OU L’HISTOIRE POUR JUSTIFIER LA NÉCESSITÉ DE RECOURIR À LA GESTION DES RESSOURCES HUMAINES DANS L’ÉDUCATION NATIONALE.
Texte écrit à la suite d’un débat lors d’une journée d’étude de l’association APPRENDRE, Université Lumière Lyon 2, 1992.
« Le système éducatif
français s’enfonce et pourtant il demeure un des meilleurs du monde »,
écrit Alain Minc dans son dernier livre « Français si vous osiez ».
Les systèmes éducatifs de notre pays ne seraient‑ils qu’une sorte de tour de
Pise, si belle, qui pourtant intéresse plus à ce qu’elle possède de risques de
disparaître qu’à son esthétique propre ? Sans doute que non, car les
enjeux de l’éducation sont d’une tout autre nature : d’une nature qui naît
du besoin de pérennisation que possèdent tout être humain et toute société.
Cependant cette analogie, d’apparence si fragile, entre une tour est un système
éducatif prend force dans une communauté qui pourrait les unir au sein d’un
discours autour de l’absence de projet. Si la tour de Pise menace tant de
s’effondrer c’est bien parce qu’il n’existe aucun projet (d’utilisation) pour
elle. Un embryon d’analyse historique à propos du système éducatif laisse à
craindre que cette analogie ne devienne, si ce n’est déjà le cas, une réalité
redoutable. Un euphémisme facile consiste à déclarer qu’il n’y a pas
d’éducation possible sans projet. Nous tenterons, partant de cette apparente
facilité, de montrer combien la notion de projet a toujours supporté le système
éducatif, réalisant par là un lien entre histoire et nécessité moderne de
gestion des ressources humaines.
Lorsqu’en 1452, le dauphin Louis
II (futur Louis XI) crée une université à Valence (en Dauphiné), il a l’espoir
d’éviter la fuite des intellectuels vers d’autres provinces. Ce projet, car
c’en est un, si l’on considère avec le dictionnaire Robert qu’un projet est « un
but que l’on pense atteindre et des moyens que l’on emploiera », ce
projet, donc, s’inscrit dans la mouvance politique du Delphinat de Louis XI qui
trouvait en Dauphiné un champ d’expérience pour son entrée dans le métier
d’administrateur. Voilà que le projet se niche dans le creuset d’une politique
centralisatrice, d’évidence puisque monarchique : le pouvoir politique
central dispose d’un projet pour une institution éducative, et l’impose.
Lorsqu’en 1601 la communauté de
Tullins (petite ville de la région grenobloise) appelle le sieur Damour pour
remplir les fonctions de précepteur de la jeunesse, un pouvoir local,
décentralisé par rapport à celui central, est mû par le projet de permettre aux
enfants de la ville d’être enseignés.
Toujours dans cette petite ville
de Tullins, le 15 mai 1793 « les citoyens chef de famille »
adressaient une pétition au conseil général de la commune de laquelle il
réclame l’ouverture d’une école. Là encore un projet sous‑tend la demande :
que les enfants possèdent un lieu où apprendre. Cette demande émane de ce
qu’aujourd’hui nous appellerions les usagers, les parents d’élèves.
Ainsi, avec ces trois exemples
nous pouvons voir se dessiner un spectre de dispersion des sources de projet
sous tendant le système éducatif : un pouvoir central (le monarque), un
pouvoir local et enfin un groupe d’usagers. Mais pour tous, ici, si nous voyons
bien l’origine du projet, la mise en œuvre demeure inconnue ou pour le moins
cachée. C’est ce qui entraîne trop souvent à penser de façon réductionniste
qu’il y avait absence de projet, d’autant que les moyens pédagogiques qui
devaient permettre d’accéder au but appartenaient à une « idéologie »,
émanant d’intellectuels bien souvent éloignés, par l’espace et par la pensée,
des commanditaires du projet qui ne fonctionnait que dans leur pragmatique.
