lundi 6 juillet 2020

Nouvelle gouvernance et politiques territoriales



 Conférence devant les directeurs de CIO stagiaires, ESEN, 21 novembre 2007

 

Le thème qu’il m’a été demandé de traiter aujourd’hui, résume bien la situation actuelle de la gestion des politiques publiques. Elle s’exerce dans de nouveaux lieux et requiert de nouvelles modalités d’exercice. C’est le New Public Management selon lequel il faut à la fois bâtir des relations administration-usager moins basées sur l’injonction que sur l’écoute et le partage, et moins proposer des solutions globales que des solutions qui tiennent compte des particularités du territoire. En somme, l’usager veut moins qu’on lui propose une solution préétablie qu’il ne souhaite une réponse particulière et « localisée ». C’est donc à l’individu et au territoire particulier que doit désormais répondre la gestion des politiques publiques.

Pour Michel Autès[1], dès lors qu’on s’intéresse à la question du territoire on se confronte aux notions de gouvernance et de centralité, et on doit avoir un autre regard sur le territoire. De la même façon, penser l’action publique au regard de l’individu comme citoyen et usager, oblige à concevoir une gouvernance plus qu’un gouvernement. D’emblée cela amène deux questions. D’abord, celle de la complexité de l’action publique qui semble appeler la proximité : « plus c’est proche, c’est plus efficace » ; puis celle de la pertinence liée au risque de clientélisme. Ainsi, Michel Autès invite à penser que « L’idée d’une combinaison entre gestion de proximité et gouvernance plus éloignée est certainement à méditer. »

En France, penser que l’action publique pourrait se construire et s’exercer entre centralité et proximité, correspond moins à une réforme qu’à un véritable changement de paradigme en ce qui concerne la gouvernalité (mode de gouvernement d’un pays). Pour autant la survenue de ce changement n’est pas brutale, elle résulte d’une lente évolution dont nous ne retracerons l’histoire qu’à très grands traits.

Au 18e siècle avec Locke apparaît l’idée d’un pacte social unissant les hommes qui s’organisent en société pour assurer la sauvegarde des droits naturels. Ainsi, l’homme est naturellement bon et la société politique se résume dans l’existence d’un système juridique auquel tous les membres de la société peuvent désormais recourir pour régler leurs litiges et punir les délinquants. Montesquieu et Rousseau dessinent une science politique qui définit les principes de l’organisation de cette société. Dans « L’esprit des lois » Montesquieu évoque la séparation des pouvoirs ; pour Rousseau dans « Le contrat social » la loi provient de la volonté générale et constitue le pouvoir souverain. Vint la Révolution de 1 789 qui plaçait le citoyen au commandement des choses publiques ; on s’éloigne alors du contrat social en tenant compte des forces contraires qui traversent le champ du politique : l’individu est souverain puisqu’il crée la loi. Hegel dans « Les principes de la philosophie du droit » définit les droits comme étant ceux liés à la propriété, aux contrats, au droit pénal, mais aussi à la moralité. Ce faisant il fonde des liens quasi inaliénables entre la famille, la société civile et l’État. De ce dernier il dit qu’il est la réalisation sociale de plus haut niveau. L’État permet alors de soumettre l’individu à la souveraineté de la loi ; c’est ce qui assure le « bien vivre ensemble ». Pour Hegel, l’État est « liberté ». Cela amena Comte et la théorie du Positivisme à s’opposer à tout individualisme, et permit le passage d’un État-protecteur à un État-providence. Voilà la France avec un état qui protège, qui organise, régule et éduque. On constate, au 20e siècle, une érosion progressive du statut de l’action politique : les citoyens se désintéressent de plus en plus de la vie politique, et l’organisation sociale se construit autour de « proximités » d’intérêts. Le changement se situe dans ce passage d’un État-providence à une État que Pierre Rosanvallon appelle un État post-social-démocrate où la forme de régulation principale est de type intro-social. Pour cet auteur il n’y a pas de désaffection pour le politique mais plutôt un redéploiement de l’activité citoyenne. Ainsi, le citoyen va moins aux urnes mais se retrouve plus dans des pétitions, des actions ponctuelles. C’est moins le militantisme politique et syndical qui fonde l’homme-citoyen dans la société que sa participation à des actions de solidarité ou à des manifestations. Dès lors, là où l’action politique cherchait à organiser la confiance, l’action citoyenne s’organise désormais autour d’un principe de défiance.

On peut considérer que cette évolution se fonde dans l’émergence de l’autonomie de l’individu. On constate un retour à l’idée du contrat-social par l’expression de solidarités négociées qui entraîne la constitution d’un véritable espace public démocratique donc localisé. De ce fait réapparaît la dialectique politique : confiance/défiance à propos de laquelle Benjamin Constant écrivait que « toute bonne constitution est un acte de défiance » ; ce que confirme la Constitution de Pennsylvanie (1 776) où on élit en même temps une assemblée représentative et un conseil de censeurs. À partir de là, l’action publique se pense moins dans la confrontation à des groupes humains fixés : classes, corps… qu’à celle avec des groupes flottant en fonction d’intérêts éphémères, épisodiques, conjoncturels… mais qui font territoire. Il faudra alors voir ce qu’est un territoire, peut-être aussi côtoyer la notion de réseaux.

On peut donc répondre à ce thème par 3 entrées :

 


Mais, l’histoire de la « gouvernalité » française c’est aussi une histoire de la prise en compte des territoires physique, humain et politique qui fait entrer la gestion de l’action publique dans une double dialectique : décentralisation / centralisme, sujet/citoyen/usager. La clé de l’analyse de l’élaboration et de la gestion de l’action publique c’est l’individu, le reste c’est du décor, c’est « du fonctionnement » dans lesquels s’expriment des tensions qu’il s’agira de comprendre, de dénouer et d’assouplir.

 

A-     L’individu : bref rappel

Très schématiquement on peut rappeler que l’homme est passé de sujet de dieu et/ou du roi, au statut d’individu. La notion de ‘’personne’’ dans le droit comme dans la philosophie. On passe d’un monde établit par immanence à un monde où tout se discute. On doit ce passage aux philosophes et aux théologiens, du 12e siècle que nous devons l’idée, forte, que la société et ses règles peuvent être mises en question. Par exemple, Pierre Abélard discutant, notamment dans son Sic et Non (1 122), les opinions contradictoires de Pères de l’Église écrit : « car c’est en doutant que nous en venons à l’enquête et c’est en enquêtant que nous percevons la vérité. », À quoi il faut ajouter ce qu’il disait au sortir des leçons d’Anselme, alors qu’il avait choisi d’être théologien : « Je répondis que ce n’était pas mon habitude d’avoir recours pour professer à la tradition, mais aux ressources de mon esprit. ». Ainsi, pour Abélard, le péché n’est ni antérieur ni prédictif de l’homme ; le plus important réside dans l’individu et dans son intentionnalité ; il écrit : « pécher c’est mépriser notre Créateur, c’est-à-dire ne point accomplir pour lui les actes dont nous croyons que c’est notre devoir d’y renoncer pour lui. En définissant de la sorte le péché de façon purement négative, comme le fait de ne pas renoncer à des actes blâmables ou au contraire de nous abstenir d’actes louables, nous montrons clairement que le péché n’est pas une substance puisqu’il consiste dans une absence plutôt que dans une présence… ». Le péché est donc intentionnel, et purement personnel.

