Communication
présentée le 7 décembre 2021 au séminaire de recherche du Centre International
de Management Public, IPAG-Université de Poitiers.
L’usage du mot
territoire rappelle la phrase du Président de la République Charles de Gaulle
(1965) : « On peut sauter sur sa chaise comme un cabri et dire l’Europe,
l’Europe, et ça n’aboutit à rien et ça ne signifie rien. » Ainsi,
aujourd’hui face à l’avalanche d’utilisation du mot on peut dire
« territoire, territoire... et ça ne change rien, et on ne sait pas
très bien ce que ça signifie... ». Le mot territoire est un mot très
utilisé dans les discours de concepteurs et de gestionnaires des politiques
publiques : Paris et les territoires, les territoires d’exclusion, les
territoires perdus de la République. La France dispose d’une Banque des
territoires et d’un ministère de la Cohésion des territoires et des
Relations avec les collectivités territoriales.
Les sciences
sociales ne sont pas avares en matière d’utilisation du mot territoire auquel
on a souvent recours pour décrire « scientifiquement » des politiques
publiques ou pour leur donner de la consistance comme le montre le sociologue Michel
Billé dans un article paru dans la revue de l’association CMT-France où il
parlait de l’inclusion : « inclusion sur un territoire... », «
Un territoire inclusif... », « Conformément au projet de
territoire... », « le parcours du patient sur un territoire de santé »
qu'il faut apprendre à distinguer du « territoire de soin »...
L’Éducation
nationale n’échappe pas à ce concert : Territoires Numériques Éducatifs, Territoires
éducatifs ruraux, ou comme l’écrivait la revue citée plus haut : « La
circonscription d’IEN pour laquelle la notion de territoire sera capitale
pour les années à venir... » Pour autant une circonscription d’inspecteur
est-elle un territoire ? Malgré tout, à l’Éducation nationale on persiste
et on signe pour que le « territoire » soit pris en compte dans la gestion du
système éducatif ; ainsi la revue Éducation et Formation (revue éditée par
le ministère) propose un numéro intitulé : « Les territoires de
l’éducation : des approches nouvelles, des enjeux renouvelés. », dans lequel on
peut lire que « La connaissance des territoires est indispensable à la
compréhension des politiques éducatives et de leurs résultats ainsi qu’à la
mise en œuvre de ces politiques dans les territoires ». Dans la même veine
Jean-Michel Blanquer, actuel ministre de l’Éducation nationale, dans son livre
« l’École de demain » (2016) écrit parmi ses propositions de réforme du système
éducatif qu’il faut « Favoriser l'expérimentation dans les territoires où
les besoins sont les plus forts [...] Faire émerger des circonscriptions de
l'école obligatoire, c'est à dire des circonscriptions d'IEN ou des bassins
pour dépasser la coupure école/collège... »
Nous pouvons,
comme Michel Cattla, nous demander si « territoire » ne serait pas un de ces
mots vertueux, comme projet, réseau, développement durable, qu’on met et qu’on
trouve un peu partout sans qu’on puisse d’emblée leur attribuer une définition
stricte et qu’apparaisse un sens éclatant. D’ailleurs Michel Billé termine sa
liste par ces mots : « sans qu’on vous explique ce qu’est un
territoire » ; de la même façon le syndicat des inspecteurs
questionne à propos de la distinction et des différences de fonctionnement
entre les deux corps d’inspection (1er et 2nd degrés) :
« Ces deux difficultés résultent d'une incapacité persistante à imaginer
le territoire autrement que comme une entité géographique stable au sein de
laquelle se répartissent des écoles et des établissements de diverses natures.
Nous avons insisté à de nombreuses reprises pour réclamer que le territoire
soit défini par le projet qui fédère ces structures plutôt que par la catégorie
administrative de ces dernières. »
Finalement :
qu’est-ce qui rend si difficile la conception d’une définition de
« territoire », et qu’est-ce qui fait un « territoire » ?
Yves Jean
introduit les actes du colloque « Lire les territoires[1] »
par un article intitulé : « La notion de territoire : entre
polysémie, analyses critiques et intérêts ». De l’analyse de cette polysémie
on retire que l’appropriation du mot et de la notion de « territoire »
par le langage commun, c’est à dire par les acteurs locaux, est sans doute le
résultat d’un long processus social complexe qui marque au début des années 1980,
amplifié depuis les années 1990, le « retour de l’acteur », le
« retour du sujet » en réaction à un contexte économique et
idéologique caractérisé par la mondialisation et une déterritorialisation
accentuée de la production. Dans ce contexte social et économique émerge alors
une « volonté individuelle d’ancrage, d’identité, d’un besoin de
territoire, d’être de quelque part ». À partir de là se constitue une nouvelle
forme de citoyenneté localisée qui oblige à séparer l’appartenance sociale et
l’appartenance citoyenne afin de privilégier l’individu. On peut alors relever
que cette reconquête par l’acteur du local, ou par le local de l’acteur, se
fait sur la base d’une vision globale au niveau local qui prend en compte les
interactions complexes entre l’économique, le social, le culturel et
l’environnemental et qui pose la question de la tension entre l’affirmation des
ancrages locaux et l’universalisme.
