samedi 27 juin 2020

L’évolution de l’identité professionnelle des maîtres spécialisés : en quoi le partenariat interpelle-t-il nos pratiques ?






Conférence que j'ai donné à l’institut de l’Oratoire, à Caluire le 9 novembre 2005

 

Ce très court texte est un résumé du propos tenu devant les stagiaires CAPASH. Son objectif est de fixer les points essentiels que j’ai pu développer. C’est dire qu’ici je ne ferai qu’évoquer certaines notions et m’étendant plus sur le partenariat. Dans sa globalité ce texte ne prétend pas à l’exhaustivité et il ne représente ni un cours ni un document de recherche.

 


J’ai relevé trois notions clé dans le sujet qu’il m’avait été demandé de traiter : le partenariat, mais aussi l’identité et l’évolution. Je ne ferai que survoler l’identité et l’évolution, pour fixer des repères ou des balises pour le propos que je développerai au sujet du partenariat.

 A)    l’identité :

 La notion m’apparaît essentielle à discuter lorsqu’on veut parler de partenariat, car l’identité est ce qui nous constitue et nous représente en tant que professionnel. A travers l’identité je dis qui je suis et qui sont les autres. Parce que les deux autres notions dont nous traiterons renvoient au changement et à la résistance au changement, elles interpellent et menacent l’identité.

L’image identitaire que nous donnons à voir, constitue une sorte d’imago au sens élaboré par C. Jung. C'est-à-dire un modèle inconscient de personnage élaboré au cours de la première et à travers lequel le sujet perçoit autrui. L’imago agit comme un prisme déformant à travers lequel nous appréhendons autrui et donc empreint nos relations au monde. Or la construction de l’identité professionnelle se fait suivant des schémas analogues à celle de l’identité individuelle. Notamment, comme l’une s’installe dans les relations de l’enfant avec sa parentèle, l’autre est le résultat des interrelations établies durant la formation puis dans le temps de l’entrée dans le métier, en particulier avec les formateurs puis les collègues de travail. On se forge alors une représentation du métier et de soi en tant que professionnel, mais aussi, à travers ce filtre identitaire, nous avons une représentation des autres métiers et des autres professionnels.

J’ai, pendant quelques années, participé à la formation de trois groupes professionnels dont les membres, pour le moins qu’on puisse dire, ont une représentation peu valorisante pour l’institution scolaire : les éducateurs spécialisés, les animateurs socio-culturel et les auxiliaires de vie scolaire. L’identité professionnelle qu’ils se constituaient à partir de leur vécu scolaire, de leur formation et des premiers contacts avec leurs collègues en fonction, les amenait à avoir un discours assez péjoratif sur l’institution scolaire et ses membres, et à adopter des postures professionnelles peu facilitatrices de partenariat.

Ceci n’est qu’un bref exemple qui mériterait d’être analysé plus en profondeur. De la même façon, je ne saurais trop vous inviter à lire quelques ouvrages sur la construction de l’identité professionnelle que nos professions ont trop tendance à reléguer au rayon des accessoires décoratifs parce que trop liée au monde de l’entreprise. Si vous ne deviez lire qu’un ouvrage, choisissez de C. Halpern et JC. Ruano-Borbalan, « identité (s) », aux éditions Sciences Humaines. Ce livre est un recueil d’articles parus dans la revue qui permet une excellente, et facile, approche de la notion d’identités vue sous toutes ses facettes.

 

B)    L’évolution :

 D’évidence cette notion sera limitée par les domaines auxquels elle s’adresse. Ici, ceux que je retiens sont l’enfance et l’école.

 De l’évolution de l’enfance je ne citerai que quelques bribes pour donner à penser la relation entre l’enfant « sujet », l’enfant « objet » et nos professions. Jadis l’enfant était la « propriété » de la famille. Ce pouvait être les deux parents, la parentèle élargie voire le groupe ou la communauté. Je ne distinguerai pas le précepteur tant sa proximité avec la famille était grande même lorsqu’il ne vivait pas en son sein.

 Puis vint, rapidement dit, le 19ème siècle avec tout d’abord ce que des historiens appellent la médicalisation de l’enfance. L’enfant devint sujet d’une intention particulière autant chez les médecins hygiénistes que pour une nouvelle catégorie « scientifique » : les éducateurs. Bien sûr l’éducation a de tous temps intéressés les philosophes, des Grecs jusqu’à Rousseau ; mais au 19ème siècle d’autres s’intéressent à l’éducation des enfants. Ce sont notamment des médecins et parmi eux les aliénistes (psychiatres). Ce mouvement s’inscrit dans une double évolution scientifique : celle de la médecine, et celle de la psychologie et de la psychiatrie. Dès lors, l’enfant n’est plus la propriété exclusive de la famille qui doit partager son éducation avec la société. Ainsi, certains comme Michèle Perrot ou Francine Muel ont pu parler de la naissance de « l’éducateur » en tant que cela se caractérise par une position sociale et deviendra plus tard une profession. Là, des professionnels ont à dire sur la façon dont les enfants doivent être éduqués, considérant que bien souvent les familles sont insuffisantes à le faire, notamment les plus pauvres d’entre elles.

