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lundi 18 mai 2020

Récits d’école (1) : un vécu

En suivant, « jadis », les cours de Philippe Meirieu j’ai découvert l’école et l’éducation à travers de nombreux romans : la ville dont le prince est un enfant (Montherlant), le sagouin (Mauriac), le désarroi de l’élève Torless (Musil)… Bien évidemment j’avais lu Poil de Carotte (Jules Renard) sans y voir quoi que ce soit qui puisse intéresser l’éducation, mais j’étais adolescent. J’étais encore adolescent lorsque je lus le meilleur des mondes (Huxley) et je n’y vis rien qui intéressa l’éducation ; il fallut, quelques années plus tard sous la direction de Philippe Meirieu, que je me replonge dans ce livre pour, à l’occasion de la composition d’un exposé, j’y trouve toute sa valeur en matière de réflexion sur l’éducation.

Au-delà de l’enseignement de Philippe Meirieu dans le cadre de la philosophie de l’éducation, cette approche des problématiques liées à l’éducation et à l’école à travers la littérature romanesque m’avait passionné et continue de le faire parce qu’elle apporte une vraie dimension affective montrant ainsi la nature, l’ampleur et la profondeur de la relation de l’enfant, puis de l’élève, avec ces univers qui l’enveloppent, le plus souvent malgré lui.

Durant ma vie professionnelle c’est surtout la littérature « scientifique[1] » qui a absorbé mon temps y compris celui consacré au loisir, maintenant l’âge de la retraite ayant sonné j’ai renoué avec cette passion de la lecture qui m’avait tant accaparé durant mon enfance et mon adolescence : je dévorais les livres dès que je sus lire. Je retrouve les délices de la flânerie entre les lignes, autour des mots, les senteurs et les images distillées par l’auteur, je vis au rythme des personnages, les approuvant, les contredisant, les aimant ou les détestant. Ainsi, tous les matins je consacre une heure trente ou deux heures à la lecture ou à la relecture de romans, de biographies reléguant les ouvrages scientifiques au temps de l’après-midi.

C’est ainsi que j’ai redécouvert le passage, oublié et plus probablement qui à l’époque n’avait pas retenu mon attention, sur l’éducation dans Le crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France que j’ai publié la semaine dernière. Au moment de déposer ce morceau de littérature sur le blog m’est revenu à l’esprit ce que Stephan Zweig, dans la biographie qu’il lui consacrât, écrivit concernant la scolarité du jeune Balzac. Sans doute y reviendrai-je un jour. Pour l’heure continuant mes pérégrinations chez Zweig dont j’avais lu quelques nouvelles, je découvre son « autobiographie », le terme est mal choisi mais il n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce qu’est vraiment Le monde d’hier[2] qui, allant bien au-delà de la vie de l’auteur, apporte des éléments d’analyse sur les époques que Zweig a traversées.

Parlant de son enfance il consacre de savoureux passages à l’école dans un chapitre éponyme l’école au siècle passé. Permettez que j’en donne quelques extraits. Mais auparavant resituons l’œuvre de Zweig dans son époque. Stephan Zweig est né en 1881, il est le fils d’un industriel et vit dans une famille bourgeoise de la Vienne autrichienne de la fin du XIXe siècle.