En droit, l’intention ne suffit pas à constituer la faute ; il faut qu’il y ait exécution : c’est l’acte qui est répréhensible. En cela, on voit le droit se distinguer de la théologie, mais il s’en rapproche par la résurgence d’une notion déjà connue dans le droit romain : le fait que le crime comme le péché sont purement personnels. Ce qui produit, en droit, l’adage "ex delicto patris filius non punitur" (le fils n’est pas puni pour le délit du père), de même que les châtiments collectifs sont bannis, à quelques exceptions près, deux notions qui se construisent au cours du 12e siècle pour commencer à prendre véritablement forme au 13e siècle.

Dans l’évolution de la pensée, tant en droit qu’en théologie, se trouve dès lors posée la question du sujet de la loi. Pour le droit, la réponse se signale clairement avec la notion de "personne", qui est cette instance abstraite douée de capacités juridiques repérables (posséder, contracter, léguer…). À partir de là s’annonce une nouvelle organisation sociale, dans laquelle devront se définir les rapports entre cette personne juridique – individuelle ou collective — et les corporations et l’État. À la fin du 13e siècle, avec Pierre de Jean Olivi, la personne atteint « le comble de l’abstraction féconde en se portant vers la racine inconnaissable de l’homme, vers son libre arbitre, antérieur à toute opération de connaissance », écrit Alain Bourreau. À partir de là, la question de l’individu ne cessera pas de hanter la sphère du politique et du social.

Ayant posé ce long rappel sur l’émergence de l’individu, je ne parcourrai pas les siècles d’une lente évolution faite parfois de reconnaissance du statut de l’individu, tantôt de rejet. Une reconnaissance au gré des courants philosophique, politiques mais aussi sociologiques. Il faut attendre la fin des années 1960 pour qu’en sociologie l’individu prenant alors le nom d’acteur soit vraiment reconnu comme un être doué d’intelligence et de discernement, donc capable d’intention et de choix. La sociologie classique (Comte, Durkheim) travaille sur l’hypothèse d’une prévalence d’une société organisée en classes. Puis, sans rejeter ces hypothèses, l’approche fonctionnaliste et stratégique explique le fonctionnement de la société à partir du fonctionnement et du dysfonctionnement des organisations. Elle n’explique donc plus la dynamique sociale à partir de la structure sociale ni des rapports sociaux de production, mais bien au sein de l’organisation conçue comme un « construit » destiné à remplir un ensemble de fonctions sociales. L’acteur, l’agent sont dès lors considérés comme des « êtres » agissant à partir d’une « intentionnalité » et dans des zones de choix. On pourra lire des articles comme celui de Michel Crozier Les attitudes des cadres à l’égard du gouvernement, ou des livres comme celui de Crozier et Friedberg L’acteur et le système, ou celui d’Alain Touraine Le retour de l’acteur. À la même époque Raymond Boudon développe la théorie de l’individualisme méthodologique dans laquelle il considère que toute analyse sociologique doit prendre pour objet premier d’observation et pour référence l’individu capable d’intentionnalité. Désormais le regard que nous portons sur la société et le regard que le politique porte sur la société ne peuvent pas faire abstraction de l’individu : homme se vivant dans sa particularité.

Aujourd’hui, on constate avec Henri Mendras que « l’individualisme fait de tels progrès qu’il n’est plus une idéologie mais une manière d’être commune à tous » et que, conséquemment ou corollairement, s’est mis en place un mode de fonctionnement social très proche voire identique à cet qu'Alexis de Tocqueville en disait au 18e siècle lorsqu’il définissait l’individualisme comme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de ses semblables et à se retirer avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. » Sans doute, est-ce autour de ces hypothèses qu’il faut voir ce qu’on appelle le délitement du lien social.

Michel Foucault développant la notion de gouvernementalité montrait comment s’est progressivement institué une étatisation de la société reposant sur des techniques concrètes de cadrage des individus qui permettent de conduire à distance leurs conduites. Ce qui rejoint les théories de Marx, de Weber qui avec Foucault, montrent que comme tout groupement politique, tout gouvernement, l’État s’institue dans un rapport de domination de l’homme sur l’homme. Là, l’individu n’existe plus que par sa représentation, ce qui a pour effet de limiter son autonomie, son indépendance. Ce n’est donc pas un des moindres paradoxes que de se retrouver dans une soumission totale alors que depuis des siècles on cherche l’indépendance en confiant sa protection à l’État.

C’est donc bien là qu’il faut chercher l’essentiel de la crise actuelle de l’État-providence, dans le rapport de défiance que la société et, surtout, que l’individu entretiennent avec l’État. Pour faire simple, schématique à l’extrême, l’individu ne veut plus qu’un fonctionnaire décide de sa vie, il ne veut plus renter dans un moule « technocratique ».

B-      Le territoire

De la même façon le « local » ne veut plus que l’État décide à sa place. La commune, le département, la Région… estiment qu’ils sont plus en capacité de savoir ce qui est bien pour eux, mieux que l’État ne pourrait le faire. Cette idée repose non seulement sur l’idée qu’une gestion de proximité permet de mieux répondre aux problèmes, mais aussi que chaque territoire est tellement particulier et différent des autres qu’il n’y peut pas y avoir d’autre bonne gestion que celle particulière qui répond aux besoins particuliers du territoire particulier. Qu’est-ce alors un territoire ? Est-ce seulement une surface ‘’géographique’, une circonscription administrative ?

Pour Maryvonne Le Berre[2] « le territoire est désormais partout dans les sciences sociales, le terme, galvaudé. […] Il y aurait même du territoire sans lieux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’agit pas d’un terme propre à la géographie ». Nous pourrions alors, dans un raccourci épistémologique, dire que la territorialité passe du statut de qualité juridique à l’expression d’un système de comportements. Dès lors les questions émergentes sont nombreuses :

-                        Qu’est-ce que l’espace entre les individus,

-                        Quelle distance ou espace de sécurité sépare les sujets,

-                        Quels sont les processus de domination liés à la notion de distance critique entre individus qui régissent leurs rapports,

-                        Comment s’organise et se traduit la hiérarchie entre les individus… ?

Par conséquent, le territoire, même en géographie, dépasse largement la description d’un lieu ou celle d’un espace social, il est à la fois une création et une méta-création.

 Il est une création sociale par un individu ou un groupe d’individus autour d’intérêts communs. C’est la création d’un espace de référence pour savoir ce qu’on y "fait", comment on s’y "protège", ce que l’on va y faire, ce que l’on deviendra.

 Le territoire est aussi une méta-création, c’est-à-dire qu’il est aussi le discours que l’on porte autour de l’espace, réel ou virtuel, issu de la création sociale. C’est ce discours qui rend le territoire vivant puisqu’il permet de le définir mais aussi de le mettre en question.

 Pour Michel Autès il y a trois manières de combiner les différents registres de définition du territoire (géographique, culturel et politique), renvoyant à trois « formes » de territoires :

* « Le terroir » où les trois dimensions sont très fortes, s’appuyant par exemple, sur l’octroi économique, la singularité linguistique,

* « L’espace » qui correspond à la période de la société industrielle. Le territoire est l’objet d’intervention économique, d’intervention d’aménagement du territoire (DATAR)

* « Le territoire » qui revêt une signification plus contemporaine, où le territoire est investi par le politique, ce qui est décisif pour la définition du projet de territoire.

