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vendredi 4 novembre 2022

Peut-on parler, en France, d’une politique publique d’accueil des enfants handicapés à l’école ?



 L’inclusion scolaire des enfants handicapés ne fait plus débat depuis la loi du 8 juillet 2013 dite loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République qui grave dans le marbre républicain l’inclusion scolaire. L’annexe au texte de loi qui détaille la programmation des moyens et les orientations de la refondation de l’école de la République indique : « Il convient aussi de promouvoir une école inclusive pour scolariser les enfants en situation de handicap et à besoins éducatifs particuliers en milieu ordinaire. »

 Yves Mény et Jean-Claude Thoenig [1] écrivent qu’« une politique publique se présente sous la forme d’un programme d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou un espace géographique ». Donc il y a bien une politique publique d’accueil et d’inclusion des enfants handicapés à l’école. Je pourrais dire : mon exposé s’arrête là ; je vous remercie.

 Mais dans la mesure où cette politique publique semble ne pas donner satisfaction aux différents acteurs il faut s’interroger sur la question de savoir d’où vient et comment s’est constitué l’objet de cette politique.

 Pierre Muller écrit « qu’il y a une politique publique parce qu’il y a un problème à résoudre ». Donc comment, en quoi et pourquoi la question de la scolarisation des enfants handicapés se présente depuis 40 ans sous la forme d’un problème qui doit être résolu par une (ou des) politique(s) publique(s) alors qu’auparavant la question semblait ne pas se poser. Muller précise que « la mise en place de ces politiques est liée à une transformation de la perception des problèmes. »

 Un regard sur l’histoire permettrait de voir comment la perception de la scolarisation des enfants handicapés a évolué jusqu’à devenir un problème et se constituer en objet politique pour finir par appeler dans les années 1970 une intervention forte des autorités politiques.

 Je ne retracerai pas cette histoire, nous n’en avons pas le temps. Je m’arrêterai cependant sur le XIXe siècle pour lequel Polyanyi a souligné les effets de « dislocation » que l’industrialisation entraîne sur la société. Il apparaît alors une question sociale que l’État doit prendre en charge et qui amènera l’école de Jules Ferry à s’intéresser d’une façon particulière à ceux qui n’arrivent pas à apprendre et à ceux totalement réfractaires aux apprentissages et aux normes imposées par l’école. On sépara les élèves en deux catégories : ceux qui pouvaient bénéficier des bienfaits de l’école et d’autre part les élèves considérés comme des anormaux d’école. Parmi les anormaux d’école on repérait ceux atteints dans leurs facultés intellectuelles (les idiots, les imbéciles, les arriérés) dont on pensait qu’ils pouvaient tirer bénéfice d’un enseignement spécial dans des classes de perfectionnement annexées à l’école créées en 1910. Les autres ceux qui sont atteints dans leurs facultés morales (les imbéciles moraux, les instables, les pervers, les indisciplinés) étaient pris en charge dans des institutions spécialisées ou dans un asile psychiatrique.

 Les politiques scolaires de cette époque organisent les ruptures entre types d’enfants et entre types d’institutions. Ainsi, les politiques publiques constituent le problème de la prise en charge des enfants handicapés en termes de secteurs d’intervention où chaque secteur érige ses propres objectifs comme à propos de qualification des personnels en demandant la création d’un diplôme d’état d’éducateurs spécialisé (1967). Les lois de 1975 et de 2005 ne supprimeront pas la sectorisation apparue au XIXe siècle et cela malgré la montée en puissance du courant de pensée initié par un psychiatre américain qui prône la désinstitutionalisation des lieux de soins[2]. Cette sectorisation est aussi confirmée dans la loi de refondation de l’école de 2013 où l’article 7 mentionne la possibilité de coopération entre école et établissements spécialisés.

 On observe donc que l’État a du mal à sortir de la sectorisation créée au XIXe siècle. Pire, la loi de 2005 amplifie la sectorisation en faisant entrer dans le dispositif les professionnels libéraux ce qui ne facilite pas les coordinations autour d’un projet pour l’enfant (élève), et qui a eu comme effet d’accroître le sentiment de non-reconnaissance chez les professionnels des établissements médico-éducatifs et médico-sociaux.

 En rester sur cette observation négative ce serait oublier que l’objet d’une politique publique consiste à modifier l’environnement des acteurs concernés, la perception qu’ils peuvent en avoir et donc leurs conduites sociales. Pierre Muller ajoute que « prendre une décision, c’est déjà mettre en œuvre une politique, dans la mesure où les différents acteurs (partenaires sociaux, citoyens, autres ministères) vont probablement modifier leurs conduites en fonction de cette décision. » Si nous nous référons à la grille d’analyse des politiques publiques de Charles Jones nous interrogerons la loi sous l’éclairage de la 1re étape qu’il décrit : « l’identification du problème qui est la phase où le problème est intégré dans le travail gouvernemental ».

