a)
Regard sociologique
Marquées par la sociologie de l’acteur et la sociologie du
sujet les années 1990 voient
l’émergence du concept de « Besoins Educatifs Particuliers ». On
constate que certains enfants/élèves présentent des « manques » pour
accéder aux apprentissages, donc ils ont des besoins pour accéder à l’égalité
de droit qui sont particuliers. Un tel regard tend à adoucir la stigmatisation
des individus mais il est trop général car qui n’a pas de besoins. On va alors
utiliser une définition situationnelle pour définir les besoins ; ce type
d’analyse situationnelle présente l’avantage d’ouvrir la voie à une stratégie
d’action. Ainsi, on considérera, par exemple, qu’une personne atteinte de
paraplégie qui se déplace grâce à un fauteuil roulant n’est handicapée face à
escalier que parce qu’il n’y a pas d’alternative pour rejoindre les étages
supérieurs, il n’y a plus de handicap s’il y a un ascenseur. Cet exemple très
caricatural permet d’illustrer la notion de compensation : face à une
situation il faut compenser les manques de la personne pour lui permettre
d’accéder aux mêmes droits que les autres personnes ; c’est cette démarche
qui soutien le principe d’accessibilité universelle[1].
L’adoption de cette terminologie n’est pas un simple
changement de terminologie, les concepts s’ancrent dans un véritable projet de
société et concernant l’école on peut dire que : « le prendre en compte
dans toute sa dimension suppose de faire partager par l’ensemble des acteurs,
non seulement de l’institution scolaire mais aussi par ses différents
partenaires, une nouvelle compréhension de la mission démocratique de l’école
». Dès lors on considère que l’école pour tous est faite pour tous et
pour chacun, qu’elle est nécessaire à tous et à chacun socialement et
économiquement. On voit alors que le concept d’élèves à besoins éducatifs
spécifiques dépasse le cadre du handicap, il s’adresse plus généralement aux
difficultés d’apprentissage donc à l’échec scolaire, aux difficultés
d’adaptation au groupe, à la structure, aux difficultés de langue[2] … Plus récemment les
Elèves Intellectuellement Précoces (EIP) ont été reconnus comme ayant des
Besoins Educatifs Particuliers.
Pour l’école il s’agira, en présence d’un élève, d’abord
d’accueillir et de chercher à comprendre les difficultés observées, puis
d’évaluer pour connaître et comprendre l’enfant avec ses acquis et ses besoins
pour ensuite construire un projet individualisé pour créer une dynamique de
progrès (PAE, PPRE, PAI). Une telle démarche oblige à travailler avec des
partenaires.
b)
Regard pédagogique
Cette conception de l’éducation et de la pédagogie à travers
le paradigme de BEP entraîne à distinguer, pour les rassembler ensuite, les
acteurs de l'apprentissage : l’élève qui apprend, l’enseignant qui permet
les apprentissages.
L’élève
On dit des enfants qu’ils ont des besoins éducatifs
particuliers quand ils ont des difficultés pour accéder aux apprentissages
nécessitant la mise en place d’un dispositif éducatif spécifique à leur
intention.
Les enfants ont des difficultés d’accès aux apprentissages
quand ils ont, de manière significative, plus de mal à apprendre que la
majorité des enfants du même âge ou quand ils souffrent d’un handicap qui les
empêche ou les gêne lorsqu’il s’agit d’utiliser ce qui est généralement mis à
disposition pour l’éducation des enfants du même âge dans les écoles d’une zone
administrative.
L’OCDE distingue trois catégories de besoins :
• Besoins
résultant d’une déficience,
• Besoins dus
à des difficultés d’apprentissage,
• Besoins dus
à des difficultés socio-économiques ou socio-culturelles.