 Ces trois combinaisons renvoient à trois concepts qui fondent le territoire :

-                        La souveraineté : ce qui assoit l’autorité et la compétence. Dans le cas de l’État-nation, l’autorité et la compétence sont fusionnées : l’autorité est légitime là où il y a la compétence (c’est-à-dire capacité à faire),

-                        La gouvernementalité, c’est-à-dire le pouvoir de définir les règles,

-                        L’identité : le territoire est producteur d’identité.

 

 Ce qui rapproche des propos de A. Micoud pour qui le territoire « est le résultat de la construction sociale, politique et pour finir institutionnelle, par laquelle un pouvoir s’autorise et s’institue pour la résolution d’un problème. »

 En résumé le territoire n’est pas un état en soi mais une construction qui répond à la définition d’un problème, à la manière de l’aborder et de le résoudre. La définition d’un territoire dépendra donc de sa problématisation et de l’autorité qui pourra légitimement en connaître.

 Dans ce cadre conceptuel nous retiendrons deux types de construction de territoire susceptibles d’intéresser la gestion du système éducatif :

-                        Le territoire en tant qu’espace d’organisation politique,

-                        Le territoire en tant qu’espace symbolique de construction et de protection de l’identité et des intérêts d’un groupe ou d’un individu.

 a) le territoire : espace d’organisation politique,

 D’abord rappelons que la crise à la fois économique et sociale des années 1970-1980 mettait en évidence l’échec de la planification centralisée mise en place à la sortie de la deuxième guerre mondiale. Durant cette période prenait corps un nouveau concept de la gestion des sociétés, celui des exclus et de l’exclusion sociale, en même temps que la sociologie et avec elle les sciences politique et administrative pensaient la place de l’individu comme centrale dans tout processus d’élaboration de la règle sociale et des conduites socialisées. C’était "le retour de l’acteur" sans lequel aucune action publique ne semblait possible. Il convenait donc de rapprocher la prise de décision de l’individu envisagé comme citoyen et comme usager. Cela entraîna un double mouvement de conception de l’action publique : la décentralisation, et la définition sociale de zones et de quartiers faisant l’objet d’une action de discrimination positive (ZEP, DSQ…). Dès lors on voit se définir des territoires nouveaux au sein du territoire national unifié : Zone d’Éducation Prioritaire, quartier, ville, territoire municipal, département, pays, territoire d’action sociale…

 L’émergence de ces nouveaux territoires illustre l’apparition d’une nouvelle philosophie de l’action publique qui repose sur une différenciation des territoires et des populations qui sont alors objets d’une politique d’équité[3] définie à partir de leurs handicaps sociaux et culturels (ou de leur absence). Mais cette nouvelle façon de penser et de conduire l’action publique réinterprète le principe républicain d’égalité en réinventant le territoire de l’État qui, d’unique et unifié, devient morcelé, au-delà des découpages administratifs, en zones et en quartiers, et où on ne s’adresse plus à une population unifiée et unique mais à des populations déterminées par des critères économiques, sociaux et culturels.

 Ainsi, la décentralisation et son corollaire la déconcentration font des territoires politiques et des territoires de l’intervention de l’état des lieux de contractualisation et de coordination, voire de coconstruction de politique publique.

 S’ajoute que la discrimination positive territorialisée fait de ces territoires des espaces de gestion, c’est-à-dire qu’elle crée des catégories administratives différenciées de l’intervention publique qui obligent les représentants de l’État à mettre en place de nouvelles formes d’action. Ceux-ci vont se trouver dans une position quasi schizophrénique dans laquelle il leur est demandé de maintenir les valeurs de l’État républicain (suivant la conception française) tout en mettant en œuvre des pratiques contraires. Prendre en compte les particularismes de territoire ou de population c’est battre en brèche l’unitarisme républicain qui suppose l’unité symbolique des trois composantes de l’État : le territoire, la souveraineté et la population. La discrimination positive et la prise en compte des cultures cassent l’unité de la population et du territoire, la décentralisation et la déconcentration brisent celle du territoire et de la souveraineté.

 Donc dans les années 1980 on traite conjointement, liés au concept de développement local, les problèmes d’aménagement et de développement tant urbains que ruraux, les problèmes sociaux et les problèmes économiques à partir d’une différenciation territoriale où le partenariat et la démarche contractuelle permettent d’associer les différentes instances de l’État, les collectivités locales et, espérait-on, les acteurs (usagers et agents). Ce fut l’époque des contrats : contrats de pays, contrats petite ville, contrat de ville…

 b) le territoire : espace d’organisation de la sphère privée

 Le territoire dont il faut rappeler qu’il est une création sociale par un individu ou un groupe d’individus autour d’intérêts communs, est aussi la création d’un espace de référence pour savoir ce qu’on y "fait", comment on s’y "protège", ce que l’on va y faire, ce que l’on deviendra. Dès lors il y aura création de nouvelles normes sociales par et pour chacun des groupes que sont les usagers du territoire comme les élèves, les parents, les enseignants et les personnels non enseignants, auxquels il convient d’ajouter les collectivités territoriales avec les élus et leurs fonctionnaires.

 Ces concepts de territoire et ceux qui lui sont corollaires sont en train d’évoluer sous l’effet de la mondialisation où le changement de caractéristiques de l’économie s’accompagne d’une déconnexion croissante entre la souveraineté nationale et le territoire. Ces mécanismes marquent l’effondrement des modes de régulation économiques traditionnels, accompagnés de l’effacement des frontières. C’est, pour Pierre Rosanvallon[4], la fin de la régulation keynésienne que l’on peut caractériser par un double effet de déconnexion : d’abord par le haut où, par exemple, la Communauté économique européenne change la dimension du lieu où s’élaborent les politiques, ensuite par le bas où on assiste à un retour des identités, une montée du local, avec la recherche de racines et la recherche d’une communauté. Comme l’indique Eugène Weber, dans La fin des terroirs, le territoire n’est plus un obstacle à la circulation ; marquant la fin de l’autarcie, cette levée de l’obstacle à la libre circulation a entraîné une déterritorialisation de l’économie. Une fois encore pour être schématique, peut-on encore parler d’une industrie automobile nationale, en France comme en Italie voire aux USA ? Peut-on parler d’une agriculture véritablement nationale ?

 Le modèle du territoire, en tant qu’institution c’est-à-dire comme lieu qui établit, qui crée de manière durable, peut se référer d’une part à Manuel Castells qui introduit la notion de réseau, et d’autre part à Luc Boltanski pour qui la société est devenue une cité par projets. La caractéristique du fonctionnement en réseau est l’absence de centre et de lieu de commandements du fait de la multiplicité des connexions déterritorialisées ; Peut-être faut-il voir là, avec Rosanvallon, la disparition de la régulation autogestionnaire et l’arrivée d’une régulation intro-sociale où : être dans ou hors réseau renvoie à deux façons différentes d’être au monde, de faire société. Le réseau sans centre correspond au monde de la fluidité, de la mobilité, de l’urgence, de l’ubiquité. Apparaît alors la question cruciale : comment gouverne-t-on un monde connectique ? La gouvernance renvoie à l’idée d’un monde multipolaire, où les compétences s’exercent sur un mode partenarial et contractuel, sur des relations public/privé sans que le centre ait d’autre mission que celle de programmer et d’évaluer.