 Dans le même temps apparaît l’école telle que nous la connaissons aujourd’hui. Je rappellerai ici que ce fut la Révolution qui porta la naissance de l’école dans ses discours (Condorcet, Talleyrand et d’autres), que ces discours virent le commencement d’une mise en œuvre avec François Guizot et la loi de 1833. Jules Ferry dont l’œuvre scolaire fut considérable ne fit que terminer l’œuvre de Guizot ; je vous renverrai à mes propres travaux « l’application des lois Jules Ferry à Tullins-Fures » et « les écoles à Tullins-Fures entre 1789 et 1851 ». A travers l’étude de cette longue période, pratiquement un siècle, on voit naître la forme scolaire, terme cher à mon maître le sociologue lyonnais Guy Vincent[1], grâce à laquelle on montre que l’école quelles que soient les structures qui la composent, se présente sous une « forme » qui traverse les temps. Schématiquement, parler de forme scolaire c’est chercher ce qui fait l’unité de l’école, les raisons de son apparition et de son évolution en fonction de formations sociales à une époque donnée et en même temps que d’autres transformations. Grâce à cet outil sociologique nous voyons comment nous pouvons comprendre les évolutions de l’école. Si, depuis sa création elle a vocation à s’occuper des enfants pour une part de leur éducation, les raisons pour lesquelles elle fait et les méthodes qu’elle met en place ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’au 19ème siècle. On peut donc expliquer le changement et parler d’évolution. Pour faire simple quasi caricatural, l’école serait un cadre immuable depuis le début dont seule la toile aurait changé.

Ainsi, l’école du 19ème siècle a été voulue pour deux raisons essentielles : éduquer le peuple à être bon citoyen et ouvrier efficace, soustraire les enfants pauvres à une éducation familiale jugée dangereuse pour la salubrité publique. Des raisons éloignées de la pensée des philosophes des lumières mais plus proches de celle des révolutionnaires de 1789. A partir du milieu du 19ème siècle s’ajoutera l’idée de soustraire l’enfant à l’usine et à l’influence de l’Eglise. Nous passons d’une école protectrice à une école libératrice, renouant ainsi avec les Lumières. Je pense que nous trouverions des cycles analogues, avec d’autres structures, au cours du 20ème siècle.

 A travers ces très brèves analyses socio-historiques nous voyons comment nos métiers sont, mais comme d’autres, soumis à vivre des évolutions qui lui sont propres, et à s’adapter à d’autres qui lui sont extérieures. Parmi ces évolutions, que nous vivons à travers le prisme de notre identité professionnelle, il en est une qui est primordiale : celle des partenariats qui commencent par la relation que nous entretenons avec les familles. Mais d’aucuns nous dirons qu’il ne s’agit pas là d’un partenariat. Voyons alors ce qu’est un partenariat.

 

C)    Le partenariat :

             Ce mot apparaît dans les dictionnaires à la fin de la décennie 1980, ce qui est proche de nous mais tard par rapport au mot « partenaire » apparu en 1767. Certains font venir le mot de l’ancien français où parçonnier signifiait associer dans un jeu, et où parçon désignait le partage ou le butin, voire les deux à la fois. Pour d’autres l’origine est dans le latin partiri qui voulait dire diviser en parties ou qui désignait l’associé avec lequel on joue. En 1987, le Petit Larousse parle de partenariat pour désigner l’association d’entreprises ou d’institutions pour mener une action commune.

 Pour moi, le partenariat est une organisation collective d’énonciation et de conduite d’un projet. Ce qui rejoint ce qu’en dit Danielle Zay lorsqu’elle écrit : « le minimum de définition du partenariat comprend l’engagement dans une action commune négociée ».

 Une fois d’accord sur les définitions, de quoi se compose un partenariat ? D’abord il est le constat de problèmes communs. Vous comprendrez alors que si une famille ne ressent pas qu’il y ait problème ou difficulté, il sera difficile de mettre en œuvre un partenariat. D’autant qu’en plus il faut être d’accord sur le diagnostic et qu’il y ait intérêt à agir.

Ce partenariat est une réponse, très souvent, à une situation qui existe depuis longtemps mais qui, à un moment, accède à la publicité et qui oblige à chercher des issues hors des habitudes. Ensuite, le partenariat c’est un territoire polymorphe où se répartissent des zones d’intervention et d’influence en dehors de hiérarchie et de statut. Enfin, lorsqu’on parle de partenariat il ne faut pas oublié qu’il concerne des acteurs qui sont des personnes avant d’être des institutions. Ces acteurs sont, chacun à leur place, l’individu qui détient une parcelle utile d’information et de savoir faire au sein de l’organisation (pas seulement institution) dans laquelle il œuvre. Ces acteurs dégagent un espace de manœuvre, des modalités de régulation et des procédures d’évaluation.

 Visitons l’évolution de la profession d’enseignant au regard de ces brèves définitions. L’enseignement professionnel et l’enseignement technique ont vécu, dès le 19ème siècle, une obligation de partenariat avec les milieux professionnel notamment en raison de la mise en place de la formation par alternance. Concernant l’enseignement général il faut attendre, au-delà de 1981, l’instauration des ZEP et la mise en place de la politique de la ville pour  qu’on parle de partenariat et on verra apparaître dans plusieurs textes réglementaire ces mots : « les partenaires habituels de l’école ». Dès lors on parlera de projet, d’innovation, d’équipe pédagogique et, dans la loi d’orientation pour l’école de 1989, de communauté éducative. Voilà autant de termes qui ouvrent vers l’autre et vers la mise en place de collaborations. Pour autant il serait erroné de dire qu’avant 1981 le partenariat, la collaboration ou l’aide n’existaient pas entre l’école et son environnement. Mais à partir de cette époque, l’apparition du mot partenariat dans plusieurs textes réglementaires traduit un changement de conception des relations de l’école avec ceux avec lesquels elle travaillait déjà. Désormais ceux-là vont avoir un rôle fort et reconnu à jouer dans l’accomplissement des missions du service public d’éducation. Il ne s’agit plus pour eux d’avoir une aide ponctuelle, de rendre un service, mais on reconnaît leur capacité à participer au service public d’éducation et de formation, y compris sur le plan pédagogique. Désormais l’espace pédagogique, duquel les enseignants tiraient leur légitimité, est un espace partagé.

