c- de l’inadaptation à l’invention de l’échec scolaire : les années 1945 – 1970
Quoi qu’il en soit des aspirations des élèves le principe
d’une scolarité jusqu’à 14 ans s’est installée et fut socialement plutôt bien
admise, d’autant que le certificat d’étude primaire qui sanctionnait cette
scolarité était un diplôme important comme le fut ensuite le Brevet puis le
Baccalauréat. Il sanctionnait la fin de la scolarité de l’élève mais surtout il
ouvrait des possibilités d’emplois rémunérateurs.
Le système était bien établi et trouva un espace de
croissance dans les années 1945 – 1950 qui furent marquées par la
reconstruction de la France après la guerre et par un essor économique
considérable[1]. Durant cette
période l’idée de formation est de plus en plus liée à celle de
développement économique et d’insertion sur le marché du travail, notamment
parce que le salariat se transforme ; il y a moins d’agriculteurs et
d’artisans, l'industrie a moins besoin de manœuvres mais crée plus de postes
d’ouvriers qualifiés, de techniciens et d’employés. Surtout cette période voit
un fort développement du nombre d’emplois de cadres et d’ingénieurs. Il
apparaît alors nécessaire de prolonger la formation des jeunes au-delà de
l’instruction primaire, ce qui, liée à l’idée socialement bien installée
d’ascension sociale, amènera la loi Berthoin qui prolongea la scolarité jusqu’à
16 ans.
Une « telle ambiance » sociale et une telle loi ne
pouvaient pas ne pas avoir d’incidence sur le système scolaire et dans ses
relations avec les élèves et leurs parents. D’une part les classements
scolaires déterminent de plus en plus la valeur et la place sociales des
individus (à commencer par la profession), c’est le renforcement de la notion
de méritocratie qui avait vu le jour dès le milieu du 19ème siècle,
et d’autre part c’est l’accélération de l’atténuation de la dissociation école
primaire / enseignement secondaire qui avait été amorcée dès le début du 20ème
siècle par la prise en charge de la formation professionnelle (centres
d’apprentissages) par l’Education nationale, l’instauration de la gratuité de
la 6ème en 1930 puis de toute la scolarité au collège en 1933 avec
toutefois la mise en place d’un examen d’entrée en 6ème qui
disparaîtra partiellement[2] avec la Loi Berthoin (1956)
et totalement en 1959. Donc la Loi Berthoin ayant décidé de l’obligation
scolaire jusqu’à 16 ans pour les enfants nés après le 1er janvier
1953, il n’était pas possible de maintenir les classes de fin d’études
primaires. Les élèves, au fil des cohortes, rejoignaient tous le collège avec
un apogée au début des années 1960 ce qui amena l’Etat, en 1963, à mettre en
œuvre la création des CES (collège d’enseignement secondaire) avec une
orientation des élèves en fin de la classe de 3ème. Mais la
séparation connue entre enseignement primaire et enseignement secondaire
subsistait, d’un côté les CES avec un enseignement dit court[3] et en face les Lycées avec
un premier cycle (6ème à 3ème) et un second cycle (2nd
à Terminale) et souvent un enseignement du premier degré (Éole élémentaire) de
la 11ème (CP) à la 7ème (CM2). Cette distinction n’était
plus admissible socialement, surtout après Mai 1968, mais pas non plus
pertinente en matière de gestion du système éducatif au regard de ses ambitions
de formation de haut niveau pour les élèves. Dans les années 60, plus encore
que pour la période 1945-1950, l’école est articulée sur les réalités
économique et sociale, elle est vue comme moyen d’ascension sociale et les
familles investissent beaucoup d’espoir dans l’école. Ce fut alors la création
en 1975 (Loi Haby) de ce qu’on a appelé le « collège unique » qui ne veut pas
dire que la scolarité dans le collège devait être la même pour tous, il s’agit
simplement d’évoquer la disparition des deux systèmes du premier cycle de
l’enseignement secondaire. Il existera des classes pour les élèves en
difficulté à l'école : Classes de Pré-Apprentissage (CPA), Classes Pré‑Professionnelles
de Niveau (CPPN) aujourd’hui disparues, les Sections d’Enseignement Adapté
(SES) vue comme le prolongement des classes de perfectionnement, elles sont
devenues des Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté (SEGPA).