 Mais, dans un monde dirigé sous le principe de la gouvernance, le citoyen manque de lisibilité car le lieu du pouvoir devient abstrait, entraînant un sentiment d’impuissance politique. Le territoire se définit par les projets qu’il génère, par « ce qu’on fait ensemble » ; c’est une notion volontariste, abstraite. Le territoire devient immatériel, déconnecté de son substrat, bien que parallèlement des formes anciennes subsistent. Enfin, Les notions de frontières perdent leur pertinence avec l’idée sous-jacente que tout irait mieux si les frontières étaient les mêmes pour tous et pour tout.

 À ce stade de notre réflexion, pour la compréhension de la mise en œuvre d’une politique publique, c’est-à-dire pour l’action publique que doit conduire un fonctionnaire, nous distinguerons avec Michel Autès : la politique territorialisée de la politique territoriale. La politique territorialisée décline sur le territoire une politique nationale et institutionnelle qui demeure de l’ordre de l’implémentation d’une politique centrale. Une politique territorialisée comporte une dimension d’engagement ou d’optionalité dans sa mise en œuvre locale, notamment dans le choix des moyens et de certaines procédures, et s’effectue dans une logique de déconcentration et/ou de décentralisation. Une politique territoriale est produite par le territoire et le territoire devient un lieu de projets portés par le local. Elle renvoie aux logiques de projets et de gouvernance et, écrit M. Autès, « Cela serait à conforter mais il semble qu’on est ici sur une distinction du type de celle qui existe entre gouvernance et gouvernement. »

 

C-     La décentralisation : une brève histoire en quelques dates

 « Entreprendre une histoire de la décentralisation est une œuvre délicate : le terme de décentralisation n’apparaît en effet, si l’on en croit les dictionnaires, qu’autour des années 1 830. Fallait-il pourtant ne pas évoquer dans le présent ouvrage tout ce qui précède cette période ? La question s’impose d’autant plus que le sens donné à ce mot au XIXe siècle est en outre différent de celui que lui donnent les hommes politiques et les juristes de la fin du XXe siècle. Au siècle dernier, la décentralisation était conçue comme le contraire de l’action de centraliser, c’est-à-dire qu’elle consistait à enlever une partie des attributions du pouvoir central qui était le centre des décisions à la fois politiques et administratives. Au milieu du XIXe siècle, sous le Second Empire, le gouvernement prend conscience que ‘’si on gouverne bien de loi, on administre bien que de près’’ et qu’il n’est pas nécessaire que toutes les décisions soient prises à Paris » (Pierre Bodineau et Michel Verpeaux[5]).

 Après cette courte introduction empruntée au livre de Bodineau et Verpeaux pour fixer le cadre, voici quelques dates essentielles pour tracer à grands traits l’histoire de la décentralisation. Le but n’est pas ici de décrire cette histoire, ce qui nécessiterait plusieurs heures de conférences ou de nombreuses pages de livre, mais de fixer des points de repère pour montrer que la décentralisation n’est pas advenue en 1982 sans fondement. La décentralisation, notamment l’acte II de 2004, est un point fixé dans le temps au cours d’un continuum historicisé.

 

·          1764 : parution du livre ‘’considération sur le gouvernement de la France’’ où l’auteur, le marquis d’Argenson, suggère le remplacement des provinces par des départements d’une taille plus petite : « un moindre territoire est toujours mieux soigné qu’un grand » ;

·          22 décembre 1789 : création des départements et des conseils généraux ;

·          28 février 1790 : tracé géographique de 83 départements ;

·          La Convention et le Directoire : retour au centralisme ;

·          28 pluviose an 8 (17 février 1800) : loi relative « à la division du territoire français et l’administration » ;

o    Cette loi institut les préfets qui disposent d’une compétence administrative générale à part la justice, l’administration forestière et, à partir de 1808, l’Université.

o    Lucien Bonaparte écrivit que leurs « attributions embrassent tout ce qui tient à la fortune publique, à la prospérité nationale, au repos des administrés. » ;

· La présidence de Louis Napoléon Bonaparte (futur Napoléon II) est marquée par un retour au centralisme « autoritaire » ; par exemple le maire de la commune est nommé par le pouvoir central et peut être choisi en dehors du conseil municipal. Toutefois, le décret du 25 mars dit « de décentralisation administrative » stipule : « Considérant qu’on administre bien que de près, qu’en conséquence autant il importe de centraliser l’action gouvernementale de l’État, autant il est nécessaire de décentraliser l’action purement administrative », il s’agit plus, au sens moderne du terme, d’une déconcentration qui transfère des ministres au préfet le pouvoir de signer certaines décisions ;

· 10 août 1871 : la loi donne la possibilité au Conseil général de prendre des décisions sans l’avis du préfet qui n’exerce alors qu’un contrôle a posteriori ;

· 5 avril 1884 : la « loi communale » stipule que le conseil municipal « règle par ses délibérations les affaires de la commune » sous réserve du contrôle a priori du préfet ;

·  Constitution de 1946 : contient un Titre X intitulé ‘’Des collectivités territoriales’’

Article 85. - La République française, une et indivisible, reconnaît l’existence de collectivités territoriales.

Ces collectivités sont les communes et départements, les territoires d’outre-mer.

…..

Article 87. - Les collectivités territoriales s’administrent librement par des conseils élus au suffrage universel.

L’exécution des décisions de ces conseils est assurée par leur maire ou leur président.

……

Article 89. - Des lois organiques étendront les libertés départementales et municipales ; elles pourront prévoir, pour certaines grandes villes, des règles de fonctionnement et des structures différentes de celles des petites communes et comporter des dispositions spéciales pour certains départements ; elles déterminent les conditions d’application des articles 85 à 88 ci-dessus.

Des lois détermineront également les conditions dans lesquelles fonctionneront les services locaux des administrations centrales, de manière à rapprocher l’administration des administrés.

· 1947 :      prise de conscience avec la sortie du livre de Jean-François GRAVIER « Paris et le désert français » ;

· Constitution de 1958 : Titre XII - Des Collectivités Territoriales

Article 1er : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.

…….

Article 72 : Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74.

……

 Article 72-2 : Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi. […] Tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi.

….

· 24 mars 1968 : le général de GAULLE déclare à Lyon « L’effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps nécessaire pour réaliser et maintenir l’unité du pays malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées, ne s’impose plus. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de sa puissance économique de demain. »

· 27 avril 1969 : Les Français disent non, par référendum, au projet gaulliste « relatif à la création des régions et à la rénovation du Sénat » qui érigeait la région en collectivité territoriale.

· 5 juillet 1972 : Loi « portant création et organisation » des 22 régions métropolitaines.

· 6 mai 1976 : Loi « portant création et organisation » de la région île de France.

· 2 mars 1982 : Gaston Deferre lance la réforme de la décentralisation. Des pouvoirs importants sont conférés aux régions, devenues collectivités locales dotées d’un exécutif élu au suffrage universel. Le dispositif est complété par la création des contrats de plans État‑collectivités locales, les interventions économiques constituant le noyau dur des activités régionales. En ce qui concerne les moyens attribués aux régions, cette loi marque une rupture en autorisant la région à créer ses propres services et à recruter du personnel.

· 7 janvier 1983 : Loi « relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État ». Les régions ont une compétence de droit commun en matière de formation professionnelle continue et d’apprentissage, au confluent de l’économique et du culturel.

§   La région est désormais compétente pour construire et gérer les lycées, et contribuer à l’élaboration de documents de planification scolaire.

§   Parallèlement, les actes de la région sont, comme ceux des départements et des communes, soumis aux nouvelles procédures du contrôle de légalité.

