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lundi 22 juin 2020

Si former c'était discuter



Lorsque j’étais à l’école supérieure de l’éducation nationale[1], j’avais la responsabilité d’une session inter‑écoles du réseau[2] des écoles de service public où nous accueillions durant une semaine des élèves commissaires de police, des directeurs de soins, des élèves magistrats, des inspecteurs de l’éducation nationale… pour parler des phénomènes sectaires. Bien sûr il était attendu à la fin de cette session qu’ils soient compétents pour dépister la présence de « dérives », pour faire la part de ce qui est délictueux de ce qui ne l’est pas, pour adopter une posture de fonctionnaire chargé de mettre en œuvre une politique ou faire appliquer la loi.

On voit bien comment nous pourrions agir en formation vis-à-vis du Code de la route, par exemple, dire une règle nouvelle, peut être en expliquer la genèse, et sûrement expliciter les procédures de contrôle et de sanction. En serait-il tellement différent pour un protocole de soins ? Toutefois, dans un cas comme dans l’autre il faudra cependant que les choses fassent sens « dans » chacun des stagiaires et qu’ils se les approprient comme élément et but d’un processus de changement. Les stagiaires devront passer par une phase de dé-construction de leur savoir et de dé-formation de leur posture, pour ensuite construire un nouveau savoir et former une nouvelle posture, une nouvelle façon d’être vis-à-vis du thème de la formation. Un tel processus nécessite que soient mis en œuvre trois temps, d’ailleurs pas chronologiques : réflexion sur l’expérience, information, mise en pragmatique des concepts et préparation de l’action. La phase d’information est celle qui occupe le plus de temps dans les actions de formation, très souvent elle occupe la totalité du temps comme c’est le cas dans les pédagogies dites frontales. Il est vrai qu’elle est la plus facile à mettre en œuvre ; elle ne nécessite qu’une distribution d’informations ou de connaissances. Surtout elle ne met en péril personne, ni l’auditeur qui prend ou qui ne prend pas, ni le formateur qui n’a pas à rendre compte, à composer, à s’exposer. Mais est-ce de la formation ?

La question prend une tout autre acuité lorsqu’il s’agit de parler de phénomènes sectaires car il n’existe ni définition ni conduite à tenir univoques contrairement au cas de la règle du Code de la route. Là, les regards multiples des sociologues, des juristes, des philosophes, des psychologues… donnent des lectures différentes qui n’aboutissent pas à « une solution » unique. Réunir ces lectures et ces analyses au sein d’un espace d’information amène à constituer un thésaurus, plus qu’un corpus, de savoirs et de connaissances disparate qui, en l’état, n’est pas opérationnalisable par les fonctionnaires en formation. Donc, ici plus qu’ailleurs le stagiaire doit être institué comme unique acteur voire unique sujet de l’action de formation.

L’acte de formation est avant tout une action de transformation, une intervention profonde et globale, entraînant chez le sujet un développement dans les domaines intellectuel, physique ou moral, ainsi qu’un changement dans les structures correspondant à ces domaines. Il y a quasiment transformation de la personnalité. Dans une action de formation il s’agit bien de faire passer l’individu d’un état T à un état T + 1.

Toutes les sciences de l’homme, peu ou prou, se sont penchées sur le berceau des processus en jeu dans ce passage. La pédagogique noyée dans les sciences de l’éducation a tenté une synthèse en s’appuyant sur la didactique. Il serait stupide de rejeter ces explications au seul prétexte que l’unique « chose » importante en formation est l’individu. Mais pour autant il ne faut pas, comme trop souvent, réduire l’humain à des processus et à des concepts. Ce qui caractérise l’homme, l’être humain, c’est à la fois son unicité et sa capacité à la dissidence.

L’homme est d’abord un individu, c’est-à-dire qu’il est à la fois indivisible, ce qui n’exclut pas la complexité, et singulier, formant une unité distincte dans une série hiérarchique formée de genres – prenant genre dans le sens très large d’une idée générale d’un groupe d’êtres ou d’objets présentant des caractères communs. Mais l’homme n’est pas dans la permanence, ni de genre ni de lui-même. C’est bien parce qu’il y a cette « apermanence » qu’un processus d’éducation et un principe d’éducabilité trouvent une raison, voire une nécessité, d’être.

Ainsi, une action de formation n’a de sens et d’efficacité que si elle s’adresse à un individu, et cela même si on en réunit plusieurs dans une même salle, et que cet individu se place dans son « apermanence » et accepte à la fois la mobilité et la transformation de sa singularité. Alors, il y a de la souffrance et de la douleur car pour former, et se former, il faut avant tout dé-former. René Kaës[3] évoque « une intolérable atteinte narcissique qui menacerait de porter un coup fatal à une illusion habillée de la densité du véridique et du respectable ». Dès lors comment une action de formation pourrait-elle faire abstraction de l’Autre ?