 Le système scolaire n’échappe pas à l’évolution du contexte politique, social, culturel et idéologique au cours de laquelle il est possible de repérer trois périodes fortes qui, en France, expliquent l’émergence du partenariat.

 Entre 1960 et 1970 la France passe d’une société conflictuelle à une société de consensus.

 

Société conflictuelle avec des oppositions marquées

Société de consensus avec

Acteurs sociaux / Etat

Les mouvements autogestionnaires

Hommes / femmes

Le féminisme

Jeunes / vieux

La révolte étudiante de 1968

Etc …

Etc…

 

C’est une période qui a vu le déclin du marxisme, l’apparition de l’idée de participation des salariés aux gains de l’entreprise, l’éclatement du féminisme, la propagation du modèle économique libéral allemand, mais aussi le début du déclin économique marquant la fin des Trente Glorieuses. Elle a aussi été marquée par un recrutement massif d’enseignants, recrutés en masse dans les classes moyennes de la société, qui sont plus proches de la mentalité des cadres de l’industrie et du commerce que ne l’étaient leurs prédécesseurs.

 Cette évolution, d’une société conflictuelle à une société du consensus, a été analysée suivant deux paradigmes possibles. Soit il s’agit d’une mystification qui aurait camouflé les rapports sociaux de domination qui pourtant restent bien réels, soit il s’agit d’une démocratisation donnant plus de place et d’initiative aux travailleurs et aux acteurs de la société civile.

 Entre 1970 et 1980 c’est la période du « retour de l’acteur » et de l’émergence du « local » où l’on donne une importance croissante aux acteurs locaux dans les procédures et le processus d’élaboration de projets de développement de leur zone d’habitation. C’est la période du développement local, de la participation des citoyens à la vie et à la politique de la cité et de la décentralisation de l’action politique et administrative. A l’issue de cette décennie apparaîtront les lois de décentralisation avec la création des EPLE et des ZEP, tous deux étant marqués de l’estampille de l’autonomie décisionnelle. Ce mouvement du lieu de prise de décision ou de gestion, ou les deux à la fois, peut être vu soit comme un désengagement de l’Etat, soit comme la prise en mains du traitement des réalités locales par ceux qui les vivent.

 Enfin la période 1970 à 1990, recouvrant la précédente, positionne la formation comme réponse à la mutation de la production et outil pour la construction de l’identité professionnelle, et comme remède face aux effets du chômage. L’acte pédagogique va désormais s’articuler fortement avec l’intention éducatrice et formative ; il ne s’agit plus seulement d’apporter des connaissances livresques, il faut aussi apporter des savoir-faire. Dans ce contexte le pilotage du système et surtout de ces unités de proximité ne peut plus se faire par l’offre et les programme de formation, il doit faire appel à la prise en compte de la demande sociale. La formation acquiert une nouvelle finalité : remédier aux dommages engendrés par le chômage. La formation s’adresse alors à de nouveaux publics, la plupart du temps adultes, comme remède à leur situation. Ces publics sont les titulaires du Revenu Minimum d’Insertion, les jeunes sans qualification, les populations illettrées … A travers ce tableau brossé à grands traits on peut voir comment il a été enjoint à l’école de travailler avec d’autres dans le cadre d’une organisation collective d’énonciation et de conduite d’un projet pour répondre à un problème.

 Le secteur de l’adaptation et de l’intégration scolaires n’a pas échappé à ce mouvement social. D’abord lieu d’exclusion avec les classes spéciales, les établissements spécialisés et les enseignants spécialisés, à partir de 1975 il est enjoint à ce secteur de mettre en place « l’intégration scolaire ». Avant tout y eut la reconnaissance de l’éducabilité des « déficients » qui ont été confiés à des institutions relevant du secteur de la santé publique. De la même façon les élèves en très grande difficulté étaient confiés à des classes spéciales, créant ainsi une exclusion ou pour le moins une mise à l’écart par rapport aux enfants considéré comme « normaux ». Ainsi, pendant très longtemps « la seule réponse apportée au problème posé par les enfants et les adolescents en grave difficulté à l’école a été leur placement dans des structures spécialisées –classes ou établissements- dont la fonction était de répondre à leurs besoins spécifiques, mais qui présentaient en même temps les inconvénients à toute structure ségrégative. »[2]

 Le partenariat entre les structures de l’éducation nationale est le résultat, pour l’instant inachevé, d’un long parcours, cela autant pour l’enseignement ordinaire que pour celui spécialisé. Nous n’avons pas le temps, ici, de disséquer la structure anthropologique de l’école mais rappelons au moins qu’elle s’est construite suivant deux axes majeurs. Le plus ancien se dessine autour du fait que la famille ou le groupe délègue à un tiers tout ou partie de l’éducation des enfants. Le second, apparu essentiellement au moment de la Révolution, est celui suivant lequel la Nation prend en charge une partie de l’éducation des enfants, notamment leur éducation citoyenne. Souvenons-nous des luttes au moment de la présentation des lois par Jules Ferry qui ont abouti au fait qu’on parle d’instruction plutôt que d’éducation et qu’il soit permis d’instruire son enfant chez soi.  C’est autour de la mise en dialectique de ces deux mots, éducation et instruction, que doit se discuter la notion de partenariat avant même que d’en analyser les caractères, l’organisation et le fonctionnement.