§   Aux côtés des conseils régionaux, les comités économiques et sociaux voient leurs compétences élargies, leurs moyens accrus.

· 26 janvier 1984 : Création du statut de la fonction publique territoriale.

· 10 juillet 1985 : Le mode de scrutin pour l’élection des conseillers régionaux est fixé : suffrage universel et représentation proportionnelle.

· 16 mars 1986 : Les régions deviennent, à la suite des élections au suffrage universel direct, des collectivités locales à part entière. Contrairement à la commune et au département, responsables de toutes les affaires concernant leur territoire, la région bénéficie d’une compétence d’attribution définie par le législateur et particulièrement orientée vers le développement économique et la formation des hommes.

· 1er janvier 1987 : Pour tenir compte de l’ascension définitive de la région au stade de collectivité locale, le plafond des ressources est supprimé. Toutefois, les régions ne sont pas en mesure de faire varier la charge fiscale entre les différentes catégories de contribuables. Sans doute moins déterminante qu’il n’y paraît, la suppression reste le symbole de l’accession de la région à la maturité politique.

· 6 février 1992 : Loi créant les communautés de communes et communautés de villes.

· 1er juillet 1992 : « Charte de la déconcentration administrative ».

· 4 février 1995 : Loi Pasqua sur l’aménagement du territoire marquant une volonté de relance de la décentralisation avec une péréquation financière entre les régions et un nouvel espace non administratif « le pays ».

· Décembre 2001 : Débat sur le régionalisme à l’occasion du vote du nouveau statut pour la Corse.

·  28 mars 2003 : Loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République

Article 1 : L’article 1er de la Constitution est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Son organisation est décentralisée. »

Article 2 : Dans le quatorzième alinéa de l’article 34 de la Constitution, le mot : « locales » est remplacé par le mot : « territoriales ».

…..

Article 5 : L’article 72 de la Constitution est ainsi rédigé :
« Art. 72. - Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi, le cas échéant en lieu et place d’une ou de plusieurs collectivités mentionnées au présent alinéa.
« Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon.
« Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences.
« Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences.
« Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. Cependant, lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l’une d’entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune.
…..

· 13 août 2004 : La loi organique (dite acte II de la décentralisation)

Organisant les transferts de compétences aux collectivités locales est validée par le Conseil Constitutionnel, à l’exception d’une disposition différant le transfert des TOS dans les départements d’outre-mer.

Ce texte, entré en vigueur au 1er janvier 2005, confie principalement aux régions la gestion de la formation professionnelle et du patrimoine, et aux départements celle de l’action sociale et d’environ 15 000 km de route routes nationales.

 Témoignant d’une véritable métamorphose de l’état, liées aux procédures de déconcentration et de décentralisation, se sont mises en place, depuis bientôt 25 ans, d’importantes restructurations administratives et politiques entre les niveaux de gestion du « national » et du « local », ce qui fait écrire, par exemple, à Blanc et Rémond[6] « Après avoir été superbement ignorées pendant des décennies par l’ensemble des structures et des responsables administratifs et politiques français, les notions de décentralisation et de subsidiarité, ainsi que les principes de réorganisation des missions et de redistribution des responsabilités, portés sur le devant de la scène par l’alternance politique du début des années quatre-vingt, ont donc été si bien acceptés et intégrés qu’ils sont devenus, avec le renouveau de la notion et de la réalité de la déconcentration, le fondement de la pierre angulaire, intellectuelle et institutionnelle, de l’administration territoriale de la République ». Et désormais, comme l’écrit Brunet, « le pouvoir de l’État n’est plus ce qu’il était : communes, départements, régions, se mêlent de leur territoire. »

 

D-     Mettre en ordre de marche = la gouvernance

 Avant de définir la gouvernance, nous pouvons nous demander si « gouvernance » ne serait pas un de ces mots vertueux, comme projet, réseau, développement durable, qu’on met et qu’on trouve un peu partout sans qu’on puisse d’emblée, à la lecture du texte, leur attribuer une définition stricte et qu’apparaisse un sens « éclatant ». Ce sont des mots qui sont pleins de sens pratique pour les uns, c’est-à-dire qu’ils permettent d’orienter et de mettre en œuvre les objectifs d’un projet. Pour les autres, ce sont des mots au sens abscons qui ne réfèrent à rien de précis, moins encore d’opérationnalisable. Mais, quoi qu’il en soit ils ne sont jamais sans impliquer les acteurs, notamment dans le cadre d’une action publique, qu’ils s’agissent bien sûr des concepteurs, des nombreux intermédiaires et aussi les bénéficiaires. Ces mots sont pour le moins créateurs de représentations sociales qui ont affaire autant avec le cognitif qu’avec l’affectif. Dès lors il se crée un dispositif[7] rhétorique. C’est-à-dire que non seulement les acteurs d’un projet sont capables de donner, à partir de leurs histoires et de leurs expériences, un sens au mot, mais ils adoptent aussi des façons de parler qui stabilisent des régulations dans leur relation au projet. Ces dispositifs permettent de rationaliser les relations de travail, de favoriser les processus de coopération et de sécuriser les échanges. Ce faisant les dispositifs rhétoriques instituent le groupe autour du projet et fédèrent les acteurs. C’est ce qu’évoquent deux auteurs : Coulon[8] lorsqu’il écrit « Devenir membre, c’est s’affilier à un groupe, à une institution, ce qui requiert la maîtrise progressive du langage institutionnel commun. […] Un membre, ce n’est donc pas une personne qui respire et qui pense. C’est une personne dotée d’un ensemble de procédures, méthodes, d’activités, de savoir-faire, qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation pour donner sens au monde qui l’entoure. », et Maingueneau[9] lorsqu’il parle de la notion de type de discours : « La notion de type de discours aussi est hétérogène ; il s’agit en effet d’un principe de groupement de genres qui peut correspondre à au moins deux logiques différentes : celle de la coappartenance à un même appareil institutionnel, celle de la dépendance à l’égard d’un même positionnement. Ce n’est pas la même chose de parler de « discours de l’hôpital » et de « discours communiste »…Le « discours de l’hôpital », c’est le réseau des genres de discours qui sont à l’œuvre dans un même appareil, en l’occurrence l’hôpital (réunions de service, consultations, comptes rendus opératoires, etc.). »

Mais si un dispositif rhétorique tend à imposer une logique de contrôle et de fonctionnement tant sur les individus que sur les organisations, les acteurs sont capables de renouveler leurs dispositifs rhétoriques. À l’instar de ce qu’a écrit Pierre Bourdieu[10], c’est par la confrontation des usages et des discours distincts du mot « gouvernance » que les acteurs vont pouvoir passer de l’état de groupe de pratique à celui de groupe institué. Le groupe acquiert alors une cohérence, renforce des solidarités ; il se crée du réseau et des possibilités de création.