 Dans cette phase d’identification du problème sont associés un ensemble de processus. Comment l’État a associé les processus de perception du problème par les différents acteurs, donc comment a-t-il défini le problème, a-t-il agrégé les différents problèmes secondaires, comment a-t-il pris en compte les incidences sur l’organisation de structures, a-t-il tenu compte de la représentation des intérêts des différentes parties prenantes ?

 Cette phase d’identification du problème permet de définir l’agenda politique qui constitue et qui regroupe l’ensemble des processus par lesquels les décideurs s’emparent d’une question pour construire un programme d’action. Cette phase a‑t‑elle vraiment eu lieu ?

 Peut-être, comme l’écrit Pierre Muller au lieu de concevoir cette politique publique par une série de séquences successives, eut-il été préférable de la bâtir comme un ensemble de séquences parallèles interagissant les unes par rapport aux autres et se modifiant continuellement. En somme et synthétiquement au lieu d’empiler lois et règlements peut-être eut‑il été mieux et plus efficace d’envisager une loi-cadre dans un programme pluriannuel.

 C’est ce que dit le CESE (juin 2020) qui préconise de renforcer le travail collaboratif et la mutualisation des missions entre les établissements scolaires et les établissements et services médico-sociaux (ESMS) pour faire progresser l'inclusion scolaire, la socialisation et l'autonomie des jeunes en situation de handicap. Il s'agit notamment de décloisonner ces deux secteurs par la création de parcours mixtes, de mobiliser davantage l'expertise des professionnels et professionnelles des ESMS, dont la nécessité et les moyens doivent être confortés, au sein des établissements scolaires… » Il aurait donc fallu travailler à une réforme, en parallèle et concomitamment, du secteur scolaire et des secteurs de soins (psychiatrie) et des établissements médico-éducatifs et médico-sociaux.

 

 

 

 



[1] Yves Mény et Jean-Claude Thoenig, politiques publiques, Paris, Puf, 1989

[2] à la suite des travaux du sociologue Erving Goffman qui montraient le caractère totalitaire du fonctionnement quotidien de certaines institutions hospitalières qui imposent leurs propres rythmes et circuits à des individus vingt-quatre heures sur vingt-quatre au mépris des droits individuels.

samedi 22 janvier 2022

Ecole et handicap : merci Monsieur Zemmour ?

 


Que l’on ne se méprenne pas, et c’est tout le sens du point d’interrogation du titre, je pense avec force et vigueur que les propos de M. Zemmour sont indignes, innommables et émanent d’une philosophie rétrograde. Toutefois, il faudrait s’interroger sur pourquoi nous entendons ces propos comme plus indignes que ceux qui désignent les réfractaires à la vaccination comme devant perdre leur statut de citoyen...

Cependant les propos d’E. Zemmour ont eu pour effet de mettre le handicap en lumière dans le débat politique du moment. Cependant la lumière fut faible et bien vite elle s’est éteinte. Chacun est reparti vers ses occupations électorales, fier d’avoir caqueté avec le troupeau mais de volonté d’agir il n’y eut pas faute de vouloir analyser la situation de l’inclusion scolaire. Or la France est très loin d’appliquer les prescriptions qu’elle s’est imposées par les lois de 1975 dite d'orientation en faveur des personnes handicapées et de 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Combien d’écoles, de collèges et de lycées sont accessibles ? Combien de moyens de transport en commun sont accessibles ? Combien de trottoirs, aujourd’hui envahies par les terrasses des cafés et des restaurants, sont accessibles ? Chacun se gargarise de bonnes paroles, même pas de bonnes intentions. Je ne décrirai pas ici les situations où la loi n’est pas appliquée quand elle n’est pas tout simplement contournée voire annihilée par une nouvelle réglementation comme la loi de 2013 qui mit un coup d’arrêt à l’obligation de mise aux normes d’accessibilité voulues par la loi de 2005, que dire de la conjugalisation de l’allocation adulte handicapé.

À y regarder de près l’inclusion scolaire des élèves en situation de handicap est bien devenue une obsession, un objet hors sol dont on ne doit pas discuter ; car à part E. Zemmour qui, dans notre pays si prompt à se recommander de la philosophie des Lumières, oserait le moindre propos qui pourrait laisser à penser à une mise à distance de la notion d’inclusion. Alors il faut « inclure » et on inclut sans se préoccuper de l’organisation matérielle : on inclut à l’école mais les locaux ne sont pas accessibles, et il n’y a pas de personnel qualifié...