 Dans un premier temps, après la Révolution, l’instruction publique relevait d’une direction du ministère de l’intérieur ; ce n’est qu’en 1928 qu’advint un ministère de plein exercice. Si nous en avions le temps nous pourrions discuter autour de l’évolution de la dénomination de ce ministère qui tantôt incluait, en plus de l’instruction, les cultes ou les beaux arts ou encore les deux. Là nous verrions combien ces options sont intimement liées aux options philosophico-politiques du temps. Ainsi, rien de surprenant à ce que ce fut Edouard Herriot, président du conseil, qui proposa que le ministère s’appelât, en 1932, Ministère de l’Education nationale. Cette appellation demeure avec une courte interruption sous le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing où il perdit le « nationale ». Schématiquement, concernant notre sujet, si la Nation ne prend en charge que l’instruction, aussi longtemps que l’on considère que les enfants handicapés n’ont pas accès[3] à la même vie sociale que les autres, alors elle n’a pas à les accueillir dans ses écoles.

 Si je retrace très succinctement l’histoire de l’enseignement spécialisé nous allons retrouver trace de ce qui fonde mon hypothèse. Dans un premier temps, les enfants « déficients »[4] n’étaient accueillis que dans les hospices, écartés de la société. Un certain courant d’éducateurs et d’aliénistes du 19ème siècle a mis en évidence d’une part le principe d’éducabilité et, d’autre part, les possibilités de ces enfants d’accéder à l’éducation. On aurait pu s’attendre à ce que l’école lorsqu’elle se généralisa à partir de 1882 s’ouvrit à ces enfants, mais il s’agissait pour elle d’instruire et pas d’éduquer. La question qui pouvait alors se poser, était de savoir, pour éducables qu’ils étaient,  si ces enfants « déficients  pouvaient « être perméables » à l’instruction. Il semble que non, et les travaux de Alfred Binet et de Théodore Simon ont été utilisés pour distinguer au sens de l’école les enfants qui pouvaient tirer bénéfice de l’instruction, et ceux pour lesquels il fallait des structures spéciales pour espérer les conduire sur le chemin de cette instruction. Dès lors il y eut les élèves normaux et ceux dits « anormaux d’école ».

Le paysage se dessine ainsi : l’Ecole de la Nation pour les enfants « normaux », au sein de cette Ecole des classes et des écoles spéciales pour les « anormaux d’école », pour les enfants et adolescents « déficients », handicapés, le système de santé publique créa des institutions spécialisées avec un personnel particulier y compris pour l’enseignement. Il est remarquable de constater qu’il n’existait aucun lien entre les deux systèmes.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, dans la mouvance du courant de pensée des Compagnons de l’Université Nouvelle, on souhaite que l’école soit « unique » et qu’elle s’ouvre à tous sans exception. Là, on voit les classes spéciales se multiplier en nombre, on crée le corps des psychologues scolaires pour accompagner les enseignants et les élèves. Pour autant les élèves handicapés sont très majoritairement pris en charge par des établissements, publics ou associatifs, relevant du ministère de la santé. En 1960 s’ouvrent des centres régionaux de formation d’instituteurs spécialisés. En 1961 le ministère crée le corps des inspecteurs du premier degré chargés de ‘enseignement spécial. 1963 voit l’instauration de l’ancêtre du CAPASH, le CAEI avec 7 options, et en 1965 les premières Sections d’Education Spéciale ouvrent dans les collèges. Voilà une longue litanie dont le but est de montrer que l’Education nationale, loin de chercher à collaborer avec d’autres, notamment le secteur de la santé, a pris l’option de bâtir ses propres structures, ses propres outils et de former des personnels spécifiques.

Au milieu des années 1960 avec un apogée dans les années 1970, le regard sur la déficience change et la société s’ouvre, bien que timidement, à l’accueil des personnes handicapées. Dans cette même période on remarque en médecine le retour au regard global sur l’unité de l’homme ; sans renier les spécialités médicales, on demande au médecin de considérer que l’homme est un tout physique et psychique. Pareillement, en matière de gestion de la société et des entreprises apparaissent des notions telles le « retour de l’acteur », « le développement par projet », « la participation des acteurs » … Ces notions et ces concepts portent en eux le partenariat ; ce qui pourrait se résumer par « on ne peut rien ou on ne peut qu’imparfaitement sans les autres ». Dès lors l’interdisciplinarité est à la mode.

