« Chaque fois
qu’un mot est prononcé, tous ceux qui se trouvent à portée
de l’événement
possèdent, par rapport à lui, un certain statut de participation »
(Erving Goffman)
Nous pouvons nous
demander si « gouvernance » ne serait pas un de ces mots vertueux,
comme projet, innovation, réseau, développement durable, qu’on met et qu’on
trouve un peu partout sans qu’on puisse d’emblée, à la lecture du texte, leur
attribuer une définition stricte et qu’apparaisse un sens
« éclatant ». Ce sont des mots qui sont pleins de sens pratique pour
les uns, c’est-à-dire qu’ils permettent d’orienter et de mettre en œuvre les
objectifs d’un projet. Pour les autres, ce sont des mots au sens abscons qui ne
réfèrent à rien de précis, moins encore d’opérationnalisable. Souvent ce sont
des mots pour lesquels un sens s’élabore au cours de leur utilisation au rythme
de l’évolution du projet dans lequel ils sont insérés. Mais, quoi qu’il en soit
ils ne sont jamais sans impliquer les acteurs, notamment dans le cadre d’une
action publique, qu’ils s’agissent bien sûr des concepteurs, des nombreux
intermédiaires et aussi les bénéficiaires. Ces mots sont pour le moins
créateurs de représentations sociales qui ont affaire autant avec le cognitif
qu’avec l’affectif. Dès lors il se crée un dispositif[1]
rhétorique. C’est-à-dire que non seulement les acteurs d’un projet sont
capables de donner, à partir de leurs histoires et de leurs expériences, un
sens au mot, mais ils adoptent aussi des façons de parler qui stabilisent des
régulations dans leur relation au projet. Ces dispositifs permettent de
rationaliser les relations de travail, de favoriser les processus de
coopération et de sécuriser les échanges. Ce faisant les dispositifs rhétoriques
instituent le groupe autour du projet et fédèrent les acteurs. C’est ce
qu’évoquent deux auteurs : Coulon[2]
lorsqu’il écrit « Devenir membre, c’est s’affilier à un groupe, à une
institution, ce qui requiert la maîtrise progressive du langage institutionnel
commun. […] Un membre, ce n’est donc pas une personne qui respire et qui pense.
C’est une personne dotée d’un ensemble de procédures, méthodes, d’activités, de
savoir-faire, qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation
pour donner sens au monde qui l’entoure. », et Maingueneau[3]
lorsqu’il parle de la notion de type de discours : « La notion de
type de discours aussi est hétérogène ; il s’agit en effet d’un principe
de groupement de genres qui peut correspondre à au moins deux logiques
différentes : celle de la coappartenance à un même appareil
institutionnel, celle de la dépendance à l’égard d’un même positionnement. Ce
n’est pas la même chose de parler de « discours de l’hôpital » et de
« discours communiste ». Le « discours de l’hôpital »,
c’est le réseau des genres de discours qui sont à l’œuvre dans un même
appareil, en l’occurrence l’hôpital (réunions de service, consultations, comptes
rendus opératoires, etc.). ».
Si un dispositif rhétorique tend à imposer une
logique de contrôle et de fonctionnement tant sur les individus que sur les
organisations, les acteurs sont capables de renouveler leurs dispositifs
rhétoriques. À l’instar de ce qu’a écrit Pierre Bourdieu[4],
c’est par la confrontation des usages et des discours distincts du mot « gouvernance »
que les acteurs vont pouvoir passer de l’état de groupe de pratique à celui de
groupe institué. Le groupe acquiert alors une cohérence, renforce des
solidarités ; il se crée du réseau et des possibilités de création. Ainsi,
si l’on veut que la gouvernance soit un moteur et un processus créatif, il faut
que le mot « gouvernance » soit agi autant qu’il agit. Pour qu’il en
soit ainsi il faut connaître la notion et les idées que recouvre ce mot ;
il faut éviter des contresens lourds de conséquences comme la confusion entre
gouvernance et gouvernement. Si les deux termes peuvent converger sur un espace
commun, se contenir l’un et l’autre, surtout, ils se distinguent par le projet
politique et la forme de gestion de l’action publique qu’ils organisent,
notamment par la place qu’ils réservent aux acteurs.
La
gouvernance
Le terme
« gouvernance » désignait, en France au XVIIe siècle,
la direction des bailliages. Il s’agit donc là de l’expression d’un mode
d’organisation du pouvoir féodal. Ayant disparu, en même temps que la société
féodale, le mot apparaît au début du dernier quart du XXe siècle
pour caractériser un mode de fonctionnement des entreprises. Mais, c’est au
début du XXe siècle que le mot est réellement réapparu.