Depuis 1975 l’école a reçu, avec des piqures de rappel régulières, l’injonction d’abord d’intégrer puis aujourd’hui d’inclure les élèves en situation de handicap sans se préoccuper des leçons de l’histoire de la prise en charge des élèves handicapés. Cette histoire, commencée dans les années 1960, est marquée dans un premier temps par la volonté des parents et de quelques professionnels du secteur médico-éducatif de sortir ces enfants des établissements désignés comme étant des lieux d’enferment social, on a alors transformé une partie des places d’internat en places d’externat où les enfants devenus externes continuaient à être accueillis. Puis il y eut les premières expériences d’externalisation de classes d’établissements. L’Éducation nationale s’est tenue à l’écart de cette évolution jusqu’à la loi de 1975 qui prenait à son compte ce mouvement et avait prévu l’accompagnement de ce transfert vers les écoles « ordinaires » notamment en créant des services, à partir du personnel des établissements « libérés » par la fermeture des places d’internat, qui avaient pour mission d’accompagner les enfants dans leur insertion dans les écoles ordinaires et de leur apporter l’équivalent de services et de soins dont ils bénéficiaient dans les établissements.

Aujourd’hui, ces services ont vu, comme tous les établissements du ministère de la santé, leurs capacités de prise en charge considérablement diminuer et n’ont plus la capacité d’apporter une aide efficace aux enseignants qui, en plus de ne pas être formés, se retrouvent isolés dans leur classe. Parfois, l’élève bénéficie d’un accompagnement par un accompagnant d'élèves en situation de handicap (AESH) contractuel sous statut précaire et avec un ersatz de formation là où dans les établissements il y avait des enseignants spécialisés, des éducateurs spécialisés, du personnel paramédical... Qu’est-ce que les élèves en situation de handicap ont réellement gagné dans ce transfert ? Les parents qui voient la scolarité de leur enfant, dans le système actuel, remise en cause chaque année, qu’ont-ils gagné, eux qui sont quotidiennement tellement mis émotionnellement à contribution ?

 L’inclusion scolaire pour laquelle nous nous sommes battus, consiste aujourd’hui à accueillir coûte que coûte mais sans que ça coûte ces enfants dans les écoles ordinaires, peu importe la qualité du service rendu à l’enfant et à sa famille. Non, l’inclusion scolaire conduite par le ministère de l’Éducation nationale n’est pas vraiment une réussite, tout au plus est-elle une obsession maniaque comme souvent il y en a dans l’Administration, marquée par le principe de « quantité » plus que par celui de « qualité ».

mardi 28 septembre 2021

« L’école inclusive » : Évolution des concepts et des politiques de l’adaptation et de l’intégration scolaires

 Texte d'une conférence que j'ai donnée à Caen le 2 octobre 2006 à propos de L'Évolution des concepts et des politiques de l’adaptation et de l’intégration scolaires .


 



A)    un peu d’histoire pour comprendre l’évolution

 

En 1975 Philip WOOD, médecin rhumatologue et épidémiologiste, tente d’élever le concept de handicap pour l’émanciper des définitions courantes de l’époque. Plus exactement il voulait que « handicap » passe du statut de notion à celui de concept, ce faisant il espérait que le handicap se détache de l’idée du désespoir lié aux troubles engendrés par une santé défaillante. Sans doute, dit l’histoire, était-il marqué par cette phrase de William Shakespeare dans Hamlet : « l’homme que le hasard ou la nature a marqué, pourquoi faut-il que toutes nos autres vertus en soient obscurcies dans le regard de l’autre ? ». Dès lors, la personne handicapée est-elle égale à moi ? Puis-je réparer ou compenser ses défaillances ? Mais, comme l’indique Elisabeth Zucman[1], la saisie du handicap, notamment à travers un concept scientifique, s’accompagne d’une « simplification réductrice de la personne ». C’est dans ce champ réflexif que s’opposent les dénominations « personne handicapée » et « personne en situation de handicap ». Cela est bien marqué dans la classification internationale du handicap de l’Organisation Internationale de la Santé où, finalement, les conséquences des maladies et des accidents sont mises en forme pour constituer des catégories de handicaps. La France a repris à son compte cette démarche avec l’arrêté du 4 mai 1988 (ministère de la santé) créant « une nomenclature des handicaps » et pour l’éducation nationale l’arrêté du 9 janvier 1989 instituant « une nomenclature des déficiences, incapacités et désavantages ».