 Concernant les exclus, sociaux ou handicapés, on met en place des équipes pluridisciplinaires avec des psychiatres, des assistants sociaux, des éducateurs … mais l’Ecole reste en dehors de ces structures. La loi d’orientation en faveur des personnes handicapées de 1975 tentera de briser cette dichotomie ou de combler ce fossé -comme on voudra- mais elle envisage moins des partenariats que le renforcement de ses propres structures pour accueillir les enfants handicapés dans la mouvance de « l’intégration ». D’ailleurs on a pu constater dans la composition de nombreuses CDES une représentation des directeurs d’établissement spécialisé qui privilégiait les directeurs mis à disposition par l’Education nationale. La co-signature, en 1982 et 1983, des circulaires d’application de la loi de 1975 par les ministres de la santé et de l’éducation nationale peut être regardé comme le témoignage des difficultés rencontrées pour mettre en place les partenariats suggérés -plus que voulus- par la loi.

 Chemin faisant, plus sous l’effet d’une « ambiance » européenne qu’en rapport avec une volonté des professionnels français de l’éducation spécialisée et de l’éducation nationale, en raison d’une pression des associations de personnes handicapées, des familles d’enfants handicapées et de quelques rares militants, la Nation souhaite que son Ecole soit une Ecole « inclusive ». Il faut passer d’une école où se sont les « normaux » qui fixent les règles d’entrée pour les « déficients » à une école qui d’emblée et sans réserve inclus dans son organisation et sa démarche la notion d’élèves à besoins spécifiques. Car, que constatait-on ?

 D’abord qu’on exagérait les difficultés de l’enfant au moment de l’instruction du dossier. Ensuite qu’on mettait rarement en place des stratégies éducatives adéquates principalement parce qu’on « servait du prêt à porter éducatif » plutôt que de mettre en place une pédagogie différenciée élaborée à partir d’une analyse des potentialités de l’enfant. C’est deux éléments étaient fondamentalement la conséquence d’un cloisonnement excessif des acteurs intervenant autour de l’enfant. Cet état de fait transformait les démarches des parents pour que leur enfant handicapé soit scolarisé, en véritable parcours du combattant. La multiplication des structures d’accueil, CLIS et UPI, n’a en rien changé la situation voire elle l’a aggravée. Et on s’aperçoit que l’évolution du diplôme professionnel (CAEI, CAAPSAIS et CAPASH, en 2020 CAPPEI) et celle des référentiels de compétences ne suffisent pas à améliorer l’accueil de tous les enfants handicapés et à rendre l’Ecole inclusive.

 La connaissance des textes réglementaires et des concepts pédagogiques est très insuffisante. Pour que ça marche il faut, par rapport aux textes réglementaires, être capable d’adopter une posture éthique. En ce qui concerne la pédagogie, le professionnel doit savoir mettre en musique une stratégie éducative, des méthodes et des techniques d’éducation et avoir recours à l’interdisciplinarité. Il est bon de savoir qu’elles sont les conséquences de tel ou tel syndrome, par exemple le facteur fatigabilité musculaire des dystrophies musculaires. Mais et d’évidence personne ne peut prétendre omniscient. C’est là que le concept de projet prend toute sa valeur et sa place. Plus d’ailleurs que d’un projet il faut s’attacher à mettre en place une démarche de projet. Le projet si on prenait le terme dans une acception englobante ou globalisante ne peut que concerner l’enfant : que veut-on pour lui (et peut être que veut-il pour lui-même) au sens où JP Sartre écrivait que lorsque les parents ont un projet l’enfant a un avenir. Ce projet pour l’enfant interpelle les professionnels en tant qu’ils sont professionnellement différents. C’est-à-dire qu’à mon sens, et c’est ce que je lis dans la loi, le projet pour l’enfant ne peut être que la coordination de projets « disciplinaires » et donc professionnels différents : projet éducatif, projet pédagogique, projet d’intégration (social), projet personnalisé d’aide … La démarche de projet permet de coordonner des projets pour un objectif global, d’impliquer des professionnels différents donc d’ouvrir au partenariat.

 Dans l’histoire qui nous occupe nous sommes à un tournant des pratiques professionnelles à l’intérieur de l’Ecole dans la mesure où le référentiel de compétences du CAAPSAIS prévoyait dans le tronc commun :

-          1-1 : exercice du métier : connaître les différents types de structures,

-          1-3.2 : échange et communication avec d’autres professionnels,

-          1-3.3 : travail en équipe…

En outre, l’arrivé des Auxiliaires de Vie Scolaire dont la gestion relevait du monde associatif, oblige à une forme certaine de partenariat. Je ne suis pas sûr que le transfert de leur gestion à l’Education nationale soit un gage d’amélioration du système. Quoiqu’il en soit cette cohabitation nécessite une connaissance et une reconnaissance réciproques. Mais ne faudrait-il pas aller au-delà d’une étude de texte et organiser des moments de formation en commun ? Car le but de cette connaissance de l’autre qui passe par la connaissance des statuts, des savoir-faire et de territoires de compétence, permets d’éviter les peurs et les postures de crispation. Connaître l’autre permet de mieux se situer « territorialement »et de s’engager sans crainte d’être « dévoré ».

 La loi du 11 février 2005 organise le projet de vie global de la personne handicapée et gère le partenariat subséquent. Dans cette loi je retiens les points suivants que je cite sans qu’il soit besoin, me semble-t-il, de les commenter ; ils parlent d’eux-mêmes :

-          Une commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées,

-          Une équipe pluridisciplinaire,

-          Un projet de vie autonome,

-          L’abandon du terme « éducation spéciale » au profit d’une scolarité sous la responsabilité de l’Education nationale,

-          Une scolarité au plus près du domicile,

-          Un projet et un parcours de formation,

-          Une équipe de suivi scolaire.