Dans le même temps où se mettaient en places ces réformes
apparaissait chez les chercheurs et les gestionnaires le concept « d’échec
scolaire » comme le rappelle Stanislas Morel : « Dans le même temps, « l’échec scolaire »
s’impose sociologiquement, comme un problème majeur. » L’échec scolaire est
regardé du point de vue de l’élève en échec qui hypothèque son insertion
professionnelle voire sociale ce qui devient une préoccupation pour la
société : que faire des élèves sans diplôme, d’autant que l’échec scolaire
met en évidence des « inégalités sociales » notamment dans la capacité des
enfants à accéder aux savoirs scolaires. Ce double regard questionne
sérieusement la notion de méritocratie mais aussi le fonctionnement de
l’école ; en 1965 dans la revue ESPRIT Jean Cordier (psychiatre)
écrivait : « Aussi paradoxal
que cela puisse paraître, la question de la responsabilité de l’école dans
l’apparition de l’arriération doit se poser. […] La fréquentation d’une école,
la réussite scolaire, sont entrés dans la compétition sociale. », on
comprend bien que « l’échec scolaire », au-delà même de la notion
« d'arriération » ou de déficience, soit devenu un vrai sujet de
politique publique au moment où la modification de la demande sociale d’école
et donc la concrétisation de l’unification se heurtent à la problématique de
l’hétérogénéité des publics scolaires. Finalement, pourrait-on dire, l’échec
scolaire est un effet pervers de la généralisation de l'enseignement secondaire
puis de son unification, et de la massification qui entraînait une forte
hétérogénéité des publics scolaires.
Là aussi, comme jadis pour l’enseignement primaire, une
terminologie apparue qui évoluera au fil des années et des évolutions sociales.
Par exemple on inventa le terme de « déviance scolaire » qui
s’inscrivait dans la droite ligne de la création en 1943 du Conseil Technique
de l’Enfance Déficiente et Danger Moral qui forgera la terminologie
« enfance inadaptée ». On renvoie alors ces enfants et ces adolescents
vers le secteur médico-social ou la Protection Juridique de la Jeunesse. S’ils
sont adressés à ces filières spécialisées
pour une enfance inadaptée ou déficiente (ou déviante) c’est qu’ils sont perçus
comme étant « à part » et redevables d’une éducation « à
part ». Les « handicapés » semblent exclus de ces politiques
publiques d’éducation parce que le problème des handicapés n’est pas à l’ordre
du jour pour l’école, il est renvoyé au secteur médico-éducatif jusqu’à la Loi
de 1975[4]. L’orientation dominante est
alors à séparer les systèmes : école ordinaire + secteur de l’enfance
inadaptée.