Mettre l’Autre, le formé, l’apprenant, non seulement au cœur de l’action de formation mais l’instituer comme unique acteur voire unique sujet de l’action. Les autres intervenants : animateurs, formateurs, conférenciers, ne sont que des médiateurs. C’est le parti pris que nous avons choisi pour animer cette action de formation. Qui mieux que la parole institue un individu comme acteur et sujet ?

Le style, ou le type, d’animation utilisé dans les « cafés philo » nous est apparu comme une ressource autant que comme une méthode de formation utile et devant être efficace dans le cadre de ces sessions de formation sur les phénomènes sectaires. La libre parole permet à chacun de s’exprimer, au sens de sortir de soi, par rapport à un thème. Ce faisant il se construit un double savoir : savoir sur soi et savoir sur le thème. Savoir sur soi autorise, ou pas, à déconstruire les savoirs ou les présupposés que le sujet a sur le thème, et à en construire de nouveaux. Savoir sur le thème consiste, une fois que le sujet s’est autorisé à la trans-formation, à constituer un corpus de compétences et de postures à partir du thésaurus de connaissances apporté par l’information et en appui sur son ressenti par rapport au thème.

La parole est un élément essentiel à la construction de la pensée, du moins d’une pensée organisée susceptible de concourir à l’élaboration d’une action pragmatique. Par la parole le sujet peut établir une relation entre lui (« moi ») et l’objet (« le monde »). C’est par l’analyse et le développement (peut-être le perfectionnement) de cette relation que l’on peut construire du savoir. En outre, questionner un thème ou un objet n’est-ce pas déjà les constituer en savoir ? Savoir où ils posent problème. Savoir où et comment on se positionne en tant que sujet par rapport à cet objet. Savoir où il faut chercher des réponses. L’accumulation de ces savoirs plus pragmatiques que conceptuels ajoutée à la somme des connaissances apportées par l’information constitue le substratum fondamental nécessaire à une formation d’adultes chargés d’expérience.

Ainsi, autour des conférences et des tables rondes, nous réservons de larges plages de temps pendant lesquelles les stagiaires sont en « parole ». D’abord une parole de soi à soi grâce à la médiation d’un journal de bord dans lequel le stagiaire s’exprime librement et dans l’anonymat autour de questions récurrentes : remarques, une idée-force, ce que je retiens pour mes pratiques, questions en suspens, ce que je livre au groupe. Bien entendu la séance d’écriture précède un moment d’expression verbale libre où l’animateur n’a de rôle que dans la régulation des tours de parole, sans qu’il lui soit interdit de réagir à ce qui est dit. Mais en aucun cas l’animateur n’apporte d’information.

Ce moment de parole permet d’aller de soi vers les autres et de partager de l’expérience comme dans les moments dénommés espaces stagiaires où là aussi il s’agit d’échanger mais à partir de supports comme la présentation des stagiaires et de leur école, la documentation, l’évaluation du stage.


[1] ESEN, puis ESENESR et aujourd’hui : institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF).

[2] Les écoles de service publique qui forment les cadres des fonctions publiques se sont rassemblées dans un réseau afin de mutualiser et de partager leurs savoir-faire, pour organiser des formations en commun et des actions de formation communes à leurs stagiaires.

                    [3] R. Kaës et coll, fantasmes et formation, Dunod, Paris, 1975, 174p


dimanche 14 juin 2020

Enseigner la laïcité : pistes de réflexion pour l’EMC.



#veille #Gallica Adoption de la loi
de séparation de l'Eglise et de l'Etat vue par la presse http://buff.ly/1TER39X 


 

La laïcité s’enseigne-t-elle et s’apprend-elle ? Ce sont deux questions fondamentales pour notre fonction enseignante qui renvoie au « faire » : que faire, quand le faire, comment le faire : questions d’autant plus essentielles que l’institution souhaite que soit mis en place un enseignement moral et civique. La mise en œuvre d’un tel enseignement qui n’est pas issu d’un corpus scientifique bordé, oblige chacun d’entre nous à se questionner sur son essence ; il ne peut pas n’être que la conséquence d’un accident pédagogique ou trop simplement une réponse docile à une injonction institutionnelle.