 

Le concept de handicap naît donc de la proximité, ou comme dirait Husserl, de la conscience qu’on a de l’autre à la fois comme autre et comme « un soi » identique sinon égal. Il faut alors briser l’appartenance à des catégories différentes d’humains ; mais ce qui est différent de nous est-il nous ? Nous devons passer de la perception que nous avons de l’autre à la conscience que nous pouvons en avoir ; faire de l’alter un alter ego. Cet être qui est face à moi est autre et « même », où j’entends « même » comme plus unificateur que « semblable ». C’est donc le statut de l’altérité qui est mis en jeu dans la situation de handicap. Dans les temps les plus anciens, disons jusqu’au 16e siècle, les échanges étaient rompus : les disgraciés étaient rejetés hors de l’humain. Pour autant ils appartenaient à l’humanité et la société les tolérait parce qu’une distance de droit s’instaurait naturellement. Il était admis que par nature tous les hommes n’étaient pas égaux, ce qui n’empêchait pas le vivre ensemble voire avec une proximité difficilement admissible de nos jours. C’est l’exemple de la marquise qui pouvait se baigner nue devant son valet ; l’écart naturel de droits faisait que l’une et l’autre n’étaient que des alter et ne pouvaient pas être des alter ego. Pour appartenir à la même humanité, encore qu’il faudrait discuter la proposition plus en profondeur, ils étaient membres de catégories remarquablement étrangères, tellement étrangères qu’elles ne pouvaient même pas se voir, moins encore se rencontrer. Ainsi, l’infirme n’était-il qu’infirme et donc réputé « irrécupérable ».

 

Le 18e siècle voit naître un nouveau paradigme, celui de l’égalité entre les hommes, entre tous les hommes, face au droit. C’est la période de l’individualisme démocratique de Jean-Jacques Rousseau : le contrat social fait de la loi l’expression de la volonté générale, donc la ruine de la transcendance. La notion de différence par nature disparaît. Là n’est pas une moindre chose pour les infirmes : eux chez qui l’essentiel de ce qui fonde l’humain, la capacité de relation avec autrui apparaît comme absente ou affectée. Désormais cette capacité est considérée comme virtuellement conservée au seul fait qu’ils sont envisagés comme « humains » à part entière. Dès lors, s’ils sont humains et qu’il existe une possibilité de relation, l’inclusion dans la société des hommes devient possible. En même temps les pédagogues appellent à prendre en compte la spécificité de l’enfance et à voir dans l’activité des sujets le moteur de toute éducation. Les individus sont donc autonomes et capables d’initiative. De là naîtra le principe d’éducabilité mis en évidence par Victor Voisin en 1835 dans son projet d’établissement orthophrénique. Pour autant, si les infirmes, disgraciés, autres débiles et fous rejoignaient l’humanité et qu’on leur reconnaissait à la fois le droit et la capacité à apprendre, ils n’en étaient pas moins marginalisés dans des institutions spécifiques. Par exemple et en raccourci, Alfred Binet pouvait à la fois dire : « le développement optimal des aptitudes est d’abord l’aptitude à apprendre » et proposer la création des classes de perfectionnement. Mais était-ce si antagonique qu’il y paraît ?

 

Désormais, l’altérité ne peut plus se comprendre ailleurs qu’à l’intérieur de l’ordre humain. L’hétérogénéité de la société qui en découle doit pouvoir être réductible en droit, ce qui oblige à des définitions pour mobiliser les types d’aides adaptées. Il faut donc définir le handicap, mais définir le handicap oblige à des ruptures et à des réductions. Jadis, il y avait une confusion de la maladie et de la déficience prise dans une acception très large. Au début du 19e siècle, avec la naissance de la psychiatrie et l’abandon de « l’aliénisme », le dément devient curable. Il n’est plus un aliéné, c’est-à-dire celui qui a perdu son humanité, mais il devient un malade mental. Il va alors se produire une désarticulation entre maladie et handicap qui sont considérés comme étant de natures différentes et hiérarchisables. Gladys Swain rappelle dans un article paru en 1982 qu’on considérait que la folie est un trouble acquis donc réversible, mais que l’idiotie n’est pas une maladie mais un état. On devient malade[2], on naît idiot. En ça elle reprend des définitions comme celle du psychiatre Esquirol qui déclarait que « l’idiotie n’est pas une maladie, c’est un état, on ne conçoit pas la possibilité de changer cet état », ou celle du célébrissime dictionnaire de Monsieur Émile Littré dans lequel on peut lire que la maladie est un fait qui s’opère alors que l’infirmité est un fait accompli.

