Le numéro d’octobre (2019) de la revue
Sciences Humaines est consacré à la réussite scolaire : Réussir à
l’école, comment devient-on bon élève ? Dans son éditorial
Jean-François Dortier s’en prend aux théories de la reproduction sociale de
façon nette et, à mon avis, bien injustement. J’avancerai jusqu’à dire que son
propos constitue une erreur d’appréciation des théories de la reproduction
sociale. J’ai réagi à cet éditorial de la façon suivante.
« J’ai été très surpris
par l’éditorial du numéro 318 (octobre 2019) lorsque Jean-François
Dortier lorsqu’il écrit : « Que les routes ne sont jamais tracées
d’avance, quoi qu’en disent les théories de la reproduction sociale. »
Il ne me semble pas avoir
rencontré au cours de mes études, sauf chez certains journalistes ou
pseudo-intellectuels, que les théories de la reproduction sociale aient jamais
affirmé cela. Ce qu’elles mettent en évidence c’est une sorte de prédicat d’une
prédisposition négative, mais en aucun cas elles affirmeraient qu’un individu
serait irrémédiablement enfermé dans son « système social et
culturel » de naissance. Comme pour la maladie, certains s’en sortent
d’autres pas, mais les théories de la reproduction sociale montrent que ceux
qui s’en sortent sont sinon une exception du moins une minorité. Les études
montrent bien que très majoritairement un enfant né dans la pauvreté y
demeurera lorsqu’il deviendra adulte.
L’exemple des enfants de David
Lodge ne contredit absolument pas les théories de la reproduction sociale. Si
ces enfants n’avaient pas eu un père écrivain mais un père balayeur municipal
et une mère technicienne de surface auraient-ils eu le parcours chaotique des
enfants Lodge ? Peut-être mais ils auraient alors rejoint le camp des exceptions,
comme ce fut le cas pour Pierre Bourdieu.
Les théories de la
reproduction sociale ne disent pas que tout est figé dès le départ, elles
mettent en évidence, et de façon statistique, que les enfants (puisque nous
parlons d’eux) qui ne disposent pas d’un capital culturel et social (économique
aussi) sont plus en difficulté, tellement en difficulté par rapport à l’école
qu’ils n’arrivent que rarement à sortir « de leur catégorie ». Nous
pourrions faire la démonstration inverse ; les théories de la reproduction
sociale montrent que les enfants « de riches » sont les plus nombreux
à fréquenter les Grandes Écoles, pour autant elles ne nient pas que certains
finissent dans les culs de basse-fosse de la précarité, plus rarement dans ceux
de la grande pauvreté.
Alors, effectivement le
destin, notamment scolaire, de chacun n’est pas figé à la condition de départ
mais quand même ce n’est pas la même chose d’être enfant de David Lodge que de
l’être de parents pauvres financièrement, culturellement et socialement, et de
surcroît alcooliques profonds. Et lorsqu’on lit dans un document de synthèse
scolaire destiné à une commission d’orientation scolaire : « X suivra
son destin de femme turque », on doit s’interroger sur la remise en
question voire la négation des théories de la reproduction sociale. »
Je ne suis pas un ayatollah de la
reproduction sociale et je ne cherche pas spécialement à défendre cette
théorie. Toutefois il serait totalement erroné de nier que l’appartenance à un
milieu social n’a pas d’incidence sur la carrière scolaire des enfants. Jusqu’à
présent rien n’a pu remettre en cause la théorie avancée par Bourdieu et
Passeron dans leurs deux livres majeurs Les Héritiers et La
Reproduction, au contraire alors que durant quelques courtes décennies le
processus de reproduction sociale a semblé se réduire, depuis quelques années
il s’accroît. Durant une première période, ce que l’on a improprement appelé
l’ascenseur social par l’école a permis à des nombreux enfants de milieux
populaires d’arriver à des fonctions supérieures à celles de leurs parents, le
système s’est grippé et à nouveau on constate que le nombre d’enfants de
milieux populaires en grandes écoles, par exemple, est très faible et nettement
inférieur à ce qu’il a été dans les années 1970 à 2000. Pour autant il serait
erroné d’en tirer une conclusion hâtive : être enfant de milieux
populaires ce n’est pas être voué à l’échec scolaire, inversement être enfant
de milieux privilégiés ce n’est pas le gage d’une réussite scolaire. Une
théorie sociologique s’intéresse à « la masse », à la globalité pas
aux individualités, aux singularités même si elle ne les ignore pas puisqu’elle
doit aussi connaître « les marges ». Je n’ai jamais lu chez Bourdieu
qu’il pensait que la totalité des enfants de milieux populaires ait été
condamnée à la relégation scolaire, lui-même n’était-il pas une de ces
exceptions en marge.
