«
Nos
livres sont les meilleurs, l’expérience l'a prouvé. Je n’irai pas jusqu’à dire
que votre Bouillot… ah, ah, Monsieur Victor Bouillot, professeur au lycée
Montaigne, s’il vous plaît ! Loin de moi, simple maître d’école, l’idée
d’aller contre un professeur au lycée Montaigne. Pourtant, ce livre me semble
un peu besogneux, un peu lourd… Outres que les lectures soient assez pauvres,
rien de tel que d’associer aux morceaux choisit la grammaire, l’orthographe et
le vocabulaire pour voter aux élèves toute envie de lire. Notre Mironneau est
un pur recueil de morceaux choisis, avec une explication des mots des idées, ce
qui est, bien sûr, indispensable. C’est le livre idéal pour donner à nos grands
élèves le goût de la lecture, je dirais même, de la littérature. Avez-vous lu,
chère collègue, les admirables paragraphes sur la région des Cévennes, tirés de
Notre France, du grand Jules Michelet ? »
Ce paragraphe, extrait de
L’année du certif de Michel
Jeury, ouvre sur deux questions : celle de l’enseignement de la langue,
celle du choix des manuels scolaires. Je traiterai de l’enseignement de la
langue dans un prochain billet, pour l’heure que penser de la question des
manuels scolaires.
Alain Braun
[1]
introduit ainsi le numéro spécial que la revue Éducation & Formation a
consacré à cette question en 2010 : «
Voie royale pour introduire
de nouvelles pratiques de classe ou, au contraire, outil du conservatisme pédagogique,
les manuels sont à tout le moins des traces concrètes de la vie scolaire ou
d’une certaine conception de celle-ci. » Au-delà de la « simple
question » de pratique pédagogique, le manuel scolaire est aussi un
vecteur politique et social comme le rappelle l’UNESCO
[2] :
«
L’UNESCO travaille sur les questions liées à l’élaboration de manuels
scolaires depuis sa création, en 1945, dans le cadre de sa mission fondamentale
qui est de « construire la paix dans l’esprit des hommes et des femmes ».
Initialement, ce travail portait sur les manuels scolaires comme moyens
pédagogiques de promouvoir la paix par la compréhension mutuelle, notamment
entre anciens antagonistes. […] Bien que ces thèmes restent pertinents
aujourd’hui, les initiatives les plus récentes de l’UNESCO sur les manuels scolaires
et le matériel didactique se sont élargies pour inclure des considérations
relatives au rôle de l’éducation dans la promotion des droits humains et la
suppression de la discrimination sous toutes ses formes. »
Le manuel scolaire n’est donc pas un outil neutre, au-delà
de la pratique pédagogique le manuel distille des intentions, des stéréotypes,
des préjugés, des partis pris auxquels, même s’il n’en est pas l’auteur ni
qu’il n’y adhère, l’enseignant n’échappe pas et face auxquels il a le devoir,
moral, d’être vigilant. Notons, toutefois et sans vouloir absoudre quiconque,
que le manuel comme l’enseignant sont inscrits dans une société et son
histoire ; ainsi se rappelle‑t‑on suffisamment combien «
Le manuel
est constitutif du roman national. Parmi les exemples les plus connus, le
manuel de lecture Le Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, pseudonyme
d’Augustine Fouillée (1877), « petit livre rouge de la République »,
a été vendu à trois millions d’exemplaires en dix ans et réédité pour son centième
anniversaire par Belin. L’Histoire de France d’Ernest Lavisse (1884) a connu sa
soixante-quinzième édition en 1950. Le « Petit Lavisse », s’adressant
au jeune lecteur sur sa couverture, soulignait en ces termes la portée de son
projet pédagogique : « Dans ce livre, tu apprendras l’histoire de la
France. Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle et parce
que son histoire l’a faite grande »[3].
