lundi 27 juillet 2020

ECOLE : HISTOIRE ET RESSOURCES HUMAINES



OU L’HISTOIRE POUR JUSTIFIER LA NÉCESSITÉ DE RECOURIR À LA GESTION DES RESSOURCES HUMAINES DANS L’ÉDUCATION NATIONALE.

Texte écrit à la suite d’un débat lors d’une journée d’étude de l’association APPRENDRE, Université Lumière Lyon 2, 1992.

  

« Le système éducatif français s’enfonce et pourtant il demeure un des meilleurs du monde », écrit Alain Minc dans son dernier livre « Français si vous osiez ». Les systèmes éducatifs de notre pays ne seraient‑ils qu’une sorte de tour de Pise, si belle, qui pourtant intéresse plus à ce qu’elle possède de risques de disparaître qu’à son esthétique propre ? Sans doute que non, car les enjeux de l’éducation sont d’une tout autre nature : d’une nature qui naît du besoin de pérennisation que possèdent tout être humain et toute société. Cependant cette analogie, d’apparence si fragile, entre une tour est un système éducatif prend force dans une communauté qui pourrait les unir au sein d’un discours autour de l’absence de projet. Si la tour de Pise menace tant de s’effondrer c’est bien parce qu’il n’existe aucun projet (d’utilisation) pour elle. Un embryon d’analyse historique à propos du système éducatif laisse à craindre que cette analogie ne devienne, si ce n’est déjà le cas, une réalité redoutable. Un euphémisme facile consiste à déclarer qu’il n’y a pas d’éducation possible sans projet. Nous tenterons, partant de cette apparente facilité, de montrer combien la notion de projet a toujours supporté le système éducatif, réalisant par là un lien entre histoire et nécessité moderne de gestion des ressources humaines.

 

Lorsqu’en 1452, le dauphin Louis II (futur Louis XI) crée une université à Valence (en Dauphiné), il a l’espoir d’éviter la fuite des intellectuels vers d’autres provinces. Ce projet, car c’en est un, si l’on considère avec le dictionnaire Robert qu’un projet est « un but que l’on pense atteindre et des moyens que l’on emploiera », ce projet, donc, s’inscrit dans la mouvance politique du Delphinat de Louis XI qui trouvait en Dauphiné un champ d’expérience pour son entrée dans le métier d’administrateur. Voilà que le projet se niche dans le creuset d’une politique centralisatrice, d’évidence puisque monarchique : le pouvoir politique central dispose d’un projet pour une institution éducative, et l’impose.

 

Lorsqu’en 1601 la communauté de Tullins (petite ville de la région grenobloise) appelle le sieur Damour pour remplir les fonctions de précepteur de la jeunesse, un pouvoir local, décentralisé par rapport à celui central, est mû par le projet de permettre aux enfants de la ville d’être enseignés.

 

Toujours dans cette petite ville de Tullins, le 15 mai 1793 « les citoyens chef de famille » adressaient une pétition au conseil général de la commune de laquelle il réclame l’ouverture d’une école. Là encore un projet sous‑tend la demande : que les enfants possèdent un lieu où apprendre. Cette demande émane de ce qu’aujourd’hui nous appellerions les usagers, les parents d’élèves.

 

Ainsi, avec ces trois exemples nous pouvons voir se dessiner un spectre de dispersion des sources de projet sous tendant le système éducatif : un pouvoir central (le monarque), un pouvoir local et enfin un groupe d’usagers. Mais pour tous, ici, si nous voyons bien l’origine du projet, la mise en œuvre demeure inconnue ou pour le moins cachée. C’est ce qui entraîne trop souvent à penser de façon réductionniste qu’il y avait absence de projet, d’autant que les moyens pédagogiques qui devaient permettre d’accéder au but appartenaient à une « idéologie », émanant d’intellectuels bien souvent éloignés, par l’espace et par la pensée, des commanditaires du projet qui ne fonctionnait que dans leur pragmatique. Après la Révolution, et plus encore avec les lois Ferry, on peut penser qu’il y eut un certain rapprochement entre « la pensée sur l’éducation », les commanditaires et les décideurs. Sans doute lorsque les ministres de l’instruction publique, de Guizot à Ferry, mettaient en œuvre un système scolaire, ils donnaient forme et moyens à une pensée collective sur l’éducation comme nous avons pu le montrer dans un mémoire (L’application des lois Jules Ferry à Tullins, université Lumière Lyon2). Il s’agissait bien là d’un projet, et pas d’une simple politique, dans le sens où tous les acteurs du système devaient en être partie prenante : un pouvoir central décideur et « définisseur », un pouvoir local financeur, des utilisateurs (les parents) qui avaient choisi entre l’école publique et l’école privée. Seuls les membres fonctionnels du projet, les enseignants, semblaient absents de toute participation à la phase d’élaboration. À notre avis ceci n’est qu’apparence, s’ils n’avaient pas droit à une parole revendicatrice, mais ils constituaient l’élément facilitateur ou bloquant du système suivant le zèle qu’ils mettaient ou non dans l’exercice de leur mission.