 

Avant d’aller plus loin, rappelons-nous que le mot handicap est apparu vers 1927 pour désigner la charge qu’on ajoutait au meilleur cheval afin de le mettre à égalité de ses congénères en course. Pour reprendre l’expression de Bernard Charlot, on désavantageait le cheval avantagé. Au-delà de la boutade, B. Charlot marque, concernant les hommes, qu’il s’agit avant tout de reconnaître le désavantage d’une personne en position de faiblesse. Comme pour le cheval il faudra compenser le désavantage mais pas en pénalisant le plus avantagé. Hors de question de pénaliser les « bien portant », donc il faut compenser le désavantage. Le risque est alors de se fixer plus sur la chose compensatoire que sur l’individu, car c’est bien, dans l’exemple des courses de chevaux, le poids supplémentaire imposé qui est le handicap. Il y a donc un travail à faire pour passer de la chose compensatoire à ce qui doit être compensé et au-delà prendre en compte la personne. C’est-à-dire qu’on va regarder la personne en difficulté et on va s’intéresser à ce qui lui fait défaut. C’est ce manque qui va constituer le handicap. Henri Jacques Sticker professe que cette évolution, ayant entraîné une ouverture des opinions, a permis d’envisager le passage du manque à la personne elle-même et devrait conduire à ce qu’on ne parle plus que « de personne en situation de handicap ».

 

Cette évolution sémantique se voit dans celle de la législation où, pour la première fois en 1957, apparaît le mot handicap dans la loi du 23 novembre 1957 organisant le reclassement des travailleurs handicapés. Le mot se substitue à mutilé et à invalide. En 1967 le rapport Bloch-Lainé étudie le problème général de l’inadaptation des personnes handicapées. La notion d’inadaptation apparaît et en même temps elle semble recouvrir celle de handicap. En 1969, René Lenoir publie son livre « les exclus[3] » dont la quatrième de couverture est ainsi libellée : « deux millions de handicapés physiques et mentaux, plusieurs millions de personnes âgées invalides, trois à quatre millions d’inadaptés sociaux. Soigner, guérir mais surtout prévenir. » Évolution des regards, évolution des mots, évolution des façons d’être… un long cheminement qui conduira à la loi de juin 1975 dite loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, suivie de celle de juillet 1975 relative aux institutions sanitaires et sociales. Mais là, alors qu’on s’attendait à ce qu’il le fût, le handicap n’est pas défini. On considère que handicap s’applique aux personnes porteuses de déficience et c’est aux commissions[4] d’identifier et de « reconnaître » les personnes handicapées comme si elles décernaient un label. Simone Veil, ministre de la santé, expliqua au Sénat les raisons du refus de définir par la loi le handicap : « la raison fondamentale de cette option est que la notion de handicap doit rester, si l’on veut précisément éviter des exclusions dans l’avenir, très évolutive, et s’adapter aux situations qui pourraient se présenter ultérieurement. ». Ainsi la notion de handicap, plus peut-être que le concept pour les scientifiques, demeure assez floue et la personne handicapée demeure l’objet de représentations disparates. En définitive, sans doute en raison de la clarté du concept, c’est le modèle biomédical qui l’emporte où le handicap est conféré à invalidité et infirmité. C’est ce que Wood rapporte, à la même époque, à déficience et incapacité. Toutefois, parce que la loi impose une révision périodique des dossiers des personnes handicapées, le handicap est considéré ipso facto comme évolutif. Les aides apportées favoriseront l’évolutivité dans le sens d’une amélioration des conditions de vie. En conséquence le handicap apparaît comme indépendant de l’être tout en appartenant à la personne. Le sujet reconquiert son autonomie ce qui permettra son intégration pleine et entière à la société.

 

 

B)    un regard sur « l’international »

 

Ce regard sur l’international n’est pas une étude de systèmes comparés. Il veut plus simplement apporter quelques points de repère pour tenter de comprendre l’évolution des mentalités. Ainsi nous parcourons quelques textes français qui ont eu une portée internationale et quelques textes d’instances internationales (ONU et « Europe »).

 

Tout d’abord il faut se souvenir de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 dans la mesure où elle porte en germe l’idée d’un droit international puisqu’elle s’est vue conférer une portée universelle. En France c’est un texte à validité juridique supérieure, de niveau constitutionnel. Il faut en retenir essentiellement deux articles :

    • art 1er : les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit.
    • art 4 : la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

 

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 qui n’a pas de validité juridique, était plus radicale que la précédente dans la mesure où pour ses auteurs l’égalité et la liberté qui ne seraient rien sans la solidarité. C’est ce qu’expriment les articles suivant :

    • art 21 - droit à l’assistance :
      • les secours publics sont une dette sacrée,
      • le droit au travail : la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.
    • art 22 - le droit à l’enseignement :
      • l’instruction est un besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

 

Parmi la multitude des textes je retiens la Déclaration de la Société Des Nation faite à Genève le 26 septembre 1926, parce qu’elle est la première déclaration des droits de l’enfant. Cependant elle est très minimaliste puisque le droit à l’éducation n’y est pas évoqué. Mais c’est l’acte fondateur d’un droit international spécifique à l’enfant.

