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vendredi 16 avril 2021

La difficulté scolaire : ça n'existe pas (5)

 



I)                  Le point aujourd’hui

 

a)      Regard sociologique

Marquées par la sociologie de l’acteur et la sociologie du sujet les années 1990 voient l’émergence du concept de « Besoins Educatifs Particuliers ». On constate que certains enfants/élèves présentent des « manques » pour accéder aux apprentissages, donc ils ont des besoins pour accéder à l’égalité de droit qui sont particuliers. Un tel regard tend à adoucir la stigmatisation des individus mais il est trop général car qui n’a pas de besoins. On va alors utiliser une définition situationnelle pour définir les besoins ; ce type d’analyse situationnelle présente l’avantage d’ouvrir la voie à une stratégie d’action. Ainsi, on considérera, par exemple, qu’une personne atteinte de paraplégie qui se déplace grâce à un fauteuil roulant n’est handicapée face à escalier que parce qu’il n’y a pas d’alternative pour rejoindre les étages supérieurs, il n’y a plus de handicap s’il y a un ascenseur. Cet exemple très caricatural permet d’illustrer la notion de compensation : face à une situation il faut compenser les manques de la personne pour lui permettre d’accéder aux mêmes droits que les autres personnes ; c’est cette démarche qui soutien le principe d’accessibilité universelle[1].

 

L’adoption de cette terminologie n’est pas un simple changement de terminologie, les concepts s’ancrent dans un véritable projet de société et concernant l’école on peut dire que : « le prendre en compte dans toute sa dimension suppose de faire partager par l’ensemble des acteurs, non seulement de l’institution scolaire mais aussi par ses différents partenaires, une nouvelle compréhension de la mission démocratique de l’école ». Dès lors on considère que l’école pour tous est faite pour tous et pour chacun, qu’elle est nécessaire à tous et à chacun socialement et économiquement. On voit alors que le concept d’élèves à besoins éducatifs spécifiques dépasse le cadre du handicap, il s’adresse plus généralement aux difficultés d’apprentissage donc à l’échec scolaire, aux difficultés d’adaptation au groupe, à la structure, aux difficultés de langue[2] …  Plus récemment les Elèves Intellectuellement Précoces (EIP) ont été reconnus comme ayant des Besoins Educatifs Particuliers.

 

Pour l’école il s’agira, en présence d’un élève, d’abord d’accueillir et de chercher à comprendre les difficultés observées, puis d’évaluer pour connaître et comprendre l’enfant avec ses acquis et ses besoins pour ensuite construire un projet individualisé pour créer une dynamique de progrès (PAE, PPRE, PAI). Une telle démarche oblige à travailler avec des partenaires.

 

 

b)      Regard pédagogique

Cette conception de l’éducation et de la pédagogie à travers le paradigme de BEP entraîne à distinguer, pour les rassembler ensuite, les acteurs de l'apprentissage : l’élève qui apprend, l’enseignant qui permet les apprentissages.

 

 

 

L’élève

On dit des enfants qu’ils ont des besoins éducatifs particuliers quand ils ont des difficultés pour accéder aux apprentissages nécessitant la mise en place d’un dispositif éducatif spécifique à leur intention.

 

Les enfants ont des difficultés d’accès aux apprentissages quand ils ont, de manière significative, plus de mal à apprendre que la majorité des enfants du même âge ou quand ils souffrent d’un handicap qui les empêche ou les gêne lorsqu’il s’agit d’utiliser ce qui est généralement mis à disposition pour l’éducation des enfants du même âge dans les écoles d’une zone administrative.

L’OCDE distingue trois catégories de besoins :

•          Besoins résultant d’une déficience,

•          Besoins dus à des difficultés d’apprentissage,

•          Besoins dus à des difficultés socio-économiques ou socio-culturelles.