 Le terme « gouvernance » désignait, en France au 17e siècle, la direction des baillages. Il s’agit donc là de l’expression d’un mode d’organisation du pouvoir féodal. Ayant disparu, en même temps que la société féodale, le mot apparaît à nouveau au début du dernier quart du 20e siècle pour caractériser un mode de fonctionnement des entreprises avec R. Coase (1937, « The Nature of the firm ») qui avance que l’entreprise est plus efficace que le marché pour organiser les échanges car elle dispose de la capacité à organiser des modes de coordination interne de nature à faire baisser les coûts de transaction. C’est dans l’analyse de ces modes de coordination entre agents individuels et collectifs qu’il mobilise la notion de corporate governance. Cette théorie, redécouverte dans les années 1970 par les économistes du courant institutionnaliste, est exprimée, par exemple, par O. Williamson en ces termes : « Les dispositifs mis en œuvre par la firme pour mener à bien des coordinations efficaces qui relèvent de deux registres : protocoles internes lorsque la firme est intégrée (hiérarchie) ou contrats, partenariat, usage de normes lorsqu’elle s’ouvre à des sous-traitants. »

 À ce stade de son évolution « gouvernance » passe du stade de notion opératoire à celui de concept. Avec la société féodale nous avions un mot pour décrire une façon de mettre en œuvre le pouvoir, avec les économistes comme Coase et Williamson, la gouvernance correspond à un mode de gestion de l’entreprise uniquement centré sur la réduction des coûts liés aux transactions individuelles. Avec la volonté de prendre en compte la dimension spatiale comme facteur du fait productif, apparaît le concept de gouvernance locale. Dès lors, la gouvernance dessine une forme de régulation territoriale et d’interdépendance entre agents, notamment productifs, et institutions locales. Cela met en évidence que des institutions extérieures à la firme et surtout non économiques sont des acteurs des coordinations et décisions, des coalitions et négociations parce qu’elles peuvent faciliter la coordination entre agents. À la même époque les sciences politiques s’emparent du concept pour analyser le fonctionnement du gouvernement local et pour envisager les relations internationales dans une perspective normative au moment où la mondialisation prend un essor considérable. C’est ainsi que le management des affaires publiques recourt à la gouvernance pour analyser et envisager son évolution.

 La gouvernance fournit un cadre conceptuel qui permet de penser et de comprendre les processus de gouvernement. P. Le Galès (1995[11]) parle bien de la gouvernance comme l’expression des interactions entre État et société ainsi que des modes de coordination complexe. Ces modes de coordination sont ceux nécessaires pour rendre non seulement efficace mais simplement possible l’action publique. Le recours au concept de gouvernance montre la reconfiguration de l’action publique, l’émergence de nouveaux modes d’intervention et la transformation de modalités de l’action publique. En rejetant le modèle politique traditionnel descendant et centralisé dont on simplifiera la description sous l’image d’actions injonctives et de communication informative, la gouvernance met l’accent sur la multiplicité et la variété (de nature, de statut, de niveau…) des acteurs (organisations à but non lucratif, entreprises privées, citoyens… organisations locales, régionales, nationales et étrangères…) associés à la définition et à la mise en œuvre de l’action publique. Désormais, l’action publique moins normée que jadis, repose sur des processus d’interaction, de collaboration et de partenariat.

 La gestion de l’action publique s’inscrit désormais dans le champ du politique, c’est-à-dire dans un espace où sont mis en tension les intérêts, les besoins, la raison et la passion. C’est ce qu’expriment N. Bertrand[12] et all. : « Si la collectivité locale garde un rôle d’orientation et de pilotage, elle compose avec d’autres institutions, publiques ou privées, obéissant à leurs propres logiques d’intérêt et/ou exerçant des responsabilités sur des domaines de compétences tantôt partagés, tantôt disputés, mais jamais absolument étanches ou autonomes. » Le territoire prend alors une place prépondérante comme espace de définition et d’élaboration de l’action publique. Mais, on ne peut plus l’entendre comme un simple échelon spatial parmi d’autres où on élaborerait une politique publique par délégation de l’échelon supérieur. Il ne peut plus s’agir de référer à l’application d’une bonne subsidiarité. Le territoire ne peut plus être vu comme l’espace correspondant « à un niveau administratif neutre où une politique s’applique selon une démarche hiérarchique descendante. »[13] Le territoire trouve là pleinement son sens : il est un construit social permanent et en constante appropriation dans un processus dynamique. Le territoire est un système qui se définit par la géographie et par les relations de voisinage. Il est le résultat d’un processus (la territorialisation) qui est une forme particulière de coordination par la création d’un groupe « d’opportunité » ou de « consensus » suivant la façon dont on active la notion « d’intérêt » qui permet aux membres de ce groupe de se retrouver pour créer une norme de cohabitation, une forme momentanée de « vivre ensemble ». Pour autant, il ne faudrait pas négliger que le territoire, étant borné par des frontières (virtuelles le plus souvent), possède un dedans et un dehors, que par conséquent il est en relation avec des forces extérieures qui sont à même de modifier les caractéristiques de la mise en tension des jeux d’intérêt. On voit alors comment le territoire ne peut plus être limité ou réduit à l’espace de circonscriptions politico-administratives. Certains, comme Pecqueur et all., pensent même que le territoire ne peut pas n’être regardé que comme un élément, « un fragment » disent-ils, d’un système productif national. Donc le territoire se construit avant tout comme l’espace d’identification d’un problème et d’élaboration de son traitement ; ce dernier faisant appel à l’appropriation et à la transformation des ressources locales.

 La gouvernance, territoriale ici mais de la même façon dans d’autres domaines, repose donc « à la fois sur le réseau et sur les flux : un réseau c’est-à-dire une configuration de connexions entre les différents acteurs avec des flux circulant dans le réseau. »[14] Il faudra donc que soient mises en place des structures de partenariat entre acteurs fédérées autour d’un projet territorial. Cela induit donc la participation de groupes d’intérêts divers dont les objectifs, les intérêts, les stratégies, les temporalités, les espaces de référence peuvent être différents voire contradictoires. L’acteur public a alors mission de facilitateur de la mobilisation des acteurs (publics, privés, individus, institutions) sur des objectifs communs dans le cadre d’un projet intégré et cohérent. Il s’agira, pas seulement de « demander leur avis aux acteurs, mais plus fondamentalement de susciter leur adhésion. »[15]

 Ainsi, à travers l’évolution de la notion puis du concept de gouvernance se montre et s’exprime celle de l’individu devenu acteur social. « L’espace public était le monopole de l’État, lieu de la citoyenneté, maître de la force légitime. Désormais l’État est un acteur parmi beaucoup d’autres : multinationales, organisations non gouvernementales, organisations interétatiques… et individus. », écrit Philippe Moreau Defarges[16]. Selon G. Cavallier,"la gouvernance urbaine c’est donc finalement la capacité et la coresponsabilité de projet, la possibilité d’établir un cadre collectif d’action solidaire, de réflexion stratégique reliant les principaux acteurs autour du niveau de décision politique. À chaque niveau, le partenariat doit pouvoir se concrétiser autour d’une stratégie commune, d’un cadre collectif d’intervention donnant du sens à l’action urbaine, d’un projet suffisamment mobilisateur pour motiver toutes les parties concernées".

 In fine la gouvernance fait intervenir un ensemble d’institutions et d’acteurs qui n’appartiennent pas tous à la sphère du gouvernement. Ainsi, en situation de gouvernance les frontières et les responsabilités sont moins nettes notamment dans le domaine de l’action sociale, ce qui se traduit par une interdépendance entre les pouvoirs des institutions associées à l’action collective. Donc, la gouvernance fait intervenir des réseaux d’acteurs autonomes, d’autant qu’elle part du principe qu’il est possible d’agir sans s’en remettre, à chaque fois, au pouvoir ou à l’autorité d’État. En résumé, comme l’évoque le Centre d’études en gouvernance de l’Université d’Ottawa au Canada, la gouvernance serait un processus par lequel les organisations humaines, qu’elles soient privées, publiques ou civiques prennent elles-mêmes la barre pour se gouverner.