 

La Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU du 10 décembre 1948 pose les principes d’un droit international et elle fait force de loi en France.

 

Pour mémoire il faut citer la Déclaration des droits de l’enfant du 20 novembre 1956 mais elle n’a pas été ratifiée par tous les pays et elle ne fait pas force de loi en France. En outre elle est dépassée par la convention sur les droits de l’enfant de 1989 qui, elle, a force de loi en France à l’exception des remarques faites par ce pays.

 

Plus marquante pour notre sujet, il faut citer la Déclaration des droits du déficient mental de l’ONU du 20 décembre 1971 ; mais ce n’est qu’une déclaration et pas une convention donc elle ne s’impose pas. Quatre ans plus tard, 9 décembre 1975 l’ONU posa dans une déclaration le principe de la reconnaissance des droits des personnes handicapées. C’est une déclaration donc elle ne s’impose pas. Toutefois il faut retenir qu’elle se substitue à celle de 1971 en l’élargissant au-delà du handicap mental. Ces deux déclarations sont les prémisses du Programme mondial d’action concernant les personnes handicapées de 1982. Il s’agit cependant plus d’une déclaration forte que d’un véritable programme. Toutefois retenons qu’il y est écrit que « le handicap est donc fonction des rapports des personnes handicapées avec leur environnement. Il surgit lorsque ces personnes rencontrent des obstacles culturels, matériels ou sociaux qui les empêchent d’accéder aux divers systèmes de la société qui sont à la portée de leurs concitoyens. Le handicap réside donc dans la perte ou la limitation des possibilités de participer sur un pied d’égalité avec les autres individus à la vie de la communauté. », et que « Pour que soit atteint l’objectif « pleine participation et égalité », il ne suffit pas de prendre des mesures de réadaptation en faveur des personnes handicapées.  […] Les services supplémentaires éventuellement nécessaires aux personnes handicapées devraient, dans toute la mesure du possible, être intégrés à l’ensemble des services assurés au plan national.  […] Le principe de l’égalité des droits des personnes handicapées et des personnes non-handicapées implique que les besoins de chaque individu sont d’égale importance, que ces besoins doivent être pris en considération dans la planification de nos sociétés et que toutes les ressources doivent être mises en œuvre pour assurer à tous les individus une participation égale. ». Ainsi, le texte introduisit la notion « d’égalisation des chances dans l’enseignement en remarquant que dans l’ensemble les enfants handicapés avaient peu d’accès à l’enseignement notamment parce que le personnel d’éducation se rend mal compte des possibilités des personnes handicapées et que ce processus est augmenté du fait d’un manque de lois spécifiques qui traiteraient des besoins particuliers des personnes handicapées.

 

La Déclaration de Jomtien sur l’éducation pour tous en 1990 (UNESCO) prend en compte le cas des élèves handicapés. Elle précède la création des RUEC : règles universelles pour l’égalisation des chances des personnes handicapées de la Déclaration de 1993 que l’Italie et la Suède souhaitaient qu’elle fût une convention internationale fondant ainsi du droit.

 

La Déclaration de Salamanque en 1994 sur les principes, les politiques et les pratiques en matière d’éducation et de besoins éducatifs spéciaux possède un chapitre relatif aux « cadres d’action pour l’éducation et les besoins éducatifs spéciaux ». Les RUEC qui en même temps que leur naissance dans la déclaration de 1993, étaient accompagnés par une résolution pour la mise en œuvre d’un programme, sont ainsi réactivés.

 

Enfin, 2006 voit l’adoption, à l’ONU, d’un traité international relatif à la protection des droits des personnes handicapées dont le secrétaire général, Kofi Annan, dit : « ce texte, premier instrument juridiquement contraignant du 21e siècle ayant trait aux droits de l’homme, marque un tournant important dans la façon dont sera appréhendé le handicap dans tous les aspects de la vie quotidienne et dans la manière de subvenir aux besoins particuliers de quelque 650 millions de personnes handicapées vivant dans le monde. »

 

 