Il se pose donc deux questions que la recherche a peu
étudiées : le choix du manuel par l’enseignant, l’élaboration du manuel
par l’éditeur mais aussi par l’État. Laissons cette dernière question en
jachère pour limiter notre réflexion à la relation qui lie l’enseignant au
manuel.
L’intérêt du manuel scolaire semble rassembler l’assentiment
d’une très grande partie des acteurs de l’éducation, notamment en raison de
l’efficacité qu’il a au regard de la qualité des apprentissages comme le
souligne François-Marie Gérard
[4]
dans une méta-étude : «
Il apparaît que « la disposition
personnelle d’un manuel par l’élève a un impact plus fort d’une part dans le
domaine de la langue (lecture-grammaire) que dans celui des mathématiques et
d’autre part dans les premières années du cycle primaire que vers la fin du
cycle. » À côté de cet impact individuel, les auteurs notent « la
possibilité d’un effet collectif ou contextuel. […] Plus la proportion d’élèves
qui disposent d’un livre est grande, plus en moyenne, chaque élève profite d’un
contexte favorable aux acquisitions, même pour les élèves qui ne possèdent pas
personnellement le manuel puisqu’il s’agit d’un effet contextuel. »
Pourtant ce ne sont, d’après une étude publiée dans Éducation & Formation,
que 23 % des enseignants de primaire qui utilisent un manuel scolaire de
façon régulière. Faut-il voir là un effet ou une conséquence liés au seul choix
des manuels dont l’étude dit «
que rares sont les enseignants qui choisissent,
seuls, le manuel (14 %). Dans la majorité des cas (72 %), il s’agit
d’un choix collectif de l’équipe disciplinaire. » Dans le primaire
l’aspect « équipe disciplinaire » n’existe pas mais nous pourrions
interroger le collectif « équipe pédagogique ». La question
mériterait d’être étudiée au regard de ce qu’est l’équipe pédagogique :
une société liquide par analogie au sens que donne Zigmunt Bauman «
insaisissable
et atomisée ». Dès lors que le choix du manuel scolaire est le
résultat d’un consensus au sein de l’équipe comment l’enseignant va-t-il s’en
emparer pour construire son œuvre pédagogique tellement intime ? Certes,
déjà en 1991, Jean-Louis Jadoule, cité dans Éducation & Formation, écrivait
à propos des manuels que «
Tout dépend de l’usage qu’on en fait »,
ainsi un outil n’a jamais enfermé son utilisateur qui possède toute la liberté
de l’utiliser suivant ses désirs, ses habitudes et ses projets. Il n’en demeure
pas moins, qu’il apparaît, notamment en regard de la sophistication des
manuels, que les enseignants peuvent, à dessein ou non, se laisser enfermer
dans les processus pédagogiques du manuel voire aussi dans les connaissances
fondamentales déployées. Cet « enfermement » n’est-il pas le résultat
de la dépendance de l’enseignant par rapport à un manuel qui lui apporte de la
« matière » et un cadre pédagogique ? C’est ce que montre Eric
Bruillard
[5]
lorsqu’il écrit : «
Quand les enseignants sont censés être des
spécialistes des domaines qu’ils ont en charge – ils les ont étudiés longuement
à l’université – ils « incarnent » leur discipline et sont jugés peu
dépendant des manuels scolaires. Quand leur expertise est moins affirmée,
l’impact des manuels est certainement plus important. C’est le cas en
élémentaire, mais également en géographie (enseignée majoritairement par des
historiens) et sans doute de manière moins visible dans des disciplines
scolaires basées sur plusieurs champs universitaires ». Cette
dépendance, voire cette soumission, au manuel n’est-elle pas encouragée par le
Ministère lorsqu’il préconisait pour enseigner le français au cycle des
apprentissages fondamentaux
[6] :
«
l’appui sur un manuel de qualité est un gage de succès pour cet
enseignement délicat » L’enseignant se dédouanera de toute dépendance,
à tort, en rappelant que les manuels scolaires sont le plus souvent accompagnés
d’un livre du maître, véritable guide pédagogique. Choisi ou subi le manuel est
un outil à l’usage de l’enseignant, alors pourquoi et comment l’utilise‑t‑il ?