 

Ainsi de Jules Ferry jusqu’aux années 1980, notre système éducatif a vécu dans et pour un projet « unanime » mis en place et contrôlé dans un pouvoir central légitimé par les membres de cette composante unanime. Ce n’est pas pour autant que tout allait bien dans le meilleur des mondes ; notamment le mouvement d’idées des années 1968 remit fortement en cause sinon l’idée fondatrice du système scolaire, du moins la place et le fonctionnement des unités qui le composent : établissements, enseignants et élèves. Pire encore, sans doute parce que plus pragmatiques donc plus oppressantes que les idées, les données économiques bouleversées par les chocs pétroliers entraînèrent, voire obligèrent, à déplacer la notion de projet appliqué aux systèmes éducatifs à la fois sur son axe originel et sur son axe opérationnel. Très schématiquement, la société se déplace du pouvoir central vers le pouvoir local. Là, il est intéressant de lire ce qu’écrit le sociologue Serge Wachter : « La conjoncture est favorable pour que l’intérêt se fixe sur les régions françaises, et, plus extensivement, sur cette diversité bigarrée de vies locales qui semble se doter d’une nouvelle autonomie sous les effets cumulés de la crise économique et de la décentralisation politique et administrative. » En conséquence de quoi il nous semble que l’école ne peut plus faire l’impasse sur l’établissement d’une relation constructive et prospective avec les instances locales. Cela d’autant plus que, comme l’écrit la sociologue Jacqueline Mengin, « Les crédits d’État, moins riche, fuient de plus en plus »… donc « Les élus locaux, régionaux, départementaux se sont trouvés investis de responsabilités nouvelles en matière de développement économique, d’action sociale, de formation alors que le volume des crédits transférés leur paraît tout à fait insuffisant […] Ils cherchent à trouver des critères d’attribution des crédits, objectifs et plus efficaces. En même temps ils poussent à la contractualisation et la concertation entre partenaires locaux. […] Celle‑ci (la décentralisation) suppose que soient définis les objectifs poursuivis, les moyens mis en œuvre pour y parvenir. »

 