En Europe, nous pourrions écrire une histoire qui suivra à peu près la même chronologie, depuis la convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950. Puis ce fut la charte de Luxembourg de 1996, puis la Résolution du conseil et des représentants des gouvernements des États membres du 20 décembre 1996 concernant l’égalité des chances pour les personnes handicapées. Ces textes possèdent peu ou prou les mêmes contenus et intentions que ceux de l’ONU. La déclaration de Madrid en mars 2002 pour préparer l’année européenne des personnes handicapées de 2003 va peut-être plus loin et serait plus proche du trait onusien de 2006. Elle est une déclaration de consensus du forum européen des personnes handicapées, du conseil de l’Europe, de la présidence espagnole de l’union européenne qui a été signée par 600 participants de 34 pays réunis à l’occasion du congrès européen des personnes handicapées. Il faut y relever deux points principaux :

    • Non-discrimination plus action positive font l’inclusion sociale
    • Abandon de la lecture par « les inaptitudes » au profit d’une lecture par « les aptitudes »

 

Cette même année, pour la première fois en France un président de la République fait « du handicap » un des trois chantiers prioritaires pour la nation.

 

Après la déclaration de Madrid une résolution du conseil de l’Europe du 5 mai 2003 pose le principe de l’égalité des chances pour les élèves et étudiants handicapés dans le domaine de l’enseignement et de la formation ; mais ce n’est qu’une déclaration de principe non contraignante. Cependant un courant est en marche comme en témoigne la résolution du parlement européen sur le handicap et le développement (19 janvier 2006).

 

 

En guise de conclusion je vous propose la déclaration de Mohammed El Khadiri président de l’amicale marocaine des handicapés et 1er président du comité national pour la promotion et la protection des droits des personnes en situation de handicap parue dans le journal marocain Al Bayane le 8/9/2006 : « la convention sous l’impulsion d’ailleurs de plusieurs pays en développement a adopté l’approche de développement inclusif basé sur les droits.

Le développement inclusif se base en principe sur l’action prônée par l’approche des chemins jumeaux qui comprend des initiatives spécifiques pour les personnes handicapées et en même temps considère le handicap comme une question transversale dans tout secteur et action de développement. En, effet, l’approche de développement inclusif permet aux personnes handicapées non seulement de bénéficier, au même titre que tous, des programmes de développement à mettre en place, mais aussi de participer à tout le processus, de la conception à l’évaluation en passant par la mise en œuvre et le suivi. […]

Le développement inclusif, basé sur les droits, affirme désormais que le support dans toutes les actions n’est pas une question d’humanité ou de charité, mais un droit humain fondamental que n’importe quelle personne peut revendiquer. Le cœur de cette approche est la pleine jouissance des droits de l’homme, le droit à une égalité des chances et à la participation dans la société. »

 

La France, bien qu’on l’ait peu vu, s’est complètement inscrite dans cette histoire avec plus ou moins d’ardeur, plus ou moins de retard ou d’anticipation. Pour comprendre l’évolution sociétale et appréhender un changement de paradigme il faut que nous nous essayions à un aperçu de l’évolution récente des concepts et des mots.

 

 

C)    évolution des concepts et des mots :

 

a.       handicapé ou en situation de handicap

On peut remarquer une certaine confusion sur un mot qui se banalise. Par exemple, dans le journal Libération en 1989 on lit « la France rame toujours pour remonter son handicap chômage ». Mais cette banalisation contribue à diminuer la connotation stigmatisante. Dans les pays anglo-saxon le mot handicap est considéré comme dévalorisant et socialement « incorrect » mais on l’a remplacé par disability ; disability avec préfixe « dis » contrairement à « in » montre qu’il s’agit d’un état de déséquilibre qui peut être corrigé. La notion de « situation de handicap » rejoint disability. Peut-être, comme le souhaitais la déclaration de Madrid, vaudrait-il mieux faire progresser la notion d’aptitudes, avec ou sans compensation, que celle d’inaptitude et de désavantage ; à l’image du vocabulaire polonais o* niepe/nosprawny désigne ceux qui ne sont pas totalement aptes, ou encore comme le souhaitent certains milieux italiens qui voudraient changer le mot « disabile » par celui de « altrabile ».

 

b.       de l’intégration à l’inclusion

L’intégration d’une personne, notamment d’un élève, handicapée relève de l’espace charitable parce que dans ce cas rien n’oblige à reconnaître la similitude. C’est sur ce principe que ce fonde la notion d’inadaptation apparue au début du 20ème siècle, notamment pour l’école avec l’émergence de la notion d’anormaux d’école. D’évidence on voit alors poindre des effets de stigmatisation et de discrimination dans la stratégie d’identification de la personne handicapée par le pouvoir administratif et ses représentants. Il apparaît clairement, notamment pour des auteurs québécois, que la définition du handicap et la désignation de la personne handicapée répondaient surtout et avant tout au besoin de différencier des autres citoyens « les ayants droit ou bénéficiaires » des dispositions d’aides sociales. L’intégration décrit donc des processus permettant à un individu d’accéder à une action sociale (l’école par exemple). Mais qu’en est-il de l’appartenance de l’individu au groupe ?