Regardons le cas de Hugo pour comprendre comment les
choses peuvent se passer dans une école : « Hugo est âgé de 5 ans à
son entrée en GS de maternelle. Il est signalé par sa maîtresse car “il ne
s'investit pas ou peu dans les activités proposées en classe”. Il ne prend
jamais la parole pendant les échanges collectifs, en salle de jeu il ne
participe pas. La maîtresse le dit “triste et très angoissé en début et en fin
de journée : il pleure chaque matin, s’isole et se replie sur lui-même”.
Ses dessins sont très pauvres (dessin du bonhomme : têtard). Elle (la
maîtresse) connaît en outre son histoire récente et l’estime traumatisante et
susceptible d’interférer négativement sur son évolution tant scolaire que
personnelle.
Ce signalement est confronté au recueil global
d’informations réalisé par un GAPP sur l’ensemble des enfants. Hugo possède des
connaissances (concepts de base en numération) mais ne les met pas en œuvre en situation
fonctionnelle. »
Ce cas permet de voir que la réponse institutionnelle à
l’émergence de la difficulté scolaire puis du concept de BEP a été à la fois
structurelle et « orthopédagogique » mais écartait le maître ou pour
le moins lui permettait de s’écarter de toute responsabilité en confiant
l’élève à un autre professionnel. Ainsi, en 1970, ce fut la création des
Groupes d’Aide Psycho-Pédagogique (GAPP), qui ont été remplacés en 1990 par les
Réseaux d’Aide Spécialisés aux Elèves en Difficulté (RASED) ; on passait
d’une logique de structure à une logique de service. Le RASED composé d’un
psychologue scolaire, d’un rééducateur en psychopédagogie (Maître E) et d’un
rééducateur en psychomotricité (Maître G) est placé sous la responsabilité de
l’inspecteur de la circonscription et a vocation à apporter son aide dans les
écoles en fonction des demandes formulées par les enseignants. La création des
GAPP, installés dans une école, devait entraîner la suppression des classes de
perfectionnement ; il a fallu attendre la mise en place des RASED pour que
cette suppression soit véritablement totale. La création de ces dispositifs
permet de transformer du pédagogique en « remédiation » voire
« rééducation ». On installe donc de l’aide spécialisée à
l’école mais qui est demandeur, qui décide et qui en a besoin. On
s’aperçoit que le demandeur est toujours l’enseignant
L’enseignant
La question est moins de savoir s’il est pertinent que
l’enseignant soit toujours le demandeur de l’aide que de savoir comment
l’enseignant vit la « difficulté scolaire. Soit il se comporte en
« Zorro de la pédagogie » qui va sauver le monde, auquel cas il
n’exprime pas de demande d’aide pour l’enfant en difficulté, soit il rejette la
faute sur l’institution qui ne serait pas adaptée pour recevoir tous les
enfants (déjà au 19ème siècle) ou qu’il ne s’estime pas formé pour
travailler avec ces enfants. Et il y a l’enseignant (sans doute les plus
nombreux) entre ces deux extrêmes qui fait « tout ce qu’il peut mais
l’élève ne progresse pas ». Quoi qu’il en soit de ces positions c’est
toujours vécu par les enseignants comme un échec. C’est un échec par rapport à
eux-mêmes quelle que soit leur vision de la cause institutionnelle ou de
compétence professionnelle ; du coup l’enseignant est aussi en difficulté
(scolaire) comme l’écrivent Garcia et Olier (p12) à propos des échecs des
élèves dans l'apprentissage de la lecture :
« … les
enseignants sont eux-mêmes placés [en échec] par le poids qu’exerce sur le
présent le présent des luttes pédagogiques passées et sans cesse réactivées
[…]. L’enquête que nous avons menée pendant 3 ans dans une école primaire
éclaire ces difficultés : sans cesse célébré dans le discours comme ceux
qui exercent « un métier difficile et essentiel », les enseignants
