jeudi 21 mai 2020

La Gouvernance : un mot, un concept, un principe de gestion ?






« Chaque fois qu’un mot est prononcé, tous ceux qui se trouvent à portée
de l’événement possèdent, par rapport à lui, un certain statut de participation »
(Erving Goffman)



Nous pouvons nous demander si « gouvernance » ne serait pas un de ces mots vertueux, comme projet, innovation, réseau, développement durable, qu’on met et qu’on trouve un peu partout sans qu’on puisse d’emblée, à la lecture du texte, leur attribuer une définition stricte et qu’apparaisse un sens « éclatant ». Ce sont des mots qui sont pleins de sens pratique pour les uns, c’est-à-dire qu’ils permettent d’orienter et de mettre en œuvre les objectifs d’un projet. Pour les autres, ce sont des mots au sens abscons qui ne réfèrent à rien de précis, moins encore d’opérationnalisable. Souvent ce sont des mots pour lesquels un sens s’élabore au cours de leur utilisation au rythme de l’évolution du projet dans lequel ils sont insérés. Mais, quoi qu’il en soit ils ne sont jamais sans impliquer les acteurs, notamment dans le cadre d’une action publique, qu’ils s’agissent bien sûr des concepteurs, des nombreux intermédiaires et aussi les bénéficiaires. Ces mots sont pour le moins créateurs de représentations sociales qui ont affaire autant avec le cognitif qu’avec l’affectif. Dès lors il se crée un dispositif[1] rhétorique. C’est-à-dire que non seulement les acteurs d’un projet sont capables de donner, à partir de leurs histoires et de leurs expériences, un sens au mot, mais ils adoptent aussi des façons de parler qui stabilisent des régulations dans leur relation au projet. Ces dispositifs permettent de rationaliser les relations de travail, de favoriser les processus de coopération et de sécuriser les échanges. Ce faisant les dispositifs rhétoriques instituent le groupe autour du projet et fédèrent les acteurs. C’est ce qu’évoquent deux auteurs : Coulon[2] lorsqu’il écrit « Devenir membre, c’est s’affilier à un groupe, à une institution, ce qui requiert la maîtrise progressive du langage institutionnel commun. […] Un membre, ce n’est donc pas une personne qui respire et qui pense. C’est une personne dotée d’un ensemble de procédures, méthodes, d’activités, de savoir-faire, qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation pour donner sens au monde qui l’entoure. », et Maingueneau[3] lorsqu’il parle de la notion de type de discours : « La notion de type de discours aussi est hétérogène ; il s’agit en effet d’un principe de groupement de genres qui peut correspondre à au moins deux logiques différentes : celle de la coappartenance à un même appareil institutionnel, celle de la dépendance à l’égard d’un même positionnement. Ce n’est pas la même chose de parler de « discours de l’hôpital » et de « discours communiste ». Le « discours de l’hôpital », c’est le réseau des genres de discours qui sont à l’œuvre dans un même appareil, en l’occurrence l’hôpital (réunions de service, consultations, comptes rendus opératoires, etc.). ».
Si un dispositif rhétorique tend à imposer une logique de contrôle et de fonctionnement tant sur les individus que sur les organisations, les acteurs sont capables de renouveler leurs dispositifs rhétoriques. À l’instar de ce qu’a écrit Pierre Bourdieu[4], c’est par la confrontation des usages et des discours distincts du mot « gouvernance » que les acteurs vont pouvoir passer de l’état de groupe de pratique à celui de groupe institué. Le groupe acquiert alors une cohérence, renforce des solidarités ; il se crée du réseau et des possibilités de création. Ainsi, si l’on veut que la gouvernance soit un moteur et un processus créatif, il faut que le mot « gouvernance » soit agi autant qu’il agit. Pour qu’il en soit ainsi il faut connaître la notion et les idées que recouvre ce mot ; il faut éviter des contresens lourds de conséquences comme la confusion entre gouvernance et gouvernement. Si les deux termes peuvent converger sur un espace commun, se contenir l’un et l’autre, surtout, ils se distinguent par le projet politique et la forme de gestion de l’action publique qu’ils organisent, notamment par la place qu’ils réservent aux acteurs.