Il semble donc inéluctable, et indispensable, de passer d’une notion de projet national à celle de projet d’établissement. Serait‑il concevable que l’école aille à contre‑courant d’une évolution de type sociohistorique ? Demeure que l’élaboration de projets d’établissement pose entre autres problèmes celui de la gestion des ressources humaines. Sans entrer ici dans un débat technique approfondi, tentons une analyse comparative historicienne de cette dimension. Les exemples que nous avons donnés et leur analyse, nous ont permis de voir où se situait l’origine du projet, donc conséquemment son point d’aboutissement et les instances de mise en œuvre. Dans le cas de l’université de Valence, comme dans ceux du 17e siècle et de 1793 concernant la ville de Tullins, c’est le pouvoir local qui avait la maîtrise du recrutement et de la carrière des personnels. On retrouvera ce phénomène pendant une partie du 19e siècle jusqu’à la loi de Gobblet de 1886. Cette loi qui, comme l’écrit Claude Lelièvre « comprend une organisation pédagogique (élaboration de programmes et de diplômes nationaux), une dimension financière (définition des obligations des communes) et une dimension administrative (détermination d’un corps enseignant sous le contrôle d’une hiérarchie d’inspecteurs dépendant de l’administration centrale) », traduit bien l’hyper centralisation du fonctionnement des instances dirigeantes de l’époque. Aucune décision n’était prise à l’échelon local ; il convient de préciser, à titre d’illustration, que l’organisation administrative de la France mettait les communes sous la tutelle absolue et rigide du pouvoir central par l’intermédiaire des préfets. Ainsi, de l’époque de la loi de Gobblet à aujourd’hui le système éducatif a vécu dans le cadre strict d’un triple centralisme : celui de l’élaboration des objectifs, celui de la définition des méthodes pédagogiques et des savoir‑faire, et celui du financement. Le premier de ces centralismes à avoir éclaté est celui du financement : aujourd’hui le « local » devient le financeur principal d’un système qui lui échappe encore totalement quant à la définition des objectifs et quant au personnel qui doit mettre en œuvre ses objectifs. Dans un avenir imminent il sera nécessaire de définir des objectifs locaux dans le cadre d’un programme national. Ce dernier, d’ordre idéologique, étant d’amener, par exemple, 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, l’objectif local pourrait être d’y inscrire une notion plus pragmatique assise sur les réalités d’un tissu socio‑économique local : il n’est pas vraiment acquis qu’à Oyonnax, ville des matières plastiques, on ouvre des sections de formation en rapport avec les métiers de cette industrie plutôt qu’avec l’agroalimentaire. Dans le même ordre d’idée il semble impensable que les fonctionnaires du système éducatif puissent continuer à ne rendre compte qu’à un pouvoir central de moins en moins responsable de la mise en œuvre et du financement de la politique éducative. Comment peut‑on penser que les enseignants n’aient aucun compte à rendre aux financeurs que sont les municipalités, les conseils généraux et les conseils régionaux, voire le « monde économique » ? Rendre compte à tous les niveaux de pouvoir : centralisé et local, exigera que soient mises en place de nouvelles procédures de fonctionnement. C’est dans ce cadre que s’inscrit le projet d’établissement qui permet, entre autres, d’établir un contrat avec l’organisme financeur et de mesurer l’emploi des fonds publics. Ceci nous semble, suivant une analyse politico historique, essentiel dans la mesure où plus la décision politique est proche, en termes d’espace, de l’électeur, plus elle a à rendre compte au citoyen. On ne demandera guère de compte à un ministre, on en exige beaucoup plus d’un maire…

 

Dès lors que s’installe un projet d’établissement il faudrait que soit repensée la gestion des ressources humaines de cet établissement. À titre d’illustration si, comme le préconise Françoise Cros, un projet doit s’installer sur la durée du cursus de l’élève plus un an, serait‑il raisonnable que les auteurs acteurs de ce projet quittent, du fait de l’administration, le navire en cours de route ? À cet exemple nous pouvons ajouter l’idée que nous avions évoquée plus haut, suivant laquelle il va devenir insupportable pour l’élément financeur de n’avoir aucune possibilité de contrôle des personnels mis à sa disposition ; ce qui ne veut pas dire qu’il faille obligatoirement ou totalement décentraliser le recrutement des enseignants. Il y a là un miroir aux alouettes contre lequel Alain Minc nous met en garde : « Dans un système éducatif décentralisé, le statut national des personnels aura sombré corps et biens. Mais passer de la fonction publique nationale à la fonction publique territoriale ne suffit pas à faire sauter tous les verrous face aux impératifs d’une bonne gestion, puisque la seconde est, à maints égards, une copie conforme de la première ». On peut penser que le quasi idéal se trouvera dans le maintien par l’État d’un cadre commun, laissant aux financeurs locaux, en accord avec le projet d’établissement, le soin de l’octroi de primes correspondant non plus à une position statutaire mais la réalité d’un service rendu comme le dit Alain Minc : « De même s’instaurera progressivement, par le biais de mesures ponctuelles, une différenciation des rémunérations en fonction de la qualité du service rendu. »

 

Un regard sur l’histoire montre à la fois l’exigence qu’un projet existe pour qu’un système éducatif fonctionne, et que ce projet se différencie de ce qu’il serait convenu d’appeler une simple politique. Un projet est à la fois une définition de buts et de moyens pour y parvenir. Dans cette acception on mesure la nécessité qu’il y a à ce que l’auteur du projet, pour n’en être pas obligatoirement le financeur, implique fortement dans sa conception le financeur dans un cadre contractuel. Dès lors, les personnels, chevilles ouvrières du projet, ne peuvent pas échapper au contrôle des concepteurs du projet. S’ils sont eux aussi partie prenante de la conception du projet, étant alors à la fois concepteurs et exécuteurs, auteur et acteur, vraisemblablement dans un cadre statutaire national, de projets locaux, les enseignants doivent être « gérés » à l’aune d’une nouvelle gestion des ressources humaines.

 

 


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