 

La notion d’inclusion dans son opposition à l’exclusion apporte une réponse qui est bien relevée dans la déclaration de Madrid. C’est une notion plus précise et circonstancielle qui met en avant la volonté de tenir compte des différents facteurs qui interviennent à la fois dans ce qui peut exclure mais aussi dans ce qui peut rapprocher. Du coup il y a une mise à l’écart de la notion de normalité et donc, pour ce qui concerne l’école, un refus qu’existent des voies parallèles pour éduquer. On doit donc proposer dans l’école de tous des réponses aux besoins particuliers. La notion d’éducabilité prend ici, dans cette démarche, toute son importance.

 

c.       la notion de besoins particuliers

S’il y a des manques, ce qui est constitutif de la situation de handicap, il y a donc des besoins particuliers pour accéder à l’égalité de droit. Cette notion de besoin particulier tend à adoucir la stigmatisation des individus, mais elle est trop générale car qui n’a pas de besoin y compris particuliers face à telle ou telle situation ?

 

La notion de besoins éducatifs particuliers est apparue dans les pays anglo-saxon dans les années 1970 est s’inscrivait dans le débat autour du concept suédois de normalisation. On la trouve clairement définie dans le rapport Warnock (Angleterre, 1978) qui dénonçait les conséquences négatives d’un étiquetage et exprimait la nécessité d’une démédicalisation du handicap. Il indiquait qu’une définition très situationnelle présente l’avantage d’ouvrir la voie à une stratégie d’action en répondant aux besoins particuliers de la personne en situation de handicap.

 

L’adoption de cette terminologie n’est pas un simple changement de terminologie car le concept s’ancre dans un véritable projet de société dans la mesure où le prendre en compte dans toute sa dimension suppose de faire partager par l’ensemble des acteurs, non seulement de l’institution scolaire mais aussi par ses différents partenaires, une nouvelle compréhension de la mission démocratique de l’école. Une école qui doit être pour tous, qui doit d’abord accueillir chercher à comprendre. . Ensuite elle doit évaluer pour connaître et comprendre l’enfant avec ses acquis et ses besoins pour construire un projet individualisé ce qui permet de créer une dynamique de progrès. Alors il devient indispensable de travailler avec des partenaires.

 

d.      la place de l’usager

Depuis les années 1970, par la reconnaissance du poids du « local » et le « retour de l’acteur » on passe d’une administration prescriptive à une administration de service où on constate une réévaluation de la place de l’usager dans la mise en œuvre des politiques publiques. Plus qu’une restauration du civisme, il faut y voir surtout un moyen pour retrouver une adéquation entre l’action publique et la demande sociale.

 

Parmi les exemples il faut citer, pèle mêle, le décret récent sur la place des parents à l’école, la notion de co-éducation, le « grand débat sur l’école » mais, plus important pour notre sujet, la place et le rôle des usagers dans la MDPH : directe avec les représentants des associations de personnes handicapées et indirecte à travers les élus locaux notamment la présidence de droit attribuée au président du conseil général.

 

e.       la compensation

Elle est le corollaire de l’inclusion marquant que c’est au collectif d’apporter ce qui manque à l’individu pour permettre l’égalité des droits. Que faut-il que la société dans son ensemble, à travers des actions individuelles ou collectives, apporte pour que la personne en situation de handicap puisse être autonome, et il ne s’agit de dire « le plus autonome possible », la loi parle bien d’autonomie même si celle-ci peut avoir des limites.

 

C’est sur le principe universel de non-discrimination que se fonde celui de compensation. Le principe de non-discrimination oblige la collectivité à garantir les conditions de l’égalité des droits et des chances.

 

L’article 11 de la loi du 11 février 1975 est claire : « la personne handicapée a droit à la compensation des conséquences de son handicap quels que soient l’origine de sa déficience, son âge et son mode de vie. […] Les besoins de compensation sont inscrits dans un plan élaboré en considération des besoins et des aspirations de la personne handicapées tels qu’ils sont exprimés dans son projet de vie ».



[1] Zucman E., l’évolution de la notion de handicap, Education et Pédagogie, CIEP 9, 1991

[2] ne dit-on pas encore qu’on tombe malade. Dit-on la même chose du handicap ?

[3] Lenoir R., les exclus, Seuil, Paris, collection Points, 1974

[4] CDES et COTOREP


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