La gouvernance


Le terme « gouvernance » désignait, en France au XVIIe siècle, la direction des bailliages. Il s’agit donc là de l’expression d’un mode d’organisation du pouvoir féodal. Ayant disparu, en même temps que la société féodale, le mot apparaît au début du dernier quart du XXe siècle pour caractériser un mode de fonctionnement des entreprises. Mais, c’est au début du XXe siècle que le mot est réellement réapparu.
R. Coase (1937, « The Nature of the firm ») avance que l’entreprise est plus efficace que le marché pour organiser les échanges car elle dispose de la capacité à organiser des modes de coordination interne de nature à faire baisser les coûts de transaction. C’est dans l’analyse de ces modes de coordination entre agents individuels et collectifs qu’il mobilise la notion de corporate governance. Cette théorie, redécouverte dans les années 1970 par les économistes du courant institutionnaliste, est exprimée, par exemple, par O. Williamson en ces termes : « les dispositifs mis en œuvre par la firme pour mener à bien des coordinations efficaces qui relèvent de deux registres : protocoles internes lorsque la firme est intégrée (hiérarchie) ou contrats, partenariat, usage de normes lorsqu’elle s’ouvre à des sous-traitants. » À ce stade de son évolution « gouvernance » passe du stade de notion opératoire à celui de concept.
Avec la société féodale nous avions un mot pour décrire une façon de mettre en œuvre le pouvoir, avec les économistes comme Coase et Williamson, la gouvernance correspond à un mode de gestion de l’entreprise uniquement centré sur la réduction des coûts liés aux transactions individuelles. Avec la volonté, chez les économistes, de prendre en compte la dimension spatiale comme facteur du fait productif, apparaît le concept de gouvernance locale. Celle-ci dessine une forme de régulation territoriale et d’interdépendance entre agents, notamment productifs, et institutions locales. Cela met en évidence que des institutions extérieures à la firme et surtout non économiques sont des acteurs des coordinations et décisions, des coalitions et négociations parce qu’elles peuvent faciliter la coordination entre agents. À la même époque les sciences politiques s’emparent du concept pour analyser le fonctionnement du gouvernement local et pour envisager les relations internationales dans une perspective normative au moment où la mondialisation prend un essor considérable. C’est ainsi que le management des affaires publiques recourt à la gouvernance pour analyser et envisager son évolution.

P. Le Galès[5] (1 995) parle bien de la gouvernance comme l’expression des interactions entre État et société ainsi que des modes de coordination complexe. Ces modes de coordination sont ceux nécessaires pour rendre non seulement efficace mais simplement possible l’action publique. Le recours au concept de gouvernance montre la reconfiguration de l’action publique, l’émergence de nouveaux modes d’intervention et la transformation de modalités de l’action publique. En rejetant le modèle politique traditionnel descendant et centralisé dont on simplifiera la description sous l’image d’actions injonctives et de communication informative, la gouvernance met l’accent sur la multiplicité et la variété (de nature, de statut, de niveau…) des acteurs (organisations à but non lucratif, entreprises privées, citoyens… organisations locales, régionales, nationales et étrangères…) associés à la définition et à la mise en œuvre de l’action publique.
Dès lors, l’action publique moins normée que jadis, repose sur des processus d’interaction, de collaboration et de partenariat. La gestion de l’action publique s’inscrit désormais dans le champ du politique, c’est-à-dire dans un espace où sont mis en tension les intérêts, les besoins, la raison et la passion. C’est ce qu’expriment N. Bertrand[6] et all. : « Si la collectivité locale garde un rôle d’orientation et de pilotage, elle compose avec d’autres institutions, publiques ou privées, obéissant à leurs propres logiques d’intérêt et/ou exerçant des responsabilités sur des domaines de compétences tantôt partagés, tantôt disputés, mais jamais absolument étanches ou autonomes. »