Réussir à l’école, être un bon
élève sont deux notions trop complexes pour qu’une analyse ou une critique se
limite à des phrases à l’emporte‑pièce et réductrices de la pensée qui, ici,
doit plus que jamais être systémique et complexe. Dans ce numéro de Sciences
Humaines les excellents articles d’Héloïse Lhérété, Comment devient-on bon
élève, et de Martine Fournier, Aux sources de la motivation,
montrent bien cette complexité à laquelle est soumise l’enfant qui devient
élève. Interviennent des éléments comme l’intelligence dont finalement on ne
sait pas vraiment ce qu’elle est, la connaissance de soi et de ses capacités
sans laquelle l’intelligence reste comme une vieille photo épinglée au mur, et
il y a la motivation dont Martine Fournier montre la complexité : « Fruit
de l’interaction entre des facteurs individuels, familiaux et sociaux, la
motivation est une dynamique permanente qui se construit et se travaille. »
C’est bien dans cette interaction
que se construit le destin de l’élève, une interaction forte avec le milieu
socioculturel. J’étais inspecteur de l’éducation national lorsque j’ai
rencontré Djamel au cours d’une inspection. Ce garçon, en CM2, m’apparaissait
vif, sans doute intelligent ce que me confirmèrent la discussion que j’eus avec
lui et le compte rendu du psychologue scolaire. Djamel était au fond de la
classe et, malgré ses demandes, n’était jamais interrogé. J’analysais ses
cahiers pour m’arrêter sur un exercice de compréhension d’une lecture ; il
y avait des erreurs dans la copie de la consigne que Djamel avait
« scrupuleusement » reproduites dans sa réponse. L’exercice datait du
mois d’octobre, nous étions à a fin du mois de novembre et l’enseignante ne
s’était toujours pas préoccupée de vérifier si Djamel avait apporté une
correction aux erreurs entourées du « beau rouge scolaire ». Je
sortais photocopier cette page d’anthologie pédagogique lorsque je rencontrais
le directeur de l’école qui me déclara tout de go : « ah !
Djamel, il finira comme ses frères en SEGPA ». Le destin de Djamel
était décidé et scellé par l’École. Ces enseignants étaient-ils de mauvais
enseignants ? Globalement, non ; ils subissaient autant que Djamel
des effets sociaux bien repérés : le regard sur l’appartenance à un milieu
social, l’effet des stéréotypes, le discours trop souvent défaitiste des
enseignants face à « la difficulté scolaire » vue comme une entité
quasi pathologique et à l’idée qu’on n’a jamais assez de moyens pour aider un
élève. On est bien là dans un processus complexe d’une reproduction sociale
dont je dirais qu’elle est ici multiple parce que l’enseignante et le directeur
sont bien, eux aussi, dans la reproduction sociale comme pouvait l’être mon
excellent maître de CM2 qui répétait sans cesse à mon camarade Pierre :
« Tu as la tête dure comme ton père qui s’appelle Pierre et ton grand‑père
qui s’appelle aussi Pierre. » Je ne me souviens pas si Pierre a réussi
son certificat d’études, mais je sais qu’il n’était pas avec nous au
collège ; cela n’empêcha pas Pierre de faire prospérer la ferme familiale
et de devenir un exploitant agricole important. Pierre a gagné, c’est le
critère actuel et macronien de la réussite, bien plus d’argent que moi ;
Pierre était-il intelligent ? À coup sûr c’était un malin doué d’un grand
sens de l’observation notamment de celle des gens et d’une pratique pertinente
de l’arithmétique pratique. Si ses parents n’attachaient pas beaucoup
d’importance à l’école, celle où eux-mêmes avaient tant souffert, ils étaient
attentifs à l’affection dont ils entouraient leurs enfants, à la qualité du
travail que ceux-ci pouvaient être amenés à fournir à la ferme, et
particulièrement vigilant à développer chez leurs enfants le sens de la nature
et de l’observation. Alors, Pierre a réussi.
