vendredi 26 mars 2021

La difficulté scolaire : ça n’existe pas (2)

 



1.      Survol historique de l’émergence de la « difficulté scolaire »

a- l’école obligatoire

L’école c’est une construction « anthropologique », elle s’est constituée au fil de l’histoire de l’humanité… jusqu’à constituer la forme moderne que nous connaissons. C’est le sociologue Guy VINCENT qui a forgé le concept de « forme scolaire » ; un concept qui permet d’analyser comment se constitue l’institution, comment s’organisent ses structures, comment se constituent les interrelations entre les agents, les acteurs, et comment se constituent normes et demandes. Ainsi, « Parler de forme scolaire, c’est rechercher ce qui fait l’unité d’une configuration historique particulière, apparue dans certaines formations sociales à une certaine époque et en même temps que d’autres transformations, par une démarche à la fois descriptive et compréhensive »  Ce que nous cherchons dans la forme scolaire autant d’ailleurs que dans la forme rééducative, c’est leur « principe d’engendrement, c’est-à-dire d’intelligibilité » : qu’est-ce qui me permet de comprendre « le phénomène » en prenant en compte la possibilité de penser le changement malgré les nécessaires fluctuations qu’une forme subit dans le temps et dans les lieux ; et il permet aussi de penser la confrontation des acteurs à ce cadre qu’est l’école. Ce principe d’intelligibilité a été défini pour la forme scolaire « comme le rapport à des règles impersonnelles ».

L’apparition de la forme scolaire se situe aux 16e et 17e siècles. Elle est « une forme inédite de relation sociale entre un maître […] et un écolier […] » qui tend à s’autonomiser par rapport aux autres relations sociales notamment à d’autres modalités d’apprentissage : le préceptorat, les régents d’école, les curés instructeurs… À partir de cette époque sous l’impulsion, notamment, de la pensée de J-B. de La Salle (fondateur de la congrégation des Frères des Écoles Chrétiennes) la relation pédagogique instaure un temps et un lieu spécifiques dont seul le maître règle l’organisation. Tous les écrits pédagogiques de l’époque rappellent les critères de bon fonctionnement de ce lieu d’instruction appelé école distinct des autres lieux de socialisation : l’école ce n’est pas la famille, ni les champs ni la rue… : en ce lieu, l’enfant apprend à lire dans des textes profanes, il les lit, les copie, obéit à des règles impersonnelles. Notons que cette scolarisation massive relève d’une mesure d’ordre public dont le fondement est davantage dans l’apprentissage de la soumission à la règle qu’à la transmission de savoirs. L’assujettissement de l’enfant devenu élève est celui qui est dû à des règles impersonnelles auxquelles le maître doit se soumettre aussi en les mettant en œuvre. L’espace et le temps social de l’école sont dédiés à l’apprentissage et l’accomplissement des règles édictées.

Le maître n’est que le répétiteur, c’est-à-dire que La relation pédagogique n’est pas entre le maître et l’élève mais entre l’élève et la règle, ce n’est pas le lycée de Socrate. Pour autant le rôle du maître, sa façon de faire, son regard sur l’enfant ne doivent pas être négligés…

La forme scolaire relaie donc le changement des conceptions dans le politique : on ne se soumet plus aux princes mais à la loi qui amènera l’école de « Jules Ferry », l’école de la République pour former des citoyens.

La forme scolaire est devenue la référence et prend toute son ampleur dans la deuxième moitié du 19e siècle où apparaît le LIBÉRALISME qui ne se réduit pas à son aspect économique ; il est une philosophie globale et sociale où la société politique est fondée sur la liberté et où l’individualisme fait passer l’individu avant la raison d’État, les intérêts du groupe… Le libéralisme c’est aussi une philosophie de la connaissance et de la vérité découverte par la raison individuelle, c’est une affirmation du relativisme de la vérité.

Pour situer le cadre d’évolution de l’école je vous propose deux citations.