 

Regardons le cas de Hugo pour comprendre comment les choses peuvent se passer dans une école : « Hugo est âgé de 5 ans à son entrée en GS de maternelle. Il est signalé par sa maîtresse car “il ne s'investit pas ou peu dans les activités proposées en classe”. Il ne prend jamais la parole pendant les échanges collectifs, en salle de jeu il ne participe pas. La maîtresse le dit “triste et très angoissé en début et en fin de journée : il pleure chaque matin, s’isole et se replie sur lui-même”. Ses dessins sont très pauvres (dessin du bonhomme : têtard). Elle (la maîtresse) connaît en outre son histoire récente et l’estime traumatisante et susceptible d’interférer négativement sur son évolution tant scolaire que personnelle.

Ce signalement est confronté au recueil global d’informations réalisé par un GAPP sur l’ensemble des enfants. Hugo possède des connaissances (concepts de base en numération) mais ne les met pas en œuvre en situation fonctionnelle. »

 

Ce cas permet de voir que la réponse institutionnelle à l’émergence de la difficulté scolaire puis du concept de BEP a été à la fois structurelle et « orthopédagogique » mais écartait le maître ou pour le moins lui permettait de s’écarter de toute responsabilité en confiant l’élève à un autre professionnel. Ainsi, en 1970, ce fut la création des Groupes d’Aide Psycho-Pédagogique (GAPP), qui ont été remplacés en 1990 par les Réseaux d’Aide Spécialisés aux Elèves en Difficulté (RASED) ; on passait d’une logique de structure à une logique de service. Le RASED composé d’un psychologue scolaire, d’un rééducateur en psychopédagogie (Maître E) et d’un rééducateur en psychomotricité (Maître G) est placé sous la responsabilité de l’inspecteur de la circonscription et a vocation à apporter son aide dans les écoles en fonction des demandes formulées par les enseignants. La création des GAPP, installés dans une école, devait entraîner la suppression des classes de perfectionnement ; il a fallu attendre la mise en place des RASED pour que cette suppression soit véritablement totale. La création de ces dispositifs permet de transformer du pédagogique en « remédiation » voire « rééducation ». On installe donc de l’aide spécialisée à l’école mais qui est demandeur, qui décide et qui en a besoin. On s’aperçoit que le demandeur est toujours l’enseignant

 

L’enseignant

La question est moins de savoir s’il est pertinent que l’enseignant soit toujours le demandeur de l’aide que de savoir comment l’enseignant vit la « difficulté scolaire. Soit il se comporte en « Zorro de la pédagogie » qui va sauver le monde, auquel cas il n’exprime pas de demande d’aide pour l’enfant en difficulté, soit il rejette la faute sur l’institution qui ne serait pas adaptée pour recevoir tous les enfants (déjà au 19ème siècle) ou qu’il ne s’estime pas formé pour travailler avec ces enfants. Et il y a l’enseignant (sans doute les plus nombreux) entre ces deux extrêmes qui fait « tout ce qu’il peut mais l’élève ne progresse pas ». Quoi qu’il en soit de ces positions c’est toujours vécu par les enseignants comme un échec. C’est un échec par rapport à eux-mêmes quelle que soit leur vision de la cause institutionnelle ou de compétence professionnelle ; du coup l’enseignant est aussi en difficulté (scolaire) comme l’écrivent Garcia et Olier (p12) à propos des échecs des élèves dans l'apprentissage de la lecture :

« … les enseignants sont eux-mêmes placés [en échec] par le poids qu’exerce sur le présent le présent des luttes pédagogiques passées et sans cesse réactivées […]. L’enquête que nous avons menée pendant 3 ans dans une école primaire éclaire ces difficultés : sans cesse célébré dans le discours comme ceux qui exercent « un métier difficile et essentiel », les enseignants sont livrés à eux-mêmes en ce qui concerne les appuis et le soutien qu’ils peuvent attendre de l’institution pour résoudre les problèmes qu’ils rencontrent. Mais ils sont aussi surencadrés par la prescription dans le domaine des démarches pédagogiques. »

 

Les enseignants sont libres dans leur classe, libres du choix de leur pédagogie, mais « ils ne sont considérés comme pouvant faire réussir les élèves que s’ils respectent un espace de possibles pédagogiques étroitement borné (normes), de sorte qu’ils ignorent ce qu’ils pourraient gagner -et les élèves aussi- à s'aventurer en dehors de ces bornes. »

 

