Au-delà de l’enseignement de Philippe Meirieu dans le cadre
de la philosophie de l’éducation, cette approche des problématiques liées à
l’éducation et à l’école à travers la littérature romanesque m’avait passionné
et continue de le faire parce qu’elle apporte une vraie dimension affective
montrant ainsi la nature, l’ampleur et la profondeur de la relation de
l’enfant, puis de l’élève, avec ces univers qui l’enveloppent, le plus souvent
malgré lui.
Durant ma vie professionnelle c’est surtout la littérature
« scientifique[1] » qui a absorbé mon
temps y compris celui consacré au loisir, maintenant l’âge de la retraite ayant
sonné j’ai renoué avec cette passion de la lecture qui m’avait tant accaparé
durant mon enfance et mon adolescence : je dévorais les livres dès que je
sus lire. Je retrouve les délices de la flânerie entre les lignes, autour des
mots, les senteurs et les images distillées par l’auteur, je vis au rythme des
personnages, les approuvant, les contredisant, les aimant ou les détestant.
Ainsi, tous les matins je consacre une heure trente ou deux heures à la lecture
ou à la relecture de romans, de biographies reléguant les ouvrages
scientifiques au temps de l’après-midi.
C’est ainsi que j’ai redécouvert le passage, oublié et plus
probablement qui à l’époque n’avait pas retenu mon attention, sur l’éducation
dans Le crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France que j’ai publié la
semaine dernière. Au moment de déposer ce morceau de littérature sur le blog
m’est revenu à l’esprit ce que Stephan Zweig, dans la biographie qu’il lui
consacrât, écrivit concernant la scolarité du jeune Balzac. Sans doute y
reviendrai-je un jour. Pour l’heure continuant mes pérégrinations chez Zweig
dont j’avais lu quelques nouvelles, je découvre son « autobiographie »,
le terme est mal choisi mais il n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce
qu’est vraiment Le monde d’hier[2] qui, allant bien
au-delà de la vie de l’auteur, apporte des éléments d’analyse sur les époques
que Zweig a traversées.
Parlant de son enfance il consacre de savoureux passages à
l’école dans un chapitre éponyme l’école au siècle passé. Permettez que j’en
donne quelques extraits. Mais auparavant resituons l’œuvre de Zweig dans son
époque. Stephan Zweig est né en 1881, il est le fils d’un industriel et vit
dans une famille bourgeoise de la Vienne autrichienne de la fin du XIXe siècle.
« Il allait de soi qu’après l’école primaire on
enverrait au lycée. Dans toutes les familles fortunées, on tenait, ne fusse que
dans l’intérêt des relations sociales, à avoir des fils « cultivés » ;
on leur faisait apprendre le français et l’anglais, on les initiait à la
musique, on engageait d’abord des gouvernantes, puis des précepteurs chargés de
leur enseigner les bonnes manières. Mais seule la formation « académique »,
qui ouvre les portes de l’université, conférait toute sa valeur un jeune homme
en ces temps de libéralisme « éclairé ». »
« Or cette voie qui menait à l’université était assez
longue et n’avait rien de rose. Pendant son temps à l'école primaire et au lycée, il
fallait passer cinq à six heures par jour sur les bancs de la classe, puis, une
fois l’écho terminé, faire ses devoirs, et aussi – ce qu’exigeait la « culture
générale » – apprendre le français, l’anglais et italien, à côté du latin
et du grec qui s’enseignaient en classe ; en tout cinq langues à quoi
s’ajoutaient la géométrie et la physique et toutes les autres disciplines
scolaires. C’était plus que trop, et cela ne laissait presque aucune place pour
les exercices corporels, les sports et les promenades, ni surtout pour les
plaisirs et les divertissements. »
« Et j’éprouve toujours une impression
d’invraisemblance quand j’observe avec quel abandon les enfants d’aujourd’hui
bavardent avec leur maître, presque égal à égal, quand je les vois courir à
leur école sans manifester aucune crainte, au lieu que nous vivions dans le
sentiment de notre insuffisance, car je vois qu’ils peuvent exprimer
ouvertement, tant à l’école qu’à la maison, les vœux, les inclinaisons de leur
jeune âme curieuse – en créatures libres, indépendantes, naturelles –, au lieu
qu’à peine franchi le seuil du bâtiment détesté il nous fallait en quelque
sorte courber en nous-mêmes pour ne pas donner du front contre le joug
invisible. L’école était pour nous la contrainte, la tristesse, un lieu où nous
devions ingurgiter en portions exactement mesurées « la science de ce qui
ne mérite pas d’être su », matières scolaires ou rendues scolaires dont
nous sentions qu’elles ne pouvaient pas avoir le moindre rapport avec le réel ou
avec nos centres d’intérêt personnels. Ce que nous imposer l’ancienne
pédagogie, c’était un apprentissage morne et glacé, non pas pour la vie, mais