Le manuel scolaire est à la fois un support
d’enseignement : illustration, exercices proposés, textes de lecture… et
aussi un support de préparation de classe. La préparation de la classe est une
des tâches majeures d’un enseignant pour laquelle le manuel (livre de l’élève
comme livre du maître), quand il ne les livre pas clé en mains, va permettre de
concevoir les séances que l’enseignant va mettre en œuvre et va proposer les
supports d’apprentissage à destination des élèves. En outre le manuel peut
constituer un lien avec l’extérieur de la classe grâce aux supports qu’il offre
et que l’élève peut transporter avec lui.
Il faut donc s’interroger sur la variabilité de l’usage du
manuel scolaire entre les mains des enseignants, des élèves, des parents… mais
aussi des inspecteurs dont on ne sait pas quel regard ils portent sur cette
question lorsqu’ils conduisent une inspection ; une observation
[7]
succincte de rapports d’inspection montrait, au regard de notre sujet,
qu’exceptionnels sont les rapports qui traitent de l’usage de la photocopie et
plus exceptionnels sont ceux qui font mention de la qualité des manuels
scolaires utilisés et surtout de l’usage qu’en fait l’enseignant
« inspecté ».
L’étude de la question des manuels scolaire devient
aujourd’hui essentielle comme l’indiquait déjà en 2012 l’Inspection générale
dans son rapport « Les manuels scolaires : situation et perspectives » :
«
Le manuel scolaire est un objet familier de nos classes. Son
utilisation est ancienne, il est universellement diffusé. Toutefois, à l’heure
de la révolution numérique, au moment où l’école cherche les voies d’une
meilleure performance et les moyens d’un enseignement plus personnalisé, la
question du manuel, de sa forme, de son utilité et de son utilisation, se pose dans
des conditions nouvelles. L’importance des financements qui lui sont consacrés,
le développement rapide de nouveaux outils et de ressources pouvant servir la
pédagogie, justifient que le manuel ne fonde pas sa légitimité sur la seule
coutume. À quoi sert-il ? Sert-il effectivement ? Dans quelle mesure
et pour quoi les élèves et les enseignants en ont-ils besoin et l’utilisent-ils ?
Qu’en attend l’institution ? Qui doit payer ? Que signifie, au siècle
de Steve Jobs, le manuel pensé du temps de Jules Ferry ? Quelle (s) forme (s)
doit-il prendre, s’il a encore un avenir ? »
En guise de conclusion, provisoire bien sûr, ne faut-il pas
poser la question : les enseignants sont-ils suffisamment formés à la
question du manuel scolaire, sont-ils seulement formés ?
Complément de lecture :
François-Marie
Gérard et Xavier
Roegiers,
Des manuels scolaires pour
apprendre :
Concevoir, évaluer, utiliser,
De
Boeck Supérieur,
2009.
[2]
UNESCO Pour des manuels scolaires au contenu inclusif 2017
[3] Rapport IGEN, Les manuels scolaires : situation et Perspectives, mars
2012.
[4]
François-Marie Gerard Le manuel scolaire, un outil efficace, mais décrié, Éducation
& Formation –e 292 – Janvier 2010
[5]
Eric Bruillard, « Les manuels scolaires questionnés par la recherche », in
Bruillard E. (dir.), Manuels scolaires, regards croisés, Documents, actes et
rapports sur l’éducation, CRDP de Basse-Normandie, 2005, p. 13-26.
[6]
Ministère de l’éducation nationale, Horaires et programmes d’enseignement de
l’école primaire, B.O. H.S. n°3 du 19 juin 2008.
[7]
Que j’ai faite en lisant les rapports des inspecteurs qui m’avaient précédé
auprès des enseignants que « j’inspectais » dans trois
circonscriptions différentes.