sont livrés à eux-mêmes en ce qui concerne les appuis et le soutien qu’ils
peuvent attendre de l’institution pour résoudre les problèmes qu’ils
rencontrent. Mais ils sont aussi surencadrés par la prescription dans le
domaine des démarches pédagogiques. »
Les enseignants sont libres dans leur classe, libres du
choix de leur pédagogie, mais « ils ne sont considérés comme pouvant faire
réussir les élèves que s’ils respectent un espace de possibles pédagogiques
étroitement borné (normes), de sorte qu’ils ignorent ce qu’ils pourraient
gagner -et les élèves aussi- à s'aventurer en dehors de ces bornes. »
L'enseignant est donc amené à demander de l’aide, peut-être
plus pour survivre, se sauver, que pour l’élève car la critique est vive ;
ainsi Philippe Perrenoud[3] (1994) écrit : « Il y a des élèves qui n’apprennent
pas, parce qu’ils exercent leur métier n’importe comment ou pour d’autres
raisons. Certains ne veulent pas apprendre et se contentent de faire les gestes
du métier, la tête ailleurs. Il y a, par ailleurs, qui maîtres qui ne forment
pas, eux aussi parce qu’ils exercent leur métier n’importe comment ou pour
d’autres raisons. Et certains, de même, ne veulent pas former et se contentent
de faire les gestes du métier, la tête ailleurs. »
Alors comment, pour l’enseignant, prendre en charge un élève
en difficulté ?
La prise en charge
1) La pédagogie différenciée
Je ne détaillerai pas ce qu’est la pédagogie différenciée ni
même comment on la met en œuvre et la pratique, je veux simplement montrer, pas
des témoignages, comment une « pratique pédagogique » peut être
source d’angoisse lorsqu’elle devient une quasi injonction institutionnelle car
elle a un coût « opérationnel » pour l’enseignant en termes de
surcroît de travail, de stress professionnel, de culpabilisation vis à vis des
élèves, mais aussi par rapport à l’estime de soi et d’un sentiment
d’incompétence car souvent les résultats ne sont pas à la hauteur de l’énergie
dépensée.
« Je me perdais
dans l’hyper-différenciation. Finalement, c’est comme quand t’invites 15
personnes chez toi, ce n’est pas possible de faire 15 repas différents tous les
jours. On te demande toujours d’inventer des dispositifs pédagogiques
« innovants «, « révolutionnaires », spécifiques pour
chaque élève ! Et finalement ça ne marche pas, ni pour les élèves ni pour
toi, dans la classe, dans la tenue de la classe. Tu t’épuises et puis tu as
toujours le sentiment que tu es en dessous de tout, niveau en dessous de zéro
de l’estime de soi[4]. »
On comprend facilement que l’enseignant ait besoin d’aide face
à un sentiment d’impuissance et un sentiment d’échec, d’autant que le mythe de
l’élève modèle existe toujours largement entretenu par l’institution et par le
contexte social comme le souligne Garcia et Ollier : « on peut aussi se
demander si cet idéal pédagogique ne conduit pas à un sentiment d’impuissance
que décrivent les enquêtes montrant à la fois le renoncement des enseignants à
réduire l’échec scolaire et la manière dont ils se représentent la « grande
difficulté scolaire » ».
Alors le seul recours de l’enseignant n’est-il pas de
déléguer la prise en charge de l’élève en difficulté à un autre professionnel
car les difficultés de l’enfant éprouvent à la fois, peut-être autant,
l’enseignant et l’enfant. En présence de l’élève devenu peu supportable, le
rééducateur aurait la solution ou l'enseignant « évacue » l’enfant objet et
source de sa mise en échec professionnel ; l’enseignant confie à un autre
l’enfant avec lequel il n’a pas réussi…
L’autre professionnel c’est d’abord un enseignant du RASED
et le psychologue scolaire, ce dernier pour « diagnostiquer », les
enseignants pour « rééduquer ».