pour lui-même. »
« Non qu’en elles-mêmes nos écoles autrichiennes eussent
été mauvaises. Au contraire, ce que l’on appelait « le plan d’études »
avait été soigneusement élaboré après un siècle d’expérience », et s’il
nous avait été enseigné de manière à stimuler, ce programme aurait pu
constituer la base d’une culture fructueuse et universelle. Mais c’est justement
le respect rigoureux du « plan » et la schématisation desséchante
qu’il entraînait qui rendait nos heures de classe abominablement arides et sans
vie ; l’école était une froide machine à enseigner, jamais réglée sur
l’individu et n’indiquant qu’à la manière d’un distributeur automatique – par
les mentions « bien », « passables »,
« insuffisant » – dans quelle mesure nous avions satisfait aux
« exigences » du plan d’étude. Ce manque d’amour humain, cette froide
personnalité et ce régime de caserne nous graissait à notre insu. »
« Nous étions assis par deux comme des galériens sur
des bancs de bois assez bas qui nous courbaient la colonne vertébrale, et nous
y demeurions jusqu’à en avoir des douleurs dans les os ; en hiver, la
lumière bleuâtre des becs de gaz à flamme nue vacillait par-dessus nos livres ;
en été, au contraire, les fenêtres étaient soigneusement masquées par des
stores pour éviter que le regard rêveur ne prît plaisir à contempler le petit
rectangle ciel bleu. […] J’ai suffisantes dix minutes de récréation dans un préau
étroit placé au milieu de ces quatre ou cinq heures de mobilité ; deux
fois par semaine, on nous conduisait au gymnase où, toutes fenêtres
soigneusement closes, nous marchions pesamment en rond, sans but, sur le plancher
d’où chacun de nos pas soulevait de gros nuages de poussière ; on avait
ainsi satisfait l’hygiène, l’État s’était acquitté de son « devoir »
envers nous en matière de mens sana in corpore sano. »
« Il serait erroné de croire que ce déplaisir que je
prenais à l’école concernait personnel ; je ne puis me souvenir d’aucun de mes
camarades qui n’eût senti avec répugnance que les meilleures de
nos curiosités et de nos intentions étaient entravées, réprimées, étouffées par
l’ennui. Mais c’est seulement beaucoup plus tard que je pris conscience que
cette méthode d’éducation sans amour et sans âme n’était pas imputable, par
exemple, à la négligence des pouvoirs publics, mais il s’y exprimait bien
plutôt une intention déterminée, encore que soigneusement dissimulé. […] Ainsi
l’on n’avait point de raison de nous rendre agréable aux années d’école ;
nous devions mériter d’abord, du fait de ce freinage permanent, par une attente
patiente, les divers âges de la vie qui prenait une tout autre valeur aujourd’hui. »
« Seul ce singulier esprit explique que l’État exploita
l’école comme un moyen d’assurer son autorité. Notre éducation de l’étendre
avant tout à nous faire respecter l’ordre existant comme le plus parfait,
l’opinion du maître comme infaillible, la parole des pères comme irréfutables,
et les institutions de l’État comme ayant une valeur absolue et éternelle. Une
deuxième maxime fondamentale de cette pédagogie, on appliquait aussi dans les
familles, était que les jeunes gens ne doivent pas avoir la vie trop
belle. »
« Quand, déjà au lycée, nous avions rapporté à la
maison une mauvaise note dans quelques matières secondaires, on nous menaçait
encore de nous retirer de l’école et de nous mettre en apprentissage pour nous
faire apprendre un métier manuel – la pire menace qu’on put formuler dans le
monde bourgeois : celle d’une déchéance, leur retour au
prolétariat. »
Chacun jugera ces extraits de textes à l’aune de ces
convictions éducatives et pédagogiques. Donc, je n’en ferais aucune analyse, je
me contenterai de relever que de telles narrations permettent, au-delà de toute
investigation scientifique ou – plus moderne – neuroscientifique, de réfléchir
à ce qu’est et à ce que devrait être l’éducation. Là, chacun est à même de dire
que ce qui était courant du temps de Zweig (il était entré à l’école primaire
en 1888) n’est plus aujourd’hui. Si l’on peut faire ce constat n’est-ce pas
parce que des pédagogues ont, jadis, réfléchi à l’éducation est infléchi le
cours de ses méthodes ? Alors, qu’un ministre fustige les pédagogues qu’il
surnomme les « pédagogistes », ne relève que d’une ignorance totale
de l’histoire de l’école, d’un manque de culture et d’un profond mépris autant
pour les enseignants que pour les élèves, et montre une vue seulement
techniciste de l’éducation.
[1]
On entendra par scientifique la philosophie, les sciences dures, la
psychologie, la médecine et la sociologie, etc.
[2]
Stephan Zweig, le monde d’hier, Livre de Poche, 1993 (le livre a été écrit en
194. Zweig s’est suicidé avec son épouse en 1942.)
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