     L’usage de la gouvernance appelle donc à une nouvelle organisation de la conception et du pilotage des politiques publiques. Peut-être s’agirait-il désormais moins de parler de partenariat que de coconstruction. Dans ce cas, le pilotage ne peut pas faire abstraction d’un double travail d’évaluation et de reporting vers toutes les partenaires que nous regroupent sous le terme de ‘’parties prenantes’’ ; il s’agira alors d’un « rendre compte » qui appelle voire exige une action en retour de la part de ces mêmes parties prenantes.

 La notion de parties prenantes est issue de la théorie des parties prenantes qui a pour origine les travaux de Berle et Means (1 932). Ces auteurs décrivent le développement d’une pression sociale s’exerçant sur les dirigeants pour qu’ils reconnaissent leur responsabilité auprès de tous ceux dont le bien-être peut être affecté par les décisions de l’entreprise. Le néologisme de stakeholders par référence aux stockholders des actionnaires souligne que l’organisation ne sert pas leurs seuls intérêts mais doit tenir compte des autres parties prenantes. Le statut de stakeholder résulte d’une légitimité ou des relations de pouvoir liant la partie à l’organisation (Andriof & Waddock, 2 002). Ainsi, Mitroff (1 983) définit les parties prenantes comme des groupes d’intérêt, des acteurs, des institutions (internes et externes) qui affectent ou sont affectés par les actions, comportements et politiques de l’organisation. Pupion, Leroux, Latouille & Paumier (2 006), ont montré que la politique de l’établissement est conditionnée par les relations du chef d’établissement avec ses parties prenantes. Cela laisse à penser qu’il faut passer d’une fonction publique pour un service public à une fonction publique au service du public. Ce passage correspondrait bien à la longue évolution qui a conduit l’individu à s’émanciper des institutions et à conquérir son autonomie. Dès lors, l’institution[17] ne peut plus être regardée de la même façon. Jadis elle était englobante, aujourd’hui elle doit être accompagnatrice.

Aujourd’hui, François Dubet évoque un « le déclin de l’institution » à partir de l’analyse des métiers où s’exerce un travail sur autrui : travail social, éducation… Ce travail procède d’un programme institutionnel où l’action se pensait comme médiation entre les valeurs universelles et des individus particuliers. Il se fondait sur la vocation de ceux qui l’exerçaient et se voyait comme moyen d’instituer les normes du comportement tout en favorisant en même temps l’autonomie des individus. C’est un travail qui revêtait un caractère sacré dans la mesure où les valeurs et les principes sont transcendants (raison, science, République…). Cela se retrouve dans la matérialité des institutions (école, hôpital) closes et isolées qui coupent d’avec le monde ordinaire. Pour Dubet il y a un désenchantement de ce modèle ; les institutions ont perdu leur monopole comme le professeur concurrencé par la télévision. L’autorité a cessé d’être naturelle et sacrée, et les objectifs attendus sont contradictoires. Ce désenchantement montre le désarroi des agents qui doivent trouver à leur échelle des solutions à ces difficultés, sachant que de surcroît, aujourd’hui, ils distinguent et séparent bien la personnalité et le rôle. C’est conséquemment la question de l’État qui est posée où il faut passer d’un l’État social - régulateur et éducateur (état providence) - à un État plus politique – animateur (acteur) - avec une relation verticale entre l’usager et lui par l’entremise des élus.

 Dans ce contexte d’évolution de la société, du mode de production de ses normes et du fonctionnement des instances organisatrices et régulatrices, les notions et les concepts de territoire, d’acteur, de sujet et de gouvernance (entre autres), à la fois, prennent une place particulière dans l’explication du changement radical de l’action publique, et doivent être mobilisés pour créer et mettre en œuvre toute action publique. Alors, l’étude de la gouvernance d’un système comprendra :

§ L’examen de la distribution des droits, des obligations et des pouvoirs qui soutiennent les organisations ;

§ L’étude des modes de coordination qui sous-tendent les diverses activités d’une organisation et qui en assurent la cohérence ;

§ L’exploration des sources de dysfonctionnement organisationnel ou d’inadaptation à l’environnement qui aboutissent à une performance plutôt terne ;

§ et, finalement, l’établissement de points de référence, la création d’outils et le partage de connaissances, afin d’aider les organisations à se renouveler lorsque leur système de gouvernance accuse des lacunes.

La connaissance, lorsqu’on gère suivant le principe de la gouvernance, permet non seulement de déterminer les mécanismes de direction appropriés pour les organisations ou pour l’évolution de la société, mais offre aussi :

§ Une manière de voir ou une perspective de coordination sur le fonctionnement des organisations ;

§ Un point de référence pour sonder cliniquement et rétablir les organisations qui flanchent et pour appuyer le développement de politiques socio-économiques ;

§ Un cadre analytique qui prête son langage à la reformulation des problèmes ;

§ Un outil pour générer une nouvelle manière de voir et des façons inédites d’aborder les problèmes de design organisationnel et d’architecture sociale.

 



[1] Autès M, séminaires, in expérimentation nationale des projets sociaux de territoire, délégation interministérielle à la ville et à la rénovation urbaine, 2003, http://i.ville.gouv.fr/divbib/doc/SEMautes.pdf

[2] Encyclopédie de la géographie, ed Economica

[3] l’équité est à bien différencier de l’égalité.

[4] P. Rosanvallon, la crise de l’État-providence, Seuil (Points), 1981

[5] P. Bodineau et M. Verpeaux, histoire de la décentralisation, Que-Sais-Je ?, 1997

[6] J. Blanc et B. Rémond, Les collectivités locales (Dalloz – Presses de Sciences Po – 1995).

[7] « Dispositif » possède une expression plus dynamique que « type »

[8] Coulon A., L’ethno-méthodologie, PUF, Paris, 1993

[9] Maingueneau D et all, un genre universitaire : le rapport  de soutenance de thèse, Septentrion, Lille

[10] Bourdieu P, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris

[11] Le Galès P., du gouvernement urbain à la gouvernance des villes, RFSP, 1995

[12] Bertrand N. et all, intégration des formes de proximité dans la gouvernance locale, les 3ème journées de la proximité « nouvelles croissances et territoires », Paris, décembre 2001,

[13] Pecqueur B. et all, la gouvernance territoriale comme nouveau mode de coordination territoriale ?, 4ème journées de la proximité, Paris, juin 2004

[14] ibd

[15] ibd

[16] Moreau Defarges Ph, La gouvernance, Paris, PUF (Que Sais-Je ?), 2003

[17] L’institution, du latin institutio, c’est à la fois une fondation, une méthode et une instruction. Cette polysémie du terme se retrouve dans la multiplicité des recours par les juristes, par les sociologues, par les économistes… Mais globalement, l’institution peut être vue comme l’ensemble des règles organisant la société ou certaines de ses instances.

 


samedi 27 juin 2020

L’évolution de l’identité professionnelle des maîtres spécialisés : en quoi le partenariat interpelle-t-il nos pratiques ?






Conférence que j'ai donné à l’institut de l’Oratoire, à Caluire le 9 novembre 2005

 

Ce très court texte est un résumé du propos tenu devant les stagiaires CAPASH. Son objectif est de fixer les points essentiels que j’ai pu développer. C’est dire qu’ici je ne ferai qu’évoquer certaines notions et m’étendant plus sur le partenariat. Dans sa globalité ce texte ne prétend pas à l’exhaustivité et il ne représente ni un cours ni un document de recherche.