R. Coase (1937,
« The Nature of the firm ») avance que l’entreprise est plus efficace
que le marché pour organiser les échanges car elle dispose de la capacité à
organiser des modes de coordination interne de nature à faire baisser les coûts
de transaction. C’est dans l’analyse de ces modes de coordination entre agents
individuels et collectifs qu’il mobilise la notion de corporate governance.
Cette théorie, redécouverte dans les années 1970 par les économistes du courant
institutionnaliste, est exprimée, par exemple, par O. Williamson en ces
termes : « les dispositifs mis en œuvre par la firme pour mener à
bien des coordinations efficaces qui relèvent de deux registres :
protocoles internes lorsque la firme est intégrée (hiérarchie) ou contrats,
partenariat, usage de normes lorsqu’elle s’ouvre à des sous-traitants. »
À ce stade de son évolution « gouvernance » passe du stade de notion
opératoire à celui de concept.
Avec la
société féodale nous avions un mot pour décrire une façon de mettre en œuvre le
pouvoir, avec les économistes comme Coase et Williamson, la gouvernance
correspond à un mode de gestion de l’entreprise uniquement centré sur la
réduction des coûts liés aux transactions individuelles. Avec la volonté, chez
les économistes, de prendre en compte la dimension spatiale comme facteur du
fait productif, apparaît le concept de gouvernance locale. Celle-ci
dessine une forme de régulation territoriale et d’interdépendance entre agents,
notamment productifs, et institutions locales. Cela met en évidence que des
institutions extérieures à la firme et surtout non économiques sont des acteurs
des coordinations et décisions, des coalitions et négociations parce qu’elles
peuvent faciliter la coordination entre agents. À la même époque les sciences
politiques s’emparent du concept pour analyser le fonctionnement du
gouvernement local et pour envisager les relations internationales dans une
perspective normative au moment où la mondialisation prend un essor
considérable. C’est ainsi que le management des affaires publiques recourt à la
gouvernance pour analyser et envisager son évolution.
P. Le Galès[5]
(1 995) parle bien de la gouvernance comme l’expression des interactions
entre État et société ainsi que des modes de coordination complexe. Ces modes
de coordination sont ceux nécessaires pour rendre non seulement efficace mais
simplement possible l’action publique. Le recours au concept de gouvernance
montre la reconfiguration de l’action publique, l’émergence de nouveaux modes
d’intervention et la transformation de modalités de l’action publique. En
rejetant le modèle politique traditionnel descendant et centralisé dont on
simplifiera la description sous l’image d’actions injonctives et de
communication informative, la gouvernance met l’accent sur la multiplicité et
la variété (de nature, de statut, de niveau…) des acteurs (organisations à but
non lucratif, entreprises privées, citoyens… organisations locales, régionales,
nationales et étrangères…) associés à la définition et à la mise en œuvre de
l’action publique.
Dès lors, l’action
publique moins normée que jadis, repose sur des processus d’interaction, de
collaboration et de partenariat. La gestion de l’action publique s’inscrit
désormais dans le champ du politique, c’est-à-dire dans un espace où sont mis
en tension les intérêts, les besoins, la raison et la passion. C’est ce
qu’expriment N. Bertrand[6]
et all. : « Si la collectivité locale garde un rôle d’orientation
et de pilotage, elle compose avec d’autres institutions, publiques ou privées,
obéissant à leurs propres logiques d’intérêt et/ou exerçant des responsabilités
sur des domaines de compétences tantôt partagés, tantôt disputés, mais jamais
absolument étanches ou autonomes. »
Le territoire
prend alors une place prépondérante comme espace de définition et d’élaboration
de l’action publique. Mais, on ne peut plus l’entendre comme un simple échelon
spatial parmi d’autres où on élaborerait une politique publique par délégation
de l’échelon supérieur. Il ne peut plus s’agir de référer à l’application d’une
bonne subsidiarité. Le territoire ne peut plus être vu comme l’espace
correspondant « à un niveau administratif neutre où une politique
s’applique selon une démarche hiérarchique descendante. »[7]
Le territoire trouve là pleinement son sens : il est un construit social
permanent et en constante appropriation dans un processus dynamique. Le
territoire est un système qui se définit par la géographie et par les relations
de voisinage. Il est le résultat d’un processus (la territorialisation) qui est
une forme particulière de coordination par la création d’un groupe
« d’opportunité » ou de « consensus » suivant la façon dont
on active la notion « d’intérêt » qui permet aux membres de ce groupe
de se retrouver pour créer une norme de cohabitation, une forme momentanée de
« vivre ensemble ». Pour autant, il ne faudrait pas négliger que le
territoire, étant borné par des frontières (virtuelles le plus souvent),
possède un dedans et un dehors, que par conséquent il est en relation avec des
forces extérieures qui sont à même de modifier les caractéristiques de la mise
en tension des jeux d’intérêt. On voit alors comment le territoire ne peut plus
être limité ou réduit à l’espace de circonscriptions politico‑administratives.