Lorsque j’effectuais, dans le
cadre de mes études de psychologie, un stage en pédiatrie au CHU de Grenoble et
plus particulièrement à la consultation de pédopsychiatrie je rencontrais Alex,
adolescent de 14 ans, qui nous était adressé par sa mère sous l’insistance
pressante de sa grand‑mère par suite d’une « interpellation » par la
conseillère d’éducation du collège. Les résultats scolaires d’Alex étaient dans
une chute vertigineuse, et la conseillère d’éducation soupçonnait Alex d’être
en contact régulier avec la consommation de drogue. Lors de notre première
rencontre Alex présentait des doigts noircis de cambouis dont il m’expliqua
qu’il provenait des scooters des copains qu’il réparait plutôt que de faire ses
devoirs. Alex allait régulièrement en cours mais, me dit-il, s’y ennuyait,
n’avait pas envie d’apprendre. Alex vivait sans projet d’avenir, au jour le
jour, sans joie mais sans tristesse. Alex était un garçon intelligent, vif et sans
mélancolie. Mais, Alex était seul ou du moins il se vivait comme seul, il me
dit un jour qu’il lui semblait que les adultes l’avaient abandonné. Ses parents
avaient conçu leur enfant alors qu’ils étaient jeunes étudiants ce qui les
amena à orienter autrement leur vie, elle devint infirmière et lui entra dans
la fonction publique territoriale où il fit une brillante carrière. Ils
divorcèrent et obtinrent une garde alternée, Alex serait deux ans chez sa mère,
puis deux ans chez son père. Lequel père décida, pour raison professionnelle,
de s’exiler à l’autre bout de la France et changea deux fois de ville alors
qu’il avait la garde d’Alex. C’est donc lorsqu’il était revenu chez sa mère
qu’Alex est venu dans le service. Cette mère qui n’avait pas voulu de cette
grossesse assumait-elle d’avoir un enfant, ses attitudes ne le garantissaient
pas et, en outre du travail de nuit et du week-end, elle nous dit qu’elle était
embarrassée par cet adolescent et que puisqu’il était adolescent elle lui
laissait beaucoup de liberté. De fait il apparut que c’était plus la grand-mère
que la mère qui se chargeait de l’éducation d’Alex. Alors ? Alors, Alex
bien qu’intelligent, bien qu’appartenant à un milieu socioculturel
« élevé » était en train d’échouer scolairement et d’hypothéquer son
avenir. Je ne sais pas ce qu’il est devenu mais sans l’intervention de la
grand-mère qui l’amena à la consultation dans le service où elle avait été
infirmière, Alex aurait sans doute eu du mal à grandir. On voit bien ici,
aussi, comment s’applique la règle de la reproduction sociale suivant laquelle
l’appartenance ne suffit pas à définir avec exactitude le devenir d’un enfant,
d’un élève mais comment cette « appartenance » peut jouer un rôle
protecteur et salvateur.
Les théories de la reproduction
sociale ne sont pas une prédication, un prédicat, mais une indication par
rapport à une image globale de la société. Face à cette à ce prédicat tout
professionnel de l’enfance a un devoir impérieux d’aider l’enfant, l’élève à
exprimer ce qu’il a de meilleur en lui, et chaque enfant possède quelque chose
de « meilleur en lui » ; il faut inviter les enseignants à
devenir ces personnes dont Héloïse Lhérété parle lorsqu’elle écrit qu’une des
conditions possibles pour devenir un bon élève il y a : « rencontrer
les bonnes personnes ». Il me revient en mémoire l’interview de Djamel Debousse publiée
dans un dossier spécial[1]
du Monde où il déclarait : « À partir de la sixième, à Trappes,
certains professeurs nous donnaient l’impression que nous étions des gueux. »,
heureusement il a rencontré cette enseignante de français qui animait un club
de théâtre et initiait les élèves à l’improvisation ; il a rencontré
« la bonne personne ».
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