Pour autant l’école conserve la prise en charge d’élèves qui
sont en difficulté à l’école et qui ne relèvent pas de structures spécialisées
externes. Elle le fera en renforçant les structures spécialisées existantes et
en créant des fonctions d’enseignants spécialisés pour les enfants dits
« débiles » (70<QI<100) ; le nombre de classes de
perfectionnement ne dépassera jamais 400 et celui des écoles nationales de perfectionnement[5] un peu moins de 100, en 1963
le certificat d’aptitude à l’enseignement des enfants arriérés (créés en 1909)
est remplacé par certificat d’aptitude à l’éducation des enfants et adolescents
déficients ou inadaptés (CAEI) avec 7 options[6]
mais la plupart des titulaires enseignent en établissements spécialisés
exception faite pour les titulaires du RPP et du RPM obligatoirement affectés
en GAPP (aujourd’hui RASED). Cependant on voit que la majorité de ces
politiques, qu’il faudrait développer pour être plus précis donc plus exacte,
répondent à des « catégories » d’élèves et peu à des individus pris
dans leur individualité mais aussi mis face à ce qui pourrait être « leur
responsabilité » pour aller au-delà de leur condition. Dans ces années 1970
où le regard des politiques est attiré vers les populations en difficulté par
le livre de René Lenoir « les exclus » (1969) la sociologie met en
cause les modèles explicatifs de l’échec scolaire : la figure du cancre
disparaît et on questionne le déterminisme social avec Pierre Bourdieu, la
responsabilité de l’individu avec le concept d’individualisme
méthodologique[7]
de Raymond Boudon et le livre majeur d’Alain Touraine « le retour de
l’acteur ». Très schématiquement c’est ce qu’en sociologie on peut appeler
le « retour de l’acteur[8] » concomitant du
paradigme du « retour du sujet ». C’est à cette époque qu’en médecine
apparaît une discussion autour de la question du « qui soigne-t-on »,
soigne-t-on une personne ou une maladie ? Le médecin est invité à envisager
son patient sous l’angle d’une totalité, et de ne pas de le réduire à sa
maladie, voire à l’organe malade.
Cette évolution de la conception du fonctionnement de la
société et la prise en compte du rôle de l’individu amènent à de nouvelles
conceptions du handicap. Le terme générique de « handicap » tend
à disparaître, il est dans un premier temps par l’idée de diversification du
handicap, désormais il y a des handicaps, puis dans les années 1990 on parlera
de « situation de handicap ». Concernant le champ scolaire les années
1970 voient paître de nouvelles conceptions et théories de l’apprentissage qui
prennent particulièrement en compte l’élève comme individu et qui cherchent à
mettre en évidence les processus individuels d’apprentissage ; c’est la
naissance de la didactique.
Dès lors s’affirmeront les vertus de la prévention des
inadaptations et les vertus du soutien et de l’intégration en milieu ordinaire
des enfants en situation de handicap ou simplement en difficulté à l’école.
[1] On a appelé cette période
« Les Trente Glorieuses ».
[2] Les élèves de CM² qui
avaient des notes supérieures à la moyenne étaient admis en sixième sans
examen.
[3] Sans deuxième langue
vivante, sans latin ni grec, avec de la physique et de la chime…
[4] Loi n° 75-534 du 30 juin
1975 d'orientation en faveur des personnes handicapées.
[5] Ce
sont des écoles avec un internat où l’enseignement dispensé est celui des
classes de perfectionnement et qui accueillent des enfants dans des situations
sociales particulières (difficultés familiales, parents pas sédentarisés comme les
bateliers ou les forains…
[6] Dont
DI = déficient intellectuel, DV= déficient visuel, RPP = rééducateur en
psycho-pédagogie, RPM = rééducateur en psycho-motricité… ce CAEI deviendra
CAPAIS puis aujourd’hui CAPASh…
[7] L'individualisme
méthodologique est un paradigme de sciences sociales, selon lequel les
phénomènes collectifs peuvent (et doivent) être décrits et expliqués à partir
des propriétés et des actions des individus et de leurs interactions mutuelles
(approche ascendante). Cette approche s'oppose au holisme, selon lequel les
propriétés des individus ne se comprennent pas sans faire appel aux propriétés
de l'ensemble auquel ils appartiennent (approche descendante). (Wikipédia)
[8] On
peut résumer le paradigme d’acteur en sociologie comme le fait Luce Kellermann :
« Pour remédier à ces défaillances et rompre avec une vision
évolutionniste et fonctionnaliste, une nouvelle représentation de la vie
sociale est proposée. Elle est fondée non plus sur des notions de société,
d’évolution, de rôle désormais écartés, mais sur l’idée centrale d’action
sociale où les notions d’historicité, de mouvement social et de sujet sont
mises à l’honneur. »
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