·         Alexis de Tocqueville, au 18e siècle, définissait l’individualisme comme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de ses semblables et à se retirer avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »

·         René Rémond « La bourgeoisie a fait la Révolution et la Révolution lui a remis le pouvoir ; elle entend le garder contre le retour de l’aristocratie et contre la montée des classes populaires. »

Alors comment « faire société », comment créer du lien ou du liant, comment gouverner et dominer ou se protéger (classes supérieures, bourgeoisie) : il faut éduquer le « peuple ». En même temps apparaît une nouvelle conception de l’enfant (l’enfant devient une personne).

Donc qu’est-ce que l’enfant versus élève ? Les hygiénistes, mais aussi beaucoup de philosophes de l’époque et quasiment tous les politiciens (représentants de la bourgeoisie) pensent que la plupart des « prolétaires » sont incapables d’élever correctement leurs enfants, en conséquence les éducateurs et l’école doivent isoler l’enfant du monde comme l’exprime l’extrait du livre « l’enfant » (1891) : « une correspondante qui estime avec raison que les enfants seraient garantis du danger de la rue s’ils allaient régulièrement à l’école, nous invite à publier l’extrait suivant de la loi de 1882 : obligation… » Le projet politique est donc de sortir le monde ouvrier du vagabondage, de l’alcoolisme, de la prostitution, de la violence ; pour ce faire il convient d’éduquer, de socialiser, de cultiver, de moraliser l’enfant, il faut le discipliner, l’élever, le contraindre au nom de sa dignité. À travers ce projet d’éducation de l’enfant il s’agit de façonner le peuple pour qu’il renonce à la révolte et accède à une dignité nouvelle. Reste à réaliser la cohérence d’un projet pédagogique avec ce projet social.

Ainsi, au 19e ce qui est nouveau c’est l’apparition d’un troisième élément qui se glisse entre l’enfant et la famille au nom de la sécurité de la ville : appelons-le l’éducateur qui aura en charge l’enfance. Dès lors pour Michelle Perrot : « l’enfance se médicalise, se psychologise, elle devient une spécialité, un territoire où s’activent médecins, éducateurs, enseignants, juristes, qui se substituent au début du 20e siècle, aux philanthropes et aux dames d’œuvres dans le cadre d’un « complexe » de l’enfance en gestation ».

Il faut faire société par la domination de la pauvreté, il faut contenir le peuple tout en l’intégrant dans le cadre des principes de gouvernement, l’instruction est alors vue comme facteur de libération (s’entend se libérer de la pauvreté) alors que sa privation entraîne la dépendance. L’école est donc porteuse d’un projet national légitimé par son ancrage dans des valeurs universelles : l’idéologie libérale et laïque qui charge l’école de l’éducation de l’enfant pour le protéger de sa famille, de son milieu, de la superstition, de l’environnement linguistique…. Pour former avant tout un citoyen et un « ouvrier » qui sachent lire, écrire et compter : qui soit éclairé pour échapper à l’obscurantisme religieux et « performant » à l’usine.

Apparaissent donc des normes et une demande. Les normes sont la discipline, le respect de l’autorité du maître, la soumission aux apprentissages scolaires. La demande est d’abord sociale : forger une identité nationale par déconstruction des identités locales (on sort de la guerre de 1870 perdue par la France qui doit se séparer de l’Alsace et de la Lorraine). La demande est ensuite culturelle où il s’agit d’unifier la langue (un Breton ne comprenait pas un Auvergnat). Donc la demande doit être institutionnelle où l’instituteur doit transmettre des valeurs : éthique du travail, sens de la mesure, service de la République…, et enfin pédagogique : transformer l’enfant en élève pour « l’élever » (éduquer).

On retrouve un peu ce climat du projet politique de l’école chez le philosophe Alain (Propos sur l’éducation) : « Élever un enfant – un élève- c’est toujours l’élever contre le désir, l’attrait, le plaisir, l’immédiateté. C’est discipliner le corps par l’immobilité, concentrer la pensée par des exercices répétés, vaincre l’affectivité par la régularité, la Raison ensuite. L’école ne peut y parvenir qu’en se fermant au monde extérieur. »

Dans ce contexte l’instruction est vue comme un facteur de libération et d’émancipation on assigne donc à l’école un rôle de promotion sociale ce qui donnera une importance particulière au Certificat d’Études Primaires (CEP).

 

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