Après la Révolution, et plus encore avec les lois Ferry, on peut penser qu’il y
eut un certain rapprochement entre « la pensée sur l’éducation », les
commanditaires et les décideurs. Sans doute lorsque les ministres de
l’instruction publique, de Guizot à Ferry, mettaient en œuvre un système
scolaire, ils donnaient forme et moyens à une pensée collective sur l’éducation
comme nous avons pu le montrer dans un mémoire (L’application des lois Jules
Ferry à Tullins, université Lumière Lyon2). Il s’agissait bien là d’un
projet, et pas d’une simple politique, dans le sens où tous les acteurs du
système devaient en être partie prenante : un pouvoir central décideur et
« définisseur », un pouvoir local financeur, des utilisateurs (les
parents) qui avaient choisi entre l’école publique et l’école privée. Seuls les
membres fonctionnels du projet, les enseignants, semblaient absents de toute
participation à la phase d’élaboration. À notre avis ceci n’est qu’apparence,
s’ils n’avaient pas droit à une parole revendicatrice, mais ils constituaient
l’élément facilitateur ou bloquant du système suivant le zèle qu’ils mettaient
ou non dans l’exercice de leur mission.
Ainsi de Jules Ferry jusqu’aux
années 1980, notre système éducatif a vécu dans et pour un projet « unanime »
mis en place et contrôlé dans un pouvoir central légitimé par les membres de
cette composante unanime. Ce n’est pas pour autant que tout allait bien dans le
meilleur des mondes ; notamment le mouvement d’idées des années 1968 remit
fortement en cause sinon l’idée fondatrice du système scolaire, du moins la
place et le fonctionnement des unités qui le composent : établissements,
enseignants et élèves. Pire encore, sans doute parce que plus pragmatiques donc
plus oppressantes que les idées, les données économiques bouleversées par les
chocs pétroliers entraînèrent, voire obligèrent, à déplacer la notion de projet
appliqué aux systèmes éducatifs à la fois sur son axe originel et sur son axe
opérationnel. Très schématiquement, la société se déplace du pouvoir central
vers le pouvoir local. Là, il est intéressant de lire ce qu’écrit le sociologue
Serge Wachter : « La conjoncture est favorable pour que l’intérêt
se fixe sur les régions françaises, et, plus extensivement, sur cette diversité
bigarrée de vies locales qui semble se doter d’une nouvelle autonomie sous les
effets cumulés de la crise économique et de la décentralisation politique et
administrative. » En conséquence de quoi il nous semble que l’école ne
peut plus faire l’impasse sur l’établissement d’une relation constructive et
prospective avec les instances locales. Cela d’autant plus que, comme l’écrit la
sociologue Jacqueline Mengin, « Les crédits d’État, moins riche, fuient
de plus en plus »… donc « Les élus locaux, régionaux,
départementaux se sont trouvés investis de responsabilités nouvelles en matière
de développement économique, d’action sociale, de formation alors que le volume
des crédits transférés leur paraît tout à fait insuffisant […] Ils cherchent à
trouver des critères d’attribution des crédits, objectifs et plus efficaces. En
même temps ils poussent à la contractualisation et la concertation entre
partenaires locaux. […] Celle‑ci (la décentralisation) suppose que soient
définis les objectifs poursuivis, les moyens mis en œuvre pour y parvenir. »
Il semble donc inéluctable, et
indispensable, de passer d’une notion de projet national à celle de projet
d’établissement. Serait‑il concevable que l’école aille à contre‑courant d’une
évolution de type sociohistorique ? Demeure que l’élaboration de projets
d’établissement pose entre autres problèmes celui de la gestion des ressources
humaines. Sans entrer ici dans un débat technique approfondi, tentons une
analyse comparative historicienne de cette dimension. Les exemples que nous
avons donnés et leur analyse, nous ont permis de voir où se situait l’origine
du projet, donc conséquemment son point d’aboutissement et les instances de
mise en œuvre. Dans le cas de l’université de Valence, comme dans ceux du 17e
siècle et de 1793 concernant la ville de Tullins, c’est le pouvoir local qui
avait la maîtrise du recrutement et de la carrière des personnels. On
retrouvera ce phénomène pendant une partie du 19e siècle jusqu’à la loi de
Gobblet de 1886. Cette loi qui, comme l’écrit Claude Lelièvre « comprend
une organisation pédagogique (élaboration de programmes et de diplômes
nationaux), une dimension financière (définition des obligations des communes)
et une dimension administrative (détermination d’un corps enseignant sous le
contrôle d’une hiérarchie d’inspecteurs dépendant de l’administration centrale) »,
traduit bien l’hyper centralisation du fonctionnement des instances dirigeantes
de l’époque. Aucune décision n’était prise à l’échelon local ; il convient
de préciser, à titre d’illustration, que l’organisation administrative de la
France mettait les communes sous la tutelle absolue et rigide du pouvoir
central par l’intermédiaire des préfets. Ainsi, de l’époque de la loi de
Gobblet à aujourd’hui le système éducatif a vécu dans le cadre strict d’un
triple centralisme : celui de l’élaboration des objectifs, celui de la
définition des méthodes pédagogiques et des savoir‑faire, et celui du
financement. Le premier de ces centralismes à avoir éclaté est celui du
financement : aujourd’hui le « local » devient le financeur
principal d’un système qui lui échappe encore totalement quant à la définition
des objectifs et quant au personnel qui doit mettre en œuvre ses objectifs.