L'enseignant est donc amené à demander de l’aide, peut-être plus pour survivre, se sauver, que pour l’élève car la critique est vive ; ainsi Philippe Perrenoud[3] (1994) écrit : « Il y a des élèves qui n’apprennent pas, parce qu’ils exercent leur métier n’importe comment ou pour d’autres raisons. Certains ne veulent pas apprendre et se contentent de faire les gestes du métier, la tête ailleurs. Il y a, par ailleurs, qui maîtres qui ne forment pas, eux aussi parce qu’ils exercent leur métier n’importe comment ou pour d’autres raisons. Et certains, de même, ne veulent pas former et se contentent de faire les gestes du métier, la tête ailleurs. »

 

Alors comment, pour l’enseignant, prendre en charge un élève en difficulté ?

 

La prise en charge

 

1)      La pédagogie différenciée

Je ne détaillerai pas ce qu’est la pédagogie différenciée ni même comment on la met en œuvre et la pratique, je veux simplement montrer, pas des témoignages, comment une « pratique pédagogique » peut être source d’angoisse lorsqu’elle devient une quasi injonction institutionnelle car elle a un coût « opérationnel » pour l’enseignant en termes de surcroît de travail, de stress professionnel, de culpabilisation vis à vis des élèves, mais aussi par rapport à l’estime de soi et d’un sentiment d’incompétence car souvent les résultats ne sont pas à la hauteur de l’énergie dépensée.

 

« Je me perdais dans l’hyper-différenciation. Finalement, c’est comme quand t’invites 15 personnes chez toi, ce n’est pas possible de faire 15 repas différents tous les jours. On te demande toujours d’inventer des dispositifs pédagogiques « innovants «, « révolutionnaires », spécifiques pour chaque élève ! Et finalement ça ne marche pas, ni pour les élèves ni pour toi, dans la classe, dans la tenue de la classe. Tu t’épuises et puis tu as toujours le sentiment que tu es en dessous de tout, niveau en dessous de zéro de l’estime de soi[4]. »

 

On comprend facilement que l’enseignant ait besoin d’aide face à un sentiment d’impuissance et un sentiment d’échec, d’autant que le mythe de l’élève modèle existe toujours largement entretenu par l’institution et par le contexte social comme le souligne Garcia et Ollier : « on peut aussi se demander si cet idéal pédagogique ne conduit pas à un sentiment d’impuissance que décrivent les enquêtes montrant à la fois le renoncement des enseignants à réduire l’échec scolaire et la manière dont ils se représentent la « grande difficulté scolaire » ».

 

Alors le seul recours de l’enseignant n’est-il pas de déléguer la prise en charge de l’élève en difficulté à un autre professionnel car les difficultés de l’enfant éprouvent à la fois, peut-être autant, l’enseignant et l’enfant. En présence de l’élève devenu peu supportable, le rééducateur aurait la solution ou l'enseignant « évacue » l’enfant objet et source de sa mise en échec professionnel ; l’enseignant confie à un autre l’enfant avec lequel il n’a pas réussi…

 

L’autre professionnel c’est d’abord un enseignant du RASED et le psychologue scolaire, ce dernier pour « diagnostiquer », les enseignants pour « rééduquer ».

 

2)      De la rééducation à la pathologisation

La rééducation reste donc dans le domaine de l’école, elle vise à permettre à l’enfant « d’adhérer aux objectifs de symbolisation » générés par la demande scolaire : accepter et adhérer à la demande scolaire. Voilà ce que le Maître E dit de Hugo : « Hugo ne pourra pas bénéficier d’une aide par et dans la relation pédagogique traditionnelle. Ses dysfonctionnements ne renvoient pas à la maîtrise des processus cognitifs mais à leur mise en œuvre ». Alors l’institution propose 2 types de prises en charge : Aide à Dominante Pédagogique et Aide à Dominante Rééducative. La première s’adresse à la sphère cognitive alors que la seconde passe par un travail autour de la corporéité et des sensations… (tableau)

 

