Regrettons l’impossibilité
de discuter du fond du problème, argumente de telle façon qu’il ne peut que
générer des crispations chez les principaux acteurs de l’apprentissage de la
lecture que sont, après les enfants, les enseignants. Nous pourrions penser que
le choix d’une méthode de lecture pourrait être soutenu par une orientation
politique quand on voit qu’un ministre de l’éducation nationale de droite fait
interdire l’accès de l’école de formation des cadres de l’éducation nationale à
un chercheur, en l’occurrence Roland Goigoux et réprimander un inspecteur, moi,
parce qu’il avait signé une pétition de soutien à ce chercheur.
Laisser croire, comme
certains l’ont fait, que la méthode globale ne serait le fait que des
« forces de gauches » est une sottise car le tournant a été pris dans
les années 1970, dans le cadre d’un vaste mouvement qui interrogeait à la fois
les systèmes et les méthodes d’éducation, en France mais aussi dans de très
nombreux pays. En outre, il ne me semble pas que le ministre qui signa les programmes
de 1972 fut de gauche. Au-delà des interrogations sur les méthodes d’éducation
et conséquemment sur celles d’apprentissage, à cette époque les pays
occidentaux étaient confrontés à « l’échec scolaire » qui de
problématiques scolaires se transforma en problème de politique publique. Si
avant cette époque la société pouvait se satisfaire d’un nombre important
d’enfants qui ne réussissaient pas bien à l’école, avec l’accès de tous au
collège et l’augmentation du chômage conséquence entre autres du choc pétrolier
la société n’était plus autorisée à envoyer dans la vie active des enfants peu
lettrés. Ce qu’on oublie souvent d’écrire c’est que ce changement de méthode,
mais ce fut bien plus que la seule méthode de lecture, voulait d’abord répondre
au défi de la réduction de l’échec scolaire qui, de surcroît, touchait très
majoritairement les enfants des classes sociales les moins favorisées, celles
dont les enfants devenaient garçons de fermes, cantonniers, autant de métiers
qui se raréfiaient. Du coup il n’est pas surprenant que ceux qui avaient
inventé l’éducation populaire, rencontré ou mis au point d’autres approches
éducatives aient voulu promouvoir des approches différentes d’organisation et
de conduite de la classe et qu’ils se soient orientés vers les idées leaders à
cette époque promues, entre autres, par Henri Wallon, Françoise Dolto,
Jean Piaget et Ovide Decroly qui mettaient en avant l’enfant, son développement
(physiologique et psychique) et sa capacité à s’émerveiller.
Ainsi, ils promurent une
approche différente de la lecture et de son apprentissage, la méthode globale
mais bien d’autres aussi qui s’adressaient à l’enfant dans sa globalité, dans
son intelligence, dans sa créativité, dans sa curiosité. Sans doute ont-ils
parfois trop stupidement dénoncé la méthode syllabique comme étant une méthode
bêtifiante, qui en appelle plus aux ânonnements qu’à la compréhension ;
mais en même temps ils n’ont jamais renoncé au déchiffrage et à une approche
syllabique dans l’apprentissage de la lecture. La méthode globale voulait
répondre à l’échec de certains élèves, bien plus nombreux que les 150 000
d’aujourd’hui cités par l’auteur (un chiffre dont il ne nous dit pas la
provenance). Car certains élèves, de tout temps, ne réussissent pas à apprendre
avec la méthode syllabique ; ainsi Nicolas Adam pensa en 1 787 que
d’unifier l’apprentissage de la lecture et de l’écriture pouvait être une
solution. Je n’irai pas jusqu’à écrire que l’inventeur de la méthode globale
d’apprentissage de la lecture s’inspira des théories d’Adam, mais le fondement
était semblable : apporter une aide aux enfants en difficulté, déficients
intellectuels (pour reprendre une terminologie de l’époux) dont certains
pouvaient être porteurs de pathologies qui entravaient les apprentissages ;
tous ces enfants n’arrivaient pas à lire en utilisant les méthodes habituelles.
Ainsi, Ovide Decroly, médecin, pédagogue et psychologue, a mis au point et
expérimenté au début du 20° siècle un processus global d’apprentissage de la
lecture et de l’écriture qu’il expérimenta avec des élèves en difficulté mais
aussi avec des élèves « normaux ». La promotion de cette méthode fut
le fruit d’au moins trois causes : la recherche en linguistique,
l’évolution des connaissances en psychologie de l’enfant mais aussi l’émergence
des sciences cognitives, et les démarches des mouvements de l’Éducation
nouvelle en opposition à la tradition qui notons-le ne datent pas des années
post 1 968 mais qui dès la fin du 19° siècle s’opposaient
à la tradition et souhaitaient actualiser de méthodes pédagogiques d’un
point de vue individualiste. Ils étaient en cela les héritiers de la
Renaissance et des humanistes (Érasme, Cornélius, Montaigne, Rabelais) en
voulant organiser la classe et les apprentissages en les recentrant sur les
centres d’intérêt proche de l’enfant pour, disaient-ils, s’adresser à l’esprit
d’exploration et de coopération qui existe chez l’enfant, c’est la période où
l’école invente les activités d’éveil. Ils prônaient une éducation globale,
accordant une importance égale aux différents domaines éducatifs :
intellectuels, artistiques, physiques, manuels et sociaux.