« Il allait de soi qu’après l’école primaire on enverrait au lycée. Dans toutes les familles fortunées, on tenait, ne fusse que dans l’intérêt des relations sociales, à avoir des fils « cultivés » ; on leur faisait apprendre le français et l’anglais, on les initiait à la musique, on engageait d’abord des gouvernantes, puis des précepteurs chargés de leur enseigner les bonnes manières. Mais seule la formation « académique », qui ouvre les portes de l’université, conférait toute sa valeur un jeune homme en ces temps de libéralisme « éclairé ». »
« Or cette voie qui menait à l’université était assez longue et n’avait rien de rose. Pendant son temps à l'école primaire et au lycée, il fallait passer cinq à six heures par jour sur les bancs de la classe, puis, une fois l’écho terminé, faire ses devoirs, et aussi – ce qu’exigeait la « culture générale » – apprendre le français, l’anglais et italien, à côté du latin et du grec qui s’enseignaient en classe ; en tout cinq langues à quoi s’ajoutaient la géométrie et la physique et toutes les autres disciplines scolaires. C’était plus que trop, et cela ne laissait presque aucune place pour les exercices corporels, les sports et les promenades, ni surtout pour les plaisirs et les divertissements. »
« Et j’éprouve toujours une impression d’invraisemblance quand j’observe avec quel abandon les enfants d’aujourd’hui bavardent avec leur maître, presque égal à égal, quand je les vois courir à leur école sans manifester aucune crainte, au lieu que nous vivions dans le sentiment de notre insuffisance, car je vois qu’ils peuvent exprimer ouvertement, tant à l’école qu’à la maison, les vœux, les inclinaisons de leur jeune âme curieuse – en créatures libres, indépendantes, naturelles –, au lieu qu’à peine franchi le seuil du bâtiment détesté il nous fallait en quelque sorte courber en nous-mêmes pour ne pas donner du front contre le joug invisible. L’école était pour nous la contrainte, la tristesse, un lieu où nous devions ingurgiter en portions exactement mesurées « la science de ce qui ne mérite pas d’être su », matières scolaires ou rendues scolaires dont nous sentions qu’elles ne pouvaient pas avoir le moindre rapport avec le réel ou avec nos centres d’intérêt personnels. Ce que nous imposer l’ancienne pédagogie, c’était un apprentissage morne et glacé, non pas pour la vie, mais pour lui-même. »
« Non qu’en elles-mêmes nos écoles autrichiennes eussent été mauvaises. Au contraire, ce que l’on appelait « le plan d’études » avait été soigneusement élaboré après un siècle d’expérience », et s’il nous avait été enseigné de manière à stimuler, ce programme aurait pu constituer la base d’une culture fructueuse et universelle. Mais c’est justement le respect rigoureux du « plan » et la schématisation desséchante qu’il entraînait qui rendait nos heures de classe abominablement arides et sans vie ; l’école était une froide machine à enseigner, jamais réglée sur l’individu et n’indiquant qu’à la manière d’un distributeur automatique – par les mentions « bien », « passables », « insuffisant » – dans quelle mesure nous avions satisfait aux « exigences » du plan d’étude. Ce manque d’amour humain, cette froide personnalité et ce régime de caserne nous graissait à notre insu. »
« Nous étions assis par deux comme des galériens sur des bancs de bois assez bas qui nous courbaient la colonne vertébrale, et nous y demeurions jusqu’à en avoir des douleurs dans les os ; en hiver, la lumière bleuâtre des becs de gaz à flamme nue vacillait par-dessus nos livres ; en été, au contraire, les fenêtres étaient soigneusement masquées par des stores pour éviter que le regard rêveur ne prît plaisir à contempler le petit rectangle ciel bleu. […] J’ai suffisantes dix minutes de récréation dans un préau étroit placé au milieu de ces quatre ou cinq heures de mobilité ; deux fois par semaine, on nous conduisait au gymnase où, toutes fenêtres soigneusement closes, nous marchions pesamment en rond, sans but, sur le plancher d’où chacun de nos pas soulevait de gros nuages de poussière ; on avait ainsi satisfait l’hygiène, l’État s’était acquitté de son « devoir » envers nous en matière de mens sana in corpore sano. »
« Il serait erroné de croire que ce déplaisir que je prenais à l’école concernait personnel ; je ne puis me souvenir d’aucun de mes camarades qui n’eût senti avec répugnance que les meilleures de nos curiosités et de nos intentions étaient entravées, réprimées, étouffées par l’ennui. Mais c’est seulement beaucoup plus tard que je pris conscience que cette méthode d’éducation sans amour et sans âme n’était pas imputable, par exemple, à la négligence des pouvoirs publics, mais il s’y exprimait bien plutôt une intention déterminée, encore que soigneusement dissimulé. […] Ainsi l’on n’avait point de raison de nous rendre agréable aux années d’école ; nous devions mériter d’abord, du fait de ce freinage permanent, par une attente patiente, les divers âges de la vie qui prenait une tout autre valeur aujourd’hui. »
« Seul ce singulier esprit explique que l’État exploita l’école comme un moyen d’assurer son autorité. Notre éducation de l’étendre avant tout à nous faire respecter l’ordre existant comme le plus parfait, l’opinion du maître comme infaillible, la parole des pères comme irréfutables, et les institutions de l’État comme ayant une valeur absolue et éternelle. Une deuxième maxime fondamentale de cette pédagogie, on appliquait aussi dans les familles, était que les jeunes gens ne doivent pas avoir la vie trop belle. »
« Quand, déjà au lycée, nous avions rapporté à la maison une mauvaise note dans quelques matières secondaires, on nous menaçait encore de nous retirer de l’école et de nous mettre en apprentissage pour nous faire apprendre un métier manuel – la pire menace qu’on put formuler dans le monde bourgeois : celle d’une déchéance, leur retour au prolétariat. »


Chacun jugera ces extraits de textes à l’aune de ces convictions éducatives et pédagogiques. Donc, je n’en ferais aucune analyse, je me contenterai de relever que de telles narrations permettent, au-delà de toute investigation scientifique ou – plus moderne – neuroscientifique, de réfléchir à ce qu’est et à ce que devrait être l’éducation. Là, chacun est à même de dire que ce qui était courant du temps de Zweig (il était entré à l’école primaire en 1888) n’est plus aujourd’hui. Si l’on peut faire ce constat n’est-ce pas parce que des pédagogues ont, jadis, réfléchi à l’éducation est infléchi le cours de ses méthodes ? Alors, qu’un ministre fustige les pédagogues qu’il surnomme les « pédagogistes », ne relève que d’une ignorance totale de l’histoire de l’école, d’un manque de culture et d’un profond mépris autant pour les enseignants que pour les élèves, et montre une vue seulement techniciste de l’éducation.



[1] On entendra par scientifique la philosophie, les sciences dures, la psychologie, la médecine et la sociologie, etc.
[2] Stephan Zweig, le monde d’hier, Livre de Poche, 1993 (le livre a été écrit en 194. Zweig s’est suicidé avec son épouse en 1942.)

Avant Jules Ferry il y avait des écoles

  Ce billet est un complément autant qu’une explicitation de mon précédent billet : « Monsieur le Député : Non ! L’enseignement privé ce n’e...