C’est dans cette
tension entre des ancrages locaux et « l’universalisme » qu’il faut
regarder la gestion du système éducatif dans la mesure où la notion de
territoire est à la fois juridique, sociale, culturelle et sans nul doute
affective. L’affectivité liée à la
notion de territoire prend corps dans le fait que le territoire c’est l’espace
de référence pour savoir ce qu’on y fait, comment on s’y protège, ce que l’on
va y faire, et ce qu’on deviendra. Donc dans le rapport de l’individu au
territoire il y a avant tout une question d’appropriation : de l’espace,
du temps, des interrelations humaines à travers des réseaux, de la relation
espace/société..., marquées par des questions de mobilité (sociales mais
surtout physiques quotidiennes) et par le poids de l’individualisme ou de
l’atomisation de la société.
Ainsi le
territoire (différent de la carte) est un espace identifié autour d’une construction
sociale. On retrouve cette idée de construction sociale chez la
sociologue Agnès van Zanten qui écrit[2]
à propos de l’école des « quartiers » qu’il ne faut pas voir l’espace
local comme une donnée, « Il s'agit au contraire de mettre l'accent sur cet
espace comme une construction sociale dotée d'une certaine cohésion interne et
d'une autonomie relative par rapport au centre mais, en même temps,
structurellement articulé à celui-ci par des rapports de domination et de
dépendance. » Outre l’idée de construction sociale il faut retenir la
question, donc la possible tension, autour de l’“autonomie relative par rapport
au centre” qui n’est pas sans rappeler la tension entre l’affirmation des
ancrages locaux et l’universalisme. Cet accrochage au centre, sans doute
inévitable, rappelle que le territoire est aussi un espace d'organisation politique[3], et en tant qu'il
est un espace d'organisation politique de la société le territoire intéresse
particulièrement la gestion du système scolaire car celui-ci est une des formes
de l’action publique qui organise la vie sociale.
Si comme André
Micoud nous pensons le territoire comme étant le résultat de la construction
sociale, politique et pour finir institutionnelle, par laquelle un pouvoir
s'autorise et s'insinue pour la résolution d'un problème, l'École ne peut pas
faire l’économie de la réflexion et de la gestion des territoires, notamment si
elle est une réponse à une demande sociale. L’hypothèse, dans le contexte
actuel, est donc que la gestion de l'action publique devrait reposer sur une différenciation
des territoires et des populations au-delà du processus de
décentralisation/déconcentration, et poser la question de la tension entre
l’affirmation des ancrages locaux et l’universalisme ; notamment pour
l’École qui, plus que tout autre territoire, est au cœur de cette tension car
elle est la création d'un espace de référence pour savoir ce qu'on y fait,
comment on s'y protège, ce que l'on va y faire, ce que l'on deviendra. Or il
apparaît que ces questions : l’ancrage local des acteurs et la relation
local-centre, ne sont apparemment jamais posées en amont de la construction des
découpages administratifs ni des projets de politiques publiques. Notamment on
ne prend pas en compte les mobilités, les conditions et le fonctionnement des
interrelations humaines... La gestion du système éducatif doit s'intéresser à
la territorialisation comme étant la façon dont les usagers s'approprient les
espaces et en font un territoire c'est à dire un lieu de réponse à leur demande
et de traitement de leurs problèmes, sans négliger une réflexion sur les modes de
production et de défense de ce territoire.
Dire cela c’est
dire que le concept de territoire est pertinent pour gérer le système éducatif à
quelques conditions : revoir la décentralisation et la déconcentration, poser
(et résoudre) la question de l’autonomie des structures locales, simplifier
l’intervention du « centre » qui d’organisateur doit devenir plus
animateur et sans doute réduire voire supprimer des structures
« locales » : rectorat, DASEN... qui loin d’être des acteurs qui
impulsent ne sont que des courroies de transmission entre le centre et le local
(histoire des poupées russes pour le projet d’établissement) renforçant ainsi
le pouvoir du centre et figeant la tension entre l’affirmation des ancrages
locaux et l’universalisme.
Jean-Jacques
LATOUILLE[4]
Inspecteur
de l’Éducation nationale honoraire
Ancien
conseiller du ministre de l’Éducation nationale du Gabon
Membre
de l’Ordre Mondial des Experts Internationaux
[1] Yves Jean et Christian
Calenge (dir.), Lire les territoires, Presses universitaires François-Rabelais
Tours, 2002 ; Publication sur Open Edition Books, 2013.
[2] Van Zanten A., L’école de
la périphérie, PUF, Paris, 2001.
[3] Ce qui a trait à la vie
collective dans un groupe d'hommes organisé.
[4] Latouille J.J.,
"Place du concept de territoire dans la formation des cadres
intermédiaires" dans territoires éducatifs et gouvernance, SCEREN et
Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2003.