2) De la rééducation à la pathologisation
La rééducation reste donc dans le domaine de l’école, elle
vise à permettre à l’enfant « d’adhérer aux objectifs de
symbolisation » générés par la demande scolaire : accepter et adhérer
à la demande scolaire. Voilà ce que le Maître E dit de Hugo : « Hugo
ne pourra pas bénéficier d’une aide par et dans la relation pédagogique
traditionnelle. Ses dysfonctionnements ne renvoient pas à la maîtrise des
processus cognitifs mais à leur mise en œuvre ». Alors l’institution
propose 2 types de prises en charge : Aide à Dominante Pédagogique et Aide
à Dominante Rééducative. La première s’adresse à la sphère cognitive alors que
la seconde passe par un travail autour de la corporéité et des sensations…
(tableau)
Mais on a pu voir avec le cas Hugo que la prise en charge in
situ par le système scolaire peut être insuffisante, on adresse alors
l’enfant/l’élève à des professionnels extérieurs à l’école et n’appartenant pas
au champ des professions de l’école.
Nous avons eu l’occasion de voir que dès la naissance de l’école à la
fin du 19ème siècle un ensemble de professionnels autres que les
enseignants se sont intéressés à l’école : notamment les psychologues et les
médecins ces derniers ont pu décrire un certain nombre de troubles psychiques
ou neuropsychiques, ou plus simplement neurologiques, ce qui a installé à juste
titre l’idée qu’un certain nombre d’enfants pouvant être porteur de ces
troubles n’avaient pas leur place à l’école. Jadis on confiait ces élèves à des
structures spécialisées, la tendance qui s’est installée depuis quelques
décennies c’est l’inclusion : l’école inclusive bien qu’aujourd’hui comme
jadis certains enfants sont porteurs de troubles dont la réduction relève du
domaine de la santé. Cela entraîne les parents comme les professionnels de
l’éducation à considérer que tout dérèglement scolaire au-delà des pathologies
avérées, rejetant les thèses du capital socioculturel, relèverait d’un «
éventuel problème de santé » ; ainsi un élève qui ne lit pas, en dehors de
troubles développementaux ou neurocognitifs, sera considéré comme relevant
d’une prise en charge « médicale ». Sans doute aussi cette posture serait
la conséquence du rapprochement dans les années 60-70 entre l’école et les
professionnels de santé. Mais, surtout à une époque où l’école a un rôle
tellement important dans la société et la promotion sociale des individus, il
est vraisemblable que le recours « à la maladie » à quelque chose de
rassurant : rassurant pour l’enseignant qui se trouve ainsi dégagé de sa
responsabilité pédagogique puisqu’il s’agit de santé, rassurant pour les
parents puisque le trouble de leur enfant est identifié et qu’il correspondrait
aux compétences de professionnels définis. Garcia et Ollier parlent dès lors « d’une alliance entre différents spécialistes
concernés par la question des difficultés d’apprentissage (orthophoniste,
psychanalyste, linguiste, psychologues expérimentaux, etc.) cette alliance
entre des représentants de points de vue eux-mêmes hétérogènes a abouti à
minorer l’approche pédagogique et la prévention des difficultés dans le cadre
de la classe, au profit du secteur de la prise en charge des élèves en difficulté
scolaire. » Elles ajoutent : « la
plupart des difficultés scolaires ont aujourd’hui une traduction dans les
termes de la pathologie expliquée par la neuropsychologie. »
Le phénomène est sans doute augmenté depuis qu’on fait
entrer dans la catégorie des élèves à besoins éducatifs particuliers les élèves
en situation de handicap, et que des pathologies ont rejoint la « catégorie
handicap » : l’ensemble des « dys ». À cela il faut ajouter des
troubles que l’on ne sait pas très bien caractériser et dont l’inscription dans
la pathologie a un effet rassurant : le refus scolaire, l’inhibition scolaire,
le désintérêt scolaire, le handicap socioculturel, les situations
psychoaffectives particulières et bien sûr la phobie scolaire et depuis
quelques années en rejoint la cohorte des pathologies les élèves
intellectuellement précoces EIP.