Certains, comme Pecqueur et all., pensent même que le territoire ne peut pas
n’être regardé que comme un élément, « un fragment » disent-ils, d’un
système productif national. Donc le territoire se construit avant tout comme
l’espace d’identification d’un problème et d’élaboration de son
traitement ; ce dernier faisant appel à l’appropriation et à la
transformation des ressources locales.
La
gouvernance, territoriale ici mais de la même façon dans d’autres domaines,
repose donc « à la fois sur le réseau et sur les flux : un réseau
c’est-à-dire une configuration de connexions entre les différents acteurs avec
des flux circulant dans le réseau. »[8]
Il faudra donc que soient mises en place des structures de partenariat entre
acteurs fédérés autour d’un projet territorial. Cela induit donc la
participation de groupes d’intérêts divers dont les objectifs, les intérêts,
les stratégies, les temporalités, les espaces de référence peuvent être
différents voire contradictoires. L’acteur public a alors mission de
facilitateur de la mobilisation des acteurs (publics, privés, individus, institutions)
sur des objectifs communs dans le cadre d’un projet intégré et cohérent. Il
s’agira, pas seulement de « demander leur avis aux acteurs, mais plus
fondamentalement de susciter leur adhésion. »[9]
Ainsi, à
travers l’évolution de la notion puis du concept de gouvernance se montre et
s’exprime celle de l’individu devenu acteur social. « L’espace public
était le monopole de l’État, lieu de la citoyenneté, maître de la force
légitime. Désormais l’État est un acteur parmi beaucoup d’autres : multinationales,
organisations non gouvernementales, organisations interétatiques… et individus. »,
écrit Philippe Moreau Defarges[10].
En guise d’ouverture
pour l’EPLE
L’établissement
scolaire, lieu de production de la prestation de service d’éducation est le
pivot du système éducatif. Il s’y élabore une stratégie, exprimée dans son
projet d’établissement, qui constitue la réponse de l’EPLE aux attentes des
parties prenantes : l’État, les autorités académiques, la collectivité
territoriale de rattachement, l’équipe de direction de l’établissement, les
usagers, le personnel enseignant. Si on
considère ces « parties prenantes » au sens où Mitroff (1 983)
définit les parties prenantes : des groupes d’intérêt, des acteurs, des
institutions (internes et externes) qui affectent ou sont affectés par les
actions, comportements et politiques de l’organisation, l’usage de la
gouvernance appelle donc à une nouvelle organisation de la conception et du
pilotage des politiques d’éducation ainsi que de la gestion des EPLE. Peut-être
s’agirait-il désormais moins de parler de partenariat que de coconstruction.
Dans ce cas, le pilotage ne peut pas faire abstraction d’un double travail
d’évaluation et de reporting vers toutes les parties prenantes ; il
s’agira alors d’un « rendre compte » qui appelle, voire exige une
action en retour de la part de ces mêmes parties prenantes.
[1]
« Dispositif » possède une expression plus dynamique que
« type »
[2] Coulon A., L’ethno-méthodologie, PUF, Paris,
1993.
[3]
Maingueneau D et all, un genre universitaire : le rapport de soutenance de thèse, Septentrion, Lille
[4]
Bourdieu P, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques,
Fayard, Paris
[5]
Le Galès P., du gouvernement urbain à la gouvernance des villes, RFSP, 1995
[6]
Bertrand N. et all, intégration des formes de proximité dans la gouvernance
locale, les 3e journées de la proximité « nouvelles croissances
et territoires », Paris, décembre 2001,
[7]
Pecqueur B. et all, la gouvernance territoriale comme nouveau mode de
coordination territoriale ?, 4e journées de la proximité,
Paris, juin 2004
[8]
ibd
[9]
ibd
[10]
Moreau Defarges, la gouvernance, Paris, PUF (Que Sais-Je ?), 2003
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