Dans un avenir imminent il sera nécessaire de définir des objectifs locaux dans
le cadre d’un programme national. Ce dernier, d’ordre idéologique, étant
d’amener, par exemple, 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat,
l’objectif local pourrait être d’y inscrire une notion plus pragmatique assise
sur les réalités d’un tissu socio‑économique local : il n’est pas vraiment
acquis qu’à Oyonnax, ville des matières plastiques, on ouvre des sections de
formation en rapport avec les métiers de cette industrie plutôt qu’avec
l’agroalimentaire. Dans le même ordre d’idée il semble impensable que les
fonctionnaires du système éducatif puissent continuer à ne rendre compte qu’à
un pouvoir central de moins en moins responsable de la mise en œuvre et du
financement de la politique éducative. Comment peut‑on penser que les
enseignants n’aient aucun compte à rendre aux financeurs que sont les
municipalités, les conseils généraux et les conseils régionaux, voire le « monde
économique » ? Rendre compte à tous les niveaux de pouvoir :
centralisé et local, exigera que soient mises en place de nouvelles procédures
de fonctionnement. C’est dans ce cadre que s’inscrit le projet d’établissement
qui permet, entre autres, d’établir un contrat avec l’organisme financeur et de
mesurer l’emploi des fonds publics. Ceci nous semble, suivant une analyse
politico historique, essentiel dans la mesure où plus la décision politique est
proche, en termes d’espace, de l’électeur, plus elle a à rendre compte au
citoyen. On ne demandera guère de compte à un ministre, on en exige beaucoup
plus d’un maire…
Dès lors que s’installe un projet
d’établissement il faudrait que soit repensée la gestion des ressources
humaines de cet établissement. À titre d’illustration si, comme le préconise
Françoise Cros, un projet doit s’installer sur la durée du cursus de l’élève
plus un an, serait‑il raisonnable que les auteurs acteurs de ce projet
quittent, du fait de l’administration, le navire en cours de route ? À cet
exemple nous pouvons ajouter l’idée que nous avions évoquée plus haut, suivant
laquelle il va devenir insupportable pour l’élément financeur de n’avoir aucune
possibilité de contrôle des personnels mis à sa disposition ; ce qui ne veut
pas dire qu’il faille obligatoirement ou totalement décentraliser le
recrutement des enseignants. Il y a là un miroir aux alouettes contre lequel
Alain Minc nous met en garde : « Dans un système éducatif
décentralisé, le statut national des personnels aura sombré corps et biens.
Mais passer de la fonction publique nationale à la fonction publique
territoriale ne suffit pas à faire sauter tous les verrous face aux impératifs
d’une bonne gestion, puisque la seconde est, à maints égards, une copie conforme
de la première ». On peut penser que le quasi idéal se trouvera dans
le maintien par l’État d’un cadre commun, laissant aux financeurs locaux, en
accord avec le projet d’établissement, le soin de l’octroi de primes
correspondant non plus à une position statutaire mais la réalité d’un service
rendu comme le dit Alain Minc : « De même s’instaurera
progressivement, par le biais de mesures ponctuelles, une différenciation des
rémunérations en fonction de la qualité du service rendu. »
Un regard sur l’histoire montre à
la fois l’exigence qu’un projet existe pour qu’un système éducatif fonctionne,
et que ce projet se différencie de ce qu’il serait convenu d’appeler une simple
politique. Un projet est à la fois une définition de buts et de moyens pour y
parvenir. Dans cette acception on mesure la nécessité qu’il y a à ce que
l’auteur du projet, pour n’en être pas obligatoirement le financeur, implique
fortement dans sa conception le financeur dans un cadre contractuel. Dès lors,
les personnels, chevilles ouvrières du projet, ne peuvent pas échapper au
contrôle des concepteurs du projet. S’ils sont eux aussi partie prenante de la
conception du projet, étant alors à la fois concepteurs et exécuteurs, auteur
et acteur, vraisemblablement dans un cadre statutaire national, de projets
locaux, les enseignants doivent être « gérés » à l’aune d’une
nouvelle gestion des ressources humaines.
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