 Nous pourrions débuter cette réflexion en questionnant les termes eux-mêmes. En tout premier lieu nous devrions nous interroger à propos de « est-ce que l’enseignement moral et civique est identique à enseigner la morale et l’instruction civique qui, elles, sont construites sur des corpus scientifiques aux frontières et aux démarches, fondamentales et didactiques, claires ». Mais, ici, je prendrai une entrée plus restreinte, loin de la philosophie, qui consistera à nous limiter à examiner un mot : laïcité, à travers une synthèse d’ouvrage : « la laïcité au quotidien » de Régis Debray et Didier Leschi[1].

 La laïcité est un de ces mots vertueux comme les définissait Michel Cattla, de mots utilisés « à toutes les sauces » qui, de ce fait, perdent de leur saveur ; le sens et l’essence s’estompent voire deviennent contradictoires. Il m’apparaît cependant que concernant la laïcité, le sens n’a pas trop disparu, qu’en tous les cas il y a moins de sens différents qu’il n’y a de conduites dissemblables et disparates. Aussi, l’exergue à ce livre, attribuée à Un Républicain, est-elle intéressante comme entrée en matière : « Messieurs, vous êtes d’accord avec le mot. Êtes-vous d’accord avec la chose ? »

 Ces phrases définissent bien le livre et en circonscrivent l’objectif : ni histoire, ni philosophie, ni même sociologie de la laïcité, l’ouvrage veut être un outil pratique comme l’écrivent clairement les auteurs en reprenant un extrait de la lettre que Jules Ferry adressa aux instituteurs : « peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples, et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. »

 Mis à part les six pages d’introduction qui posent quelques principes pour éclairer le discours qui va suivre, l’ouvrage se divise en 38 cas pratiques et concrets parmi lesquels, relevés aléatoirement : aumônerie, calendrier civil, cantine scolaire, édifices cultuels, foulard, injure et blasphème, liberté de l’art, politique et foi… après avoir rappelé que laïcité « n’est pas un mantra, un point d’honneur ni un prêchi-prêcha ; c’est avant tout une construction juridique fondée sur une exigence de la raison : l’égalité en droit de tous les êtres humains. », et que la laïcité « est un principe consubstantiel à la République, qui ne se réduit pas seulement au rapport de l’État et de l’Église. »

 Dans le cadre d’un séminaire que je pilotais à l’ESENESR[2] pour le réseau des écoles de services public[3] intitulé, dans un premier temps, prévention du phénomène sectaire puis transformé en éthique et déontologie du fonctionnaire dans un État laïque et républicain, nous avions mis en évidence que les cadres des fonctions publiques qui assistaient à ce séminaire, s’ils étaient intéressés par tous les aspects de la laïcité, étaient surtout préoccupés par l’application dans leur quotidien professionnel du principe (juridique) de laïcité. Par exemple, comment doit réagir un cadre de santé lorsqu’il est confronté à une patiente qui refuse de se faire examiner par un médecin « homme », comment se positionner si le refus est le fait non de la patiente mais d’un tiers ? La situation en droit est la seule chose qui concerne le fonctionnaire dans l’exercice de sa mission. Voilà un des cas traités dans ce livre qui au-delà du dit, du juridique, amène le lecteur à réfléchir les situations à l’aune du principe supérieur inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : le droit au respect de la dignité de chacun, et le droit à la liberté de pratiquer la religion de son choix ; ce que la Cour Européenne des Droits de l’Homme a repris dans une jurisprudence : « le droit à la jouissance paisible de la liberté de religion ». « Jouissance paisible » doit interroger chacun et doit entraîner à lire le droit à la lumière de ce qui dans chaque pays a été une métamorphose d’un culte (ou partie d’un culte) en culture, comme la crèche de Noël.

 Ainsi, la volonté des auteurs est exprimée autour de 4 questions : « Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Répondre à ces questions ponctuelles nous aidera, qui que nous soyons, élus, maires, religieux, responsables administratifs ou associatifs, simples citoyens, à mieux exercer une forme de cohabitation civilisée qui, si elle n’a pas de véritable répondant en Europe ni dans le monde, a une portée qui dépasse, et de loin, notre Hexagone. »

 Mais, préalablement au « que faire », en puisant dans les situations présentées dans ce livre, ne devons-nous pas nous installer dans un « qu’en penser » de la laïcité ?

 

Jean-Jacques LATOUILLE

 



[1] La laïcité au quotidien, guide pratique, Gallimard, collection FOLIO.

[2] École où sont formés les personnels d’encadrement de l’Éducation nationale (inspecteurs, chefs d’établissement…).

[3] Où sont formés les cadres des fonctions publiques : commissaires de police, officiers de sapeurs-pompiers, cadres de santé, magistrats…


Avant Jules Ferry il y avait des écoles

  Ce billet est un complément autant qu’une explicitation de mon précédent billet : « Monsieur le Député : Non ! L’enseignement privé ce n’e...