         Désormais la scolarité de l’enfant handicapé est un droit qui ne pourra rentrer dans les faits qu’à la condition de la mise en place et surtout de la pratique de partenariats actifs. En cela nous nous inscrirons complètement dans l’évolution des réflexions conduites par les instances de la communauté européenne. Par exemple, le conseil de l’Europe et les ministres de l’éducation prirent, en 1990, la résolution suivante : « … afin de promouvoir l’intégration des enfants et des jeunes affectés d’u handicap… Il convient d’encourager la coopération entre toutes les institutions concernées … qu’elles représentent l’enseignement scolaire, la préparation à la vie actives, les activités de loisirs, la santé (y compris l’assistance psychologique et paramédicale) et les services sociaux. ». De la même façon la Charte de Luxembourg sur l’intégration des enfants et adolescents handicapés de 1996 indique que « la coopération entre toutes les personnes qui pourvoient aux besoins de la personne ayant des besoins spécifiques, respectera le rôle de la personne, des parents, des enseignants et des autres professionnels. ».

 J’oserai à titre de conclusion une métaphore triviale : le partenariat est comme une meute de chiens de chasse où il ne s’agit pas d’organiser les territoires respectifs, mais où il faut organiser le partage de la « gamelle de soupe ». Cela pour illustrer que bien sûr le partenariat peut se discuter, s’analyser et c’est le rôle par exemple des sociologues, que bien sûr aussi on peut passer beaucoup de temps à réfléchir à la façon dont on doit l’organiser, mais qu’en définitif il n’y a de partenariat que dans l’action.



[1] Vincent G., l’éducation prisonnière de la forme scolaire ?, Presses Universitaires de Lyon,

[2] texte ministère de l’éducation nationale accessible sur le site du ministère

http://www.education.gouv.fr/thema/special/enseignement_special.htm

 

[3] J’éviterai, faute de place, de parler de droit

[4] Permettez-moi d’utiliser ce terme générique pour simplifier le discours. Nous entendrons sous ce mot tous les enfants dont on dit aujourd’hui qu’ils ont des besoins éducatifs particuliers.














lundi 22 juin 2020

Si former c'était discuter



Lorsque j’étais à l’école supérieure de l’éducation nationale[1], j’avais la responsabilité d’une session inter‑écoles du réseau[2] des écoles de service public où nous accueillions durant une semaine des élèves commissaires de police, des directeurs de soins, des élèves magistrats, des inspecteurs de l’éducation nationale… pour parler des phénomènes sectaires. Bien sûr il était attendu à la fin de cette session qu’ils soient compétents pour dépister la présence de « dérives », pour faire la part de ce qui est délictueux de ce qui ne l’est pas, pour adopter une posture de fonctionnaire chargé de mettre en œuvre une politique ou faire appliquer la loi.

On voit bien comment nous pourrions agir en formation vis-à-vis du Code de la route, par exemple, dire une règle nouvelle, peut être en expliquer la genèse, et sûrement expliciter les procédures de contrôle et de sanction. En serait-il tellement différent pour un protocole de soins ? Toutefois, dans un cas comme dans l’autre il faudra cependant que les choses fassent sens « dans » chacun des stagiaires et qu’ils se les approprient comme élément et but d’un processus de changement. Les stagiaires devront passer par une phase de dé-construction de leur savoir et de dé-formation de leur posture, pour ensuite construire un nouveau savoir et former une nouvelle posture, une nouvelle façon d’être vis-à-vis du thème de la formation. Un tel processus nécessite que soient mis en œuvre trois temps, d’ailleurs pas chronologiques : réflexion sur l’expérience, information, mise en pragmatique des concepts et préparation de l’action. La phase d’information est celle qui occupe le plus de temps dans les actions de formation, très souvent elle occupe la totalité du temps comme c’est le cas dans les pédagogies dites frontales. Il est vrai qu’elle est la plus facile à mettre en œuvre ; elle ne nécessite qu’une distribution d’informations ou de connaissances. Surtout elle ne met en péril personne, ni l’auditeur qui prend ou qui ne prend pas, ni le formateur qui n’a pas à rendre compte, à composer, à s’exposer. Mais est-ce de la formation ?

La question prend une tout autre acuité lorsqu’il s’agit de parler de phénomènes sectaires car il n’existe ni définition ni conduite à tenir univoques contrairement au cas de la règle du Code de la route. Là, les regards multiples des sociologues, des juristes, des philosophes, des psychologues… donnent des lectures différentes qui n’aboutissent pas à « une solution » unique. Réunir ces lectures et ces analyses au sein d’un espace d’information amène à constituer un thésaurus, plus qu’un corpus, de savoirs et de connaissances disparate qui, en l’état, n’est pas opérationnalisable par les fonctionnaires en formation. Donc, ici plus qu’ailleurs le stagiaire doit être institué comme unique acteur voire unique sujet de l’action de formation.

L’acte de formation est avant tout une action de transformation, une intervention profonde et globale, entraînant chez le sujet un développement dans les domaines intellectuel, physique ou moral, ainsi qu’un changement dans les structures correspondant à ces domaines. Il y a quasiment transformation de la personnalité. Dans une action de formation il s’agit bien de faire passer l’individu d’un état T à un état T + 1.

