fut sur ce point que porta notre échange, pas sur la
méthode.
On voit bien que si cet instituteur n’avait pas beaucoup
travaillé à maîtriser les contenus d’enseignement et leur didactique, il
n’aurait pas pu accompagner cet élève. Sans ce travail de préparation il
n’aurait pas su trouver l’astuce pour différencier, mais en plus de son travail
préalable à la séance il a mis en œuvre deux fondamentaux de l’acte
d’enseigner : observer et oser.
Quand on enseigne il faut oser prendre des chemins de
traverse, des routes disjointes de la voie centrale, des libertés pédagogiques
qui font sortir d’une norme pédagogique ressassée par des ayatollahs de la
pédagogie. Rousseau écrivait[2] :
« Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de
gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. » C’est
l’élève qui doit faire, le maître étant là pour le guider, l’encourager, le
soutenir et lui fournir les matériaux nécessaires à l’apprentissage. Pour cela
l’enseignant doit observer l’élève en action : comment apprend-il, quelles
erreurs commet-il et pourquoi les commet-il. Là, je me souviens (j’étais encore
instituteur) de cette élève de 4e de SEGPA dont les collègues
disaient qu’elle ne comprenait pas les énoncés. Ils n’avaient pas observé
qu’originaire d’un pays anglophone d’Afrique si elle maîtrisait bien le
français à l’oral elle ne le lisait qu’imparfaitement. Je découvris, en
discutant avec elle, qu’elle avait été scolarisée dans son pays d’origine mais
que depuis son arrivée en France elle n’avait pas appris le français, si ca
n’est en échangeant avec des camarades. Nous mîmes alors en place un dispositif
d’aide, ce qui me valut une très belle lettre de remerciement… en anglais.
J’ai rencontré beaucoup d’enseignants dévoués qui s’échinent
et s’acharnent à faire progresser ces élèves qui ne progressent pas. Quoi qu’il
en soit de ces situations elles sont toujours vécues par les enseignants comme
un échec. C’est un échec par rapport à eux-mêmes quelle que soit leur vision de
la cause institutionnelle ou de compétence professionnelle ; du coup
l’enseignant est aussi en difficulté (scolaire) comme l’écrivent Garcia et
Olier[3]
à propos des échecs des élèves dans l’apprentissage de la lecture : «… Les
enseignants sont eux-mêmes placés [en échec] par le poids qu’exerce sur le
présent des luttes pédagogiques passées et sans cesse réactivées […]. L’enquête
que nous avons menée pendant 3 ans dans une école primaire éclaire ces
difficultés : sans cesse célébré dans le discours comme ceux qui exercent « un métier difficile et
essentiel », les enseignants sont livrés à eux-mêmes en ce qui concerne
les appuis et le soutien qu’ils peuvent attendre de l’institution pour résoudre
les problèmes qu’ils rencontrent. Mais ils sont aussi surencadrés par la
prescription dans le domaine des démarches pédagogiques. »
Les enseignants sont libres dans leur classe, libres du
choix de leur pédagogie, mais « ils ne sont considérés comme pouvant
faire réussir les élèves que s’ils respectent un espace de possibles
pédagogiques étroitement borné (normes), de sorte qu’ils ignorent ce qu’ils
pourraient gagner – et les élèves aussi — à s’aventurer en dehors de ces bornes[4]. »
En matière d’enseignement, comme d’ailleurs dans bien
d’autres situations, la norme ne doit être qu’indicative : elle répond à
une moyenne, mais on doit s’en écarter en faveur des cas particuliers. Ce
n’est, une fois encore, qu’en observant que l’on peut savoir comment et
jusqu’où s’écarter de la norme.
Inutile donc de travailler plus, plus que les autres, si on
ne prend pas en compte l’élève, l’état de ses savoirs et de ses compétences,
sans doute aussi sa motivation et sa capacité à s’engager dans les
apprentissages. Ce qui ramène à ma mémoire cette autre anecdote. Alors que
j’exerçais des fonctions qui me tenaient éloigné des classes et des
enseignants, le délégué des parents d’élèves de la classe de première dans
laquelle était notre fils, vint me rencontrer pour me faire part du désarroi
des parents en présence des résultats catastrophiques des élèves en
mathématiques : la moyenne des notes de la classe ne dépassait jamais 8,
elle descendait parfois à 4/20. Je pris donc rendez-vous avec le proviseur de
ce lycée qui m’expliqua que la professeure était remarquable, professeure
agrégée « elle faisait tout pour faire progresser les élèves ». Je me
revois lui demander s’il connaissait le maniement des marionnettes à fil, quand
on connaît on sait que si les fils ne sont pas attachés à la marionnette on
n’obtient pas de mouvement. Dans cette classe, en mathématiques, visiblement
les élèves présentaient de nombreuses et importantes lacunes. Or, en matière
d’enseignement les lacunes sont comme autant de paires de ciseaux qui auraient
coupé les fils rendant ainsi totalement inefficace le travail du
marionnettiste. Si le marionnettiste n’a pas observé ses marionnettes il risque
fort de s’escrimer en vain.
Si j’écrivais une fable je terminerais ainsi : rien ne
sert de travailler beaucoup si on ne sait pas d’où on part, si donc on n’a pas
observé les élèves avant de construire sa démarche pédagogique.
[1] L’expression « face
aux élèves » donne l’image, et sans doute aussi le sens à la pratique
pédagogique, d’une confrontation là où il ne doit y avoir qu’échange et
partage.
[3] Garcia S. et Ollier A-C, Réapprendre à lire, 2017,
Seuil.
[4] Ibd.
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