C’est aussi cette
histoire qu’il faut raconter si on veut qu’un débat serein puisse s’établir. Il
faut aussi dire que si ceux-là se sont trompés, ont fait fausse route ce n’est
ni à cause d’un militantisme borné ni en raison de je ne sais quel crétinisme
mais peut-être simplement parce que la science de l’époque ne permettait pas de
les détromper. Il n’empêche que si aujourd’hui la science, qu’elle soit
« sociale », « humaine » ou « neuro », nous dit
que la méthode syllabique serait meilleure que tout autre, elle ne nous dit
toujours pas pourquoi elle ne fonctionnait pas jadis pour tellement d’enfants
et pourquoi tellement d’enfants ont appris (dont sans doute l’auteur de
l’article) avec d’autres méthodes que « la syllabique ». On ne peut
pas dire que les autres méthodes sont nulles alors que la très grande majorité
des élèves depuis 1970 ont appris avec elles et qu’aujourd’hui certains sont
ingénieurs, polies, chercheurs… et même sociologues. Cela n’enlève rien à la
valeur des découvertes des neurosciences sur l’importance de la découverte et
de la construction de la liaison graphème-phonème, et donc du décryptage
syllabique.
Mais surtout, opposer
sans précautions oratoires, sans expliquer les fondements historiques des
évolutions et des choix, c’est ne pas vouloir reconnaître une réalité bien
connue de tous ceux qui ont enseigné : l’apprentissage c’est complexe et
ça ne se limite pas à la physiologie, enseigner c’est tout aussi complexe. Ne
pas reconnaître et surtout ne pas écrire cela, c’est d’une part méprisant et
insultant pour les enseignants qui mettent tout leur cœur, toute leur énergie
pour faire en sorte que les enfants, devenus élèves, aient accès aux
apprentissages, et c’est scientifiquement faire une erreur qui consiste à ne
fonder ses analyses, ses hypothèses et donc ses résultats que sur une variable
là où elles sont multiples. Déjà à la fin des années 1990 deux chercheurs
mandatés pour réfléchir à la réforme du système scolaire irlandais écrivaient
dans leur rapport que les méthodologies des sciences sociales utilisées pour
collecter les données sur les écoles ne peuvent jamais donner lieu à des
résultats clairs et sans ambiguïté, tant les questions éducatives sont
complexes.
Il n’y a pas de débat à
avoir à propos des méthodes de lectures, il n’y a que des faits scientifiques à
poser. Si effectivement le déchiffrage syllabique est fondamental il faut le
dire simplement, plus modestement et plus humblement que ne le font certains
neuroscientifiques à la mode, et il faut former les enseignants en conséquence.
Mais cela ne suffit pas car savoir lire ne se limite pas à savoir décoder et
bon nombre des élèves en difficulté de lecture à l’entrée au collège savent
décoder mais ne savent pas lire par méconnaissance du sens des mots qu’ils
lisent : alors ils hésitent, ont une lecture hachée… et si l’individu
n’entretient pas sa compétence en lecture il la perd et devient un illettré.
Sur cette question des
apprentissages, en lecture et pour d’autres choses, chacun gagnerait à se
couvrir d’un manteau d’humilité et en cessant, comme c’est trop régulièrement
le cas, de parler des choses sans les décontextualiser. Apprendre à lire ça ne
se limite pas à un tunnel d’IRM ni même à une expérimentation sous la tutelle
d’un chercheur. Apprendre à lire ou à compter c’est un face-à-face quotidien
entre un enseignant et des élèves (le plus souvent entre 25 et 30) dans un
contexte social et matériel particulier. Les enseignants, depuis des siècles,
sont fatigués d’entendre ces « beaux messieurs » avec chapeau haut de
forme et redingote leur donner des leçons avec arrogance, déjà aux 19° siècle
on leur reprochait de ne pas utiliser les avancées de la science, mais que ces
messieurs descendent de leur chaire et qu’ils viennent tous les jours seuls
face aux élèves. Que les scientifiques expliquent et que, guidés par eux plus
que sermonnés, les enseignants en déduisent leur pratique, il y a des instances
pour les aider à transformer la science en pratique pélagique (le CETRQ au
Québec, l’IFE anciennement INRP en France qui portait bien son nom :
institut national de recherche pédagogique).
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