Toutes les sciences de l’homme, peu ou prou, se sont penchées sur le berceau des processus en jeu dans ce passage. La pédagogique noyée dans les sciences de l’éducation a tenté une synthèse en s’appuyant sur la didactique. Il serait stupide de rejeter ces explications au seul prétexte que l’unique « chose » importante en formation est l’individu. Mais pour autant il ne faut pas, comme trop souvent, réduire l’humain à des processus et à des concepts. Ce qui caractérise l’homme, l’être humain, c’est à la fois son unicité et sa capacité à la dissidence.

L’homme est d’abord un individu, c’est-à-dire qu’il est à la fois indivisible, ce qui n’exclut pas la complexité, et singulier, formant une unité distincte dans une série hiérarchique formée de genres – prenant genre dans le sens très large d’une idée générale d’un groupe d’êtres ou d’objets présentant des caractères communs. Mais l’homme n’est pas dans la permanence, ni de genre ni de lui-même. C’est bien parce qu’il y a cette « apermanence » qu’un processus d’éducation et un principe d’éducabilité trouvent une raison, voire une nécessité, d’être.

Ainsi, une action de formation n’a de sens et d’efficacité que si elle s’adresse à un individu, et cela même si on en réunit plusieurs dans une même salle, et que cet individu se place dans son « apermanence » et accepte à la fois la mobilité et la transformation de sa singularité. Alors, il y a de la souffrance et de la douleur car pour former, et se former, il faut avant tout dé-former. René Kaës[3] évoque « une intolérable atteinte narcissique qui menacerait de porter un coup fatal à une illusion habillée de la densité du véridique et du respectable ». Dès lors comment une action de formation pourrait-elle faire abstraction de l’Autre ?

Mettre l’Autre, le formé, l’apprenant, non seulement au cœur de l’action de formation mais l’instituer comme unique acteur voire unique sujet de l’action. Les autres intervenants : animateurs, formateurs, conférenciers, ne sont que des médiateurs. C’est le parti pris que nous avons choisi pour animer cette action de formation. Qui mieux que la parole institue un individu comme acteur et sujet ?

Le style, ou le type, d’animation utilisé dans les « cafés philo » nous est apparu comme une ressource autant que comme une méthode de formation utile et devant être efficace dans le cadre de ces sessions de formation sur les phénomènes sectaires. La libre parole permet à chacun de s’exprimer, au sens de sortir de soi, par rapport à un thème. Ce faisant il se construit un double savoir : savoir sur soi et savoir sur le thème. Savoir sur soi autorise, ou pas, à déconstruire les savoirs ou les présupposés que le sujet a sur le thème, et à en construire de nouveaux. Savoir sur le thème consiste, une fois que le sujet s’est autorisé à la trans-formation, à constituer un corpus de compétences et de postures à partir du thésaurus de connaissances apporté par l’information et en appui sur son ressenti par rapport au thème.

La parole est un élément essentiel à la construction de la pensée, du moins d’une pensée organisée susceptible de concourir à l’élaboration d’une action pragmatique. Par la parole le sujet peut établir une relation entre lui (« moi ») et l’objet (« le monde »). C’est par l’analyse et le développement (peut-être le perfectionnement) de cette relation que l’on peut construire du savoir. En outre, questionner un thème ou un objet n’est-ce pas déjà les constituer en savoir ? Savoir où ils posent problème. Savoir où et comment on se positionne en tant que sujet par rapport à cet objet. Savoir où il faut chercher des réponses. L’accumulation de ces savoirs plus pragmatiques que conceptuels ajoutée à la somme des connaissances apportées par l’information constitue le substratum fondamental nécessaire à une formation d’adultes chargés d’expérience.

Ainsi, autour des conférences et des tables rondes, nous réservons de larges plages de temps pendant lesquelles les stagiaires sont en « parole ». D’abord une parole de soi à soi grâce à la médiation d’un journal de bord dans lequel le stagiaire s’exprime librement et dans l’anonymat autour de questions récurrentes : remarques, une idée-force, ce que je retiens pour mes pratiques, questions en suspens, ce que je livre au groupe. Bien entendu la séance d’écriture précède un moment d’expression verbale libre où l’animateur n’a de rôle que dans la régulation des tours de parole, sans qu’il lui soit interdit de réagir à ce qui est dit. Mais en aucun cas l’animateur n’apporte d’information.

Ce moment de parole permet d’aller de soi vers les autres et de partager de l’expérience comme dans les moments dénommés espaces stagiaires où là aussi il s’agit d’échanger mais à partir de supports comme la présentation des stagiaires et de leur école, la documentation, l’évaluation du stage.


[1] ESEN, puis ESENESR et aujourd’hui : institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF).

[2] Les écoles de service publique qui forment les cadres des fonctions publiques se sont rassemblées dans un réseau afin de mutualiser et de partager leurs savoir-faire, pour organiser des formations en commun et des actions de formation communes à leurs stagiaires.

                    [3] R. Kaës et coll, fantasmes et formation, Dunod, Paris, 1975, 174p


dimanche 14 juin 2020

Enseigner la laïcité : pistes de réflexion pour l’EMC.