Mais on a pu voir avec le cas Hugo que la prise en charge in situ par le système scolaire peut être insuffisante, on adresse alors l’enfant/l’élève à des professionnels extérieurs à l’école et n’appartenant pas au champ des professions de l’école.  Nous avons eu l’occasion de voir que dès la naissance de l’école à la fin du 19ème siècle un ensemble de professionnels autres que les enseignants se sont intéressés à l’école : notamment les psychologues et les médecins ces derniers ont pu décrire un certain nombre de troubles psychiques ou neuropsychiques, ou plus simplement neurologiques, ce qui a installé à juste titre l’idée qu’un certain nombre d’enfants pouvant être porteur de ces troubles n’avaient pas leur place à l’école. Jadis on confiait ces élèves à des structures spécialisées, la tendance qui s’est installée depuis quelques décennies c’est l’inclusion : l’école inclusive bien qu’aujourd’hui comme jadis certains enfants sont porteurs de troubles dont la réduction relève du domaine de la santé. Cela entraîne les parents comme les professionnels de l’éducation à considérer que tout dérèglement scolaire au-delà des pathologies avérées, rejetant les thèses du capital socioculturel, relèverait d’un « éventuel problème de santé » ; ainsi un élève qui ne lit pas, en dehors de troubles développementaux ou neurocognitifs, sera considéré comme relevant d’une prise en charge « médicale ». Sans doute aussi cette posture serait la conséquence du rapprochement dans les années 60-70 entre l’école et les professionnels de santé. Mais, surtout à une époque où l’école a un rôle tellement important dans la société et la promotion sociale des individus, il est vraisemblable que le recours « à la maladie » à quelque chose de rassurant : rassurant pour l’enseignant qui se trouve ainsi dégagé de sa responsabilité pédagogique puisqu’il s’agit de santé, rassurant pour les parents puisque le trouble de leur enfant est identifié et qu’il correspondrait aux compétences de professionnels définis. Garcia et Ollier parlent dès lors « d’une alliance entre différents spécialistes concernés par la question des difficultés d’apprentissage (orthophoniste, psychanalyste, linguiste, psychologues expérimentaux, etc.) cette alliance entre des représentants de points de vue eux-mêmes hétérogènes a abouti à minorer l’approche pédagogique et la prévention des difficultés dans le cadre de la classe, au profit du secteur de la prise en charge des élèves en difficulté scolaire. » Elles ajoutent : « la plupart des difficultés scolaires ont aujourd’hui une traduction dans les termes de la pathologie expliquée par la neuropsychologie. »

 

Le phénomène est sans doute augmenté depuis qu’on fait entrer dans la catégorie des élèves à besoins éducatifs particuliers les élèves en situation de handicap, et que des pathologies ont rejoint la « catégorie handicap » : l’ensemble des « dys ». À cela il faut ajouter des troubles que l’on ne sait pas très bien caractériser et dont l’inscription dans la pathologie a un effet rassurant : le refus scolaire, l’inhibition scolaire, le désintérêt scolaire, le handicap socioculturel, les situations psychoaffectives particulières et bien sûr la phobie scolaire et depuis quelques années en rejoint la cohorte des pathologies les élèves intellectuellement précoces EIP.

 



[1] « On appelle accessibilité universelle l’accès « à tout pour tous », l’accès à tout bâtiment ou aménagement permettant, dans des conditions normales de fonctionnement, à des personnes handicapées, avec la plus grande autonomie possible, de circuler, d’accéder aux locaux et équipements, d’utiliser les équipements, de se repérer, de communiquer et de bénéficier des prestations en vue desquelles cet établissement ou cette installation a été conçu. Les conditions d’accès des personnes handicapées doivent être les mêmes que celles des personnes valides ou, à défaut, présenter une qualité d’usage équivalente. » Secrétariat d’Etat chargé des personnes handicapées.

[2] Enfants immigrés qui ne connaissent pas le français ; ils sont désignés sous le terme d’élèves allophones.

[3] Métier d’élève et sens du travail scolaire.

[4] Cité par Garcia et Ollier.


Avant Jules Ferry il y avait des écoles

  Ce billet est un complément autant qu’une explicitation de mon précédent billet : « Monsieur le Député : Non ! L’enseignement privé ce n’e...