Le territoire prend alors une place prépondérante comme espace de définition et d’élaboration de l’action publique. Mais, on ne peut plus l’entendre comme un simple échelon spatial parmi d’autres où on élaborerait une politique publique par délégation de l’échelon supérieur. Il ne peut plus s’agir de référer à l’application d’une bonne subsidiarité. Le territoire ne peut plus être vu comme l’espace correspondant « à un niveau administratif neutre où une politique s’applique selon une démarche hiérarchique descendante. »[7] Le territoire trouve là pleinement son sens : il est un construit social permanent et en constante appropriation dans un processus dynamique. Le territoire est un système qui se définit par la géographie et par les relations de voisinage. Il est le résultat d’un processus (la territorialisation) qui est une forme particulière de coordination par la création d’un groupe « d’opportunité » ou de « consensus » suivant la façon dont on active la notion « d’intérêt » qui permet aux membres de ce groupe de se retrouver pour créer une norme de cohabitation, une forme momentanée de « vivre ensemble ». Pour autant, il ne faudrait pas négliger que le territoire, étant borné par des frontières (virtuelles le plus souvent), possède un dedans et un dehors, que par conséquent il est en relation avec des forces extérieures qui sont à même de modifier les caractéristiques de la mise en tension des jeux d’intérêt. On voit alors comment le territoire ne peut plus être limité ou réduit à l’espace de circonscriptions politico‑administratives. Certains, comme Pecqueur et all., pensent même que le territoire ne peut pas n’être regardé que comme un élément, « un fragment » disent-ils, d’un système productif national. Donc le territoire se construit avant tout comme l’espace d’identification d’un problème et d’élaboration de son traitement ; ce dernier faisant appel à l’appropriation et à la transformation des ressources locales.

La gouvernance, territoriale ici mais de la même façon dans d’autres domaines, repose donc « à la fois sur le réseau et sur les flux : un réseau c’est-à-dire une configuration de connexions entre les différents acteurs avec des flux circulant dans le réseau. »[8] Il faudra donc que soient mises en place des structures de partenariat entre acteurs fédérés autour d’un projet territorial. Cela induit donc la participation de groupes d’intérêts divers dont les objectifs, les intérêts, les stratégies, les temporalités, les espaces de référence peuvent être différents voire contradictoires. L’acteur public a alors mission de facilitateur de la mobilisation des acteurs (publics, privés, individus, institutions) sur des objectifs communs dans le cadre d’un projet intégré et cohérent. Il s’agira, pas seulement de « demander leur avis aux acteurs, mais plus fondamentalement de susciter leur adhésion. »[9]

Ainsi, à travers l’évolution de la notion puis du concept de gouvernance se montre et s’exprime celle de l’individu devenu acteur social. « L’espace public était le monopole de l’État, lieu de la citoyenneté, maître de la force légitime. Désormais l’État est un acteur parmi beaucoup d’autres : multinationales, organisations non gouvernementales, organisations interétatiques… et individus. », écrit Philippe Moreau Defarges[10].



En guise d’ouverture pour l’EPLE

L’établissement scolaire, lieu de production de la prestation de service d’éducation est le pivot du système éducatif. Il s’y élabore une stratégie, exprimée dans son projet d’établissement, qui constitue la réponse de l’EPLE aux attentes des parties prenantes : l’État, les autorités académiques, la collectivité territoriale de rattachement, l’équipe de direction de l’établissement, les usagers, le personnel enseignant. Si on considère ces « parties prenantes » au sens où Mitroff (1 983) définit les parties prenantes : des groupes d’intérêt, des acteurs, des institutions (internes et externes) qui affectent ou sont affectés par les actions, comportements et politiques de l’organisation, l’usage de la gouvernance appelle donc à une nouvelle organisation de la conception et du pilotage des politiques d’éducation ainsi que de la gestion des EPLE. Peut-être s’agirait-il désormais moins de parler de partenariat que de coconstruction. Dans ce cas, le pilotage ne peut pas faire abstraction d’un double travail d’évaluation et de reporting vers toutes les parties prenantes ; il s’agira alors d’un « rendre compte » qui appelle, voire exige une action en retour de la part de ces mêmes parties prenantes.



















[1] « Dispositif » possède une expression plus dynamique que « type »
[2] Coulon A., L’ethno-méthodologie, PUF, Paris, 1993.
[3] Maingueneau D et all, un genre universitaire : le rapport  de soutenance de thèse, Septentrion, Lille
[4] Bourdieu P, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris
[5] Le Galès P., du gouvernement urbain à la gouvernance des villes, RFSP, 1995
[6] Bertrand N. et all, intégration des formes de proximité dans la gouvernance locale, les 3e journées de la proximité « nouvelles croissances et territoires », Paris, décembre 2001,
[7] Pecqueur B. et all, la gouvernance territoriale comme nouveau mode de coordination territoriale ?, 4e journées de la proximité, Paris, juin 2004
[8] ibd
[9] ibd
[10] Moreau Defarges, la gouvernance, Paris, PUF (Que Sais-Je ?), 2003

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