#veille #Gallica Adoption de la loi
de séparation de l'Eglise et de l'Etat vue par la presse http://buff.ly/1TER39X 


 

La laïcité s’enseigne-t-elle et s’apprend-elle ? Ce sont deux questions fondamentales pour notre fonction enseignante qui renvoie au « faire » : que faire, quand le faire, comment le faire : questions d’autant plus essentielles que l’institution souhaite que soit mis en place un enseignement moral et civique. La mise en œuvre d’un tel enseignement qui n’est pas issu d’un corpus scientifique bordé, oblige chacun d’entre nous à se questionner sur son essence ; il ne peut pas n’être que la conséquence d’un accident pédagogique ou trop simplement une réponse docile à une injonction institutionnelle.

 Nous pourrions débuter cette réflexion en questionnant les termes eux-mêmes. En tout premier lieu nous devrions nous interroger à propos de « est-ce que l’enseignement moral et civique est identique à enseigner la morale et l’instruction civique qui, elles, sont construites sur des corpus scientifiques aux frontières et aux démarches, fondamentales et didactiques, claires ». Mais, ici, je prendrai une entrée plus restreinte, loin de la philosophie, qui consistera à nous limiter à examiner un mot : laïcité, à travers une synthèse d’ouvrage : « la laïcité au quotidien » de Régis Debray et Didier Leschi[1].

 La laïcité est un de ces mots vertueux comme les définissait Michel Cattla, de mots utilisés « à toutes les sauces » qui, de ce fait, perdent de leur saveur ; le sens et l’essence s’estompent voire deviennent contradictoires. Il m’apparaît cependant que concernant la laïcité, le sens n’a pas trop disparu, qu’en tous les cas il y a moins de sens différents qu’il n’y a de conduites dissemblables et disparates. Aussi, l’exergue à ce livre, attribuée à Un Républicain, est-elle intéressante comme entrée en matière : « Messieurs, vous êtes d’accord avec le mot. Êtes-vous d’accord avec la chose ? »

 Ces phrases définissent bien le livre et en circonscrivent l’objectif : ni histoire, ni philosophie, ni même sociologie de la laïcité, l’ouvrage veut être un outil pratique comme l’écrivent clairement les auteurs en reprenant un extrait de la lettre que Jules Ferry adressa aux instituteurs : « peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples, et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. »

 Mis à part les six pages d’introduction qui posent quelques principes pour éclairer le discours qui va suivre, l’ouvrage se divise en 38 cas pratiques et concrets parmi lesquels, relevés aléatoirement : aumônerie, calendrier civil, cantine scolaire, édifices cultuels, foulard, injure et blasphème, liberté de l’art, politique et foi… après avoir rappelé que laïcité « n’est pas un mantra, un point d’honneur ni un prêchi-prêcha ; c’est avant tout une construction juridique fondée sur une exigence de la raison : l’égalité en droit de tous les êtres humains. », et que la laïcité « est un principe consubstantiel à la République, qui ne se réduit pas seulement au rapport de l’État et de l’Église. »

 Dans le cadre d’un séminaire que je pilotais à l’ESENESR[2] pour le réseau des écoles de services public[3] intitulé, dans un premier temps, prévention du phénomène sectaire puis transformé en éthique et déontologie du fonctionnaire dans un État laïque et républicain, nous avions mis en évidence que les cadres des fonctions publiques qui assistaient à ce séminaire, s’ils étaient intéressés par tous les aspects de la laïcité, étaient surtout préoccupés par l’application dans leur quotidien professionnel du principe (juridique) de laïcité. Par exemple, comment doit réagir un cadre de santé lorsqu’il est confronté à une patiente qui refuse de se faire examiner par un médecin « homme », comment se positionner si le refus est le fait non de la patiente mais d’un tiers ? La situation en droit est la seule chose qui concerne le fonctionnaire dans l’exercice de sa mission. Voilà un des cas traités dans ce livre qui au-delà du dit, du juridique, amène le lecteur à réfléchir les situations à l’aune du principe supérieur inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : le droit au respect de la dignité de chacun, et le droit à la liberté de pratiquer la religion de son choix ; ce que la Cour Européenne des Droits de l’Homme a repris dans une jurisprudence : « le droit à la jouissance paisible de la liberté de religion ». « Jouissance paisible » doit interroger chacun et doit entraîner à lire le droit à la lumière de ce qui dans chaque pays a été une métamorphose d’un culte (ou partie d’un culte) en culture, comme la crèche de Noël.

 Ainsi, la volonté des auteurs est exprimée autour de 4 questions : « Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Répondre à ces questions ponctuelles nous aidera, qui que nous soyons, élus, maires, religieux, responsables administratifs ou associatifs, simples citoyens, à mieux exercer une forme de cohabitation civilisée qui, si elle n’a pas de véritable répondant en Europe ni dans le monde, a une portée qui dépasse, et de loin, notre Hexagone. »

 Mais, préalablement au « que faire », en puisant dans les situations présentées dans ce livre, ne devons-nous pas nous installer dans un « qu’en penser » de la laïcité ?

 

Jean-Jacques LATOUILLE

 



[1] La laïcité au quotidien, guide pratique, Gallimard, collection FOLIO.

[2] École où sont formés les personnels d’encadrement de l’Éducation nationale (inspecteurs, chefs d’établissement…).

[3] Où sont formés les cadres des fonctions publiques : commissaires de police, officiers de sapeurs-pompiers, cadres de santé, magistrats…


Avant Jules Ferry il y avait des écoles

  Ce billet est un complément autant qu’une explicitation de mon précédent billet : « Monsieur le Député : Non ! L’enseignement privé ce n’e...