 


J’ai relevé trois notions clé dans le sujet qu’il m’avait été demandé de traiter : le partenariat, mais aussi l’identité et l’évolution. Je ne ferai que survoler l’identité et l’évolution, pour fixer des repères ou des balises pour le propos que je développerai au sujet du partenariat.

 A)    l’identité :

 La notion m’apparaît essentielle à discuter lorsqu’on veut parler de partenariat, car l’identité est ce qui nous constitue et nous représente en tant que professionnel. A travers l’identité je dis qui je suis et qui sont les autres. Parce que les deux autres notions dont nous traiterons renvoient au changement et à la résistance au changement, elles interpellent et menacent l’identité.

L’image identitaire que nous donnons à voir, constitue une sorte d’imago au sens élaboré par C. Jung. C'est-à-dire un modèle inconscient de personnage élaboré au cours de la première et à travers lequel le sujet perçoit autrui. L’imago agit comme un prisme déformant à travers lequel nous appréhendons autrui et donc empreint nos relations au monde. Or la construction de l’identité professionnelle se fait suivant des schémas analogues à celle de l’identité individuelle. Notamment, comme l’une s’installe dans les relations de l’enfant avec sa parentèle, l’autre est le résultat des interrelations établies durant la formation puis dans le temps de l’entrée dans le métier, en particulier avec les formateurs puis les collègues de travail. On se forge alors une représentation du métier et de soi en tant que professionnel, mais aussi, à travers ce filtre identitaire, nous avons une représentation des autres métiers et des autres professionnels.

J’ai, pendant quelques années, participé à la formation de trois groupes professionnels dont les membres, pour le moins qu’on puisse dire, ont une représentation peu valorisante pour l’institution scolaire : les éducateurs spécialisés, les animateurs socio-culturel et les auxiliaires de vie scolaire. L’identité professionnelle qu’ils se constituaient à partir de leur vécu scolaire, de leur formation et des premiers contacts avec leurs collègues en fonction, les amenait à avoir un discours assez péjoratif sur l’institution scolaire et ses membres, et à adopter des postures professionnelles peu facilitatrices de partenariat.

Ceci n’est qu’un bref exemple qui mériterait d’être analysé plus en profondeur. De la même façon, je ne saurais trop vous inviter à lire quelques ouvrages sur la construction de l’identité professionnelle que nos professions ont trop tendance à reléguer au rayon des accessoires décoratifs parce que trop liée au monde de l’entreprise. Si vous ne deviez lire qu’un ouvrage, choisissez de C. Halpern et JC. Ruano-Borbalan, « identité (s) », aux éditions Sciences Humaines. Ce livre est un recueil d’articles parus dans la revue qui permet une excellente, et facile, approche de la notion d’identités vue sous toutes ses facettes.

 

B)    L’évolution :

 D’évidence cette notion sera limitée par les domaines auxquels elle s’adresse. Ici, ceux que je retiens sont l’enfance et l’école.

 De l’évolution de l’enfance je ne citerai que quelques bribes pour donner à penser la relation entre l’enfant « sujet », l’enfant « objet » et nos professions. Jadis l’enfant était la « propriété » de la famille. Ce pouvait être les deux parents, la parentèle élargie voire le groupe ou la communauté. Je ne distinguerai pas le précepteur tant sa proximité avec la famille était grande même lorsqu’il ne vivait pas en son sein.

 Puis vint, rapidement dit, le 19ème siècle avec tout d’abord ce que des historiens appellent la médicalisation de l’enfance. L’enfant devint sujet d’une intention particulière autant chez les médecins hygiénistes que pour une nouvelle catégorie « scientifique » : les éducateurs. Bien sûr l’éducation a de tous temps intéressés les philosophes, des Grecs jusqu’à Rousseau ; mais au 19ème siècle d’autres s’intéressent à l’éducation des enfants. Ce sont notamment des médecins et parmi eux les aliénistes (psychiatres). Ce mouvement s’inscrit dans une double évolution scientifique : celle de la médecine, et celle de la psychologie et de la psychiatrie. Dès lors, l’enfant n’est plus la propriété exclusive de la famille qui doit partager son éducation avec la société. Ainsi, certains comme Michèle Perrot ou Francine Muel ont pu parler de la naissance de « l’éducateur » en tant que cela se caractérise par une position sociale et deviendra plus tard une profession. Là, des professionnels ont à dire sur la façon dont les enfants doivent être éduqués, considérant que bien souvent les familles sont insuffisantes à le faire, notamment les plus pauvres d’entre elles.

 Dans le même temps apparaît l’école telle que nous la connaissons aujourd’hui. Je rappellerai ici que ce fut la Révolution qui porta la naissance de l’école dans ses discours (Condorcet, Talleyrand et d’autres), que ces discours virent le commencement d’une mise en œuvre avec François Guizot et la loi de 1833. Jules Ferry dont l’œuvre scolaire fut considérable ne fit que terminer l’œuvre de Guizot ; je vous renverrai à mes propres travaux « l’application des lois Jules Ferry à Tullins-Fures » et « les écoles à Tullins-Fures entre 1789 et 1851 ». A travers l’étude de cette longue période, pratiquement un siècle, on voit naître la forme scolaire, terme cher à mon maître le sociologue lyonnais Guy Vincent[1], grâce à laquelle on montre que l’école quelles que soient les structures qui la composent, se présente sous une « forme » qui traverse les temps. Schématiquement, parler de forme scolaire c’est chercher ce qui fait l’unité de l’école, les raisons de son apparition et de son évolution en fonction de formations sociales à une époque donnée et en même temps que d’autres transformations. Grâce à cet outil sociologique nous voyons comment nous pouvons comprendre les évolutions de l’école. Si, depuis sa création elle a vocation à s’occuper des enfants pour une part de leur éducation, les raisons pour lesquelles elle fait et les méthodes qu’elle met en place ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’au 19ème siècle. On peut donc expliquer le changement et parler d’évolution. Pour faire simple quasi caricatural, l’école serait un cadre immuable depuis le début dont seule la toile aurait changé.

Ainsi, l’école du 19ème siècle a été voulue pour deux raisons essentielles : éduquer le peuple à être bon citoyen et ouvrier efficace, soustraire les enfants pauvres à une éducation familiale jugée dangereuse pour la salubrité publique. Des raisons éloignées de la pensée des philosophes des lumières mais plus proches de celle des révolutionnaires de 1789. A partir du milieu du 19ème siècle s’ajoutera l’idée de soustraire l’enfant à l’usine et à l’influence de l’Eglise. Nous passons d’une école protectrice à une école libératrice, renouant ainsi avec les Lumières. Je pense que nous trouverions des cycles analogues, avec d’autres structures, au cours du 20ème siècle.

 A travers ces très brèves analyses socio-historiques nous voyons comment nos métiers sont, mais comme d’autres, soumis à vivre des évolutions qui lui sont propres, et à s’adapter à d’autres qui lui sont extérieures. Parmi ces évolutions, que nous vivons à travers le prisme de notre identité professionnelle, il en est une qui est primordiale : celle des partenariats qui commencent par la relation que nous entretenons avec les familles. Mais d’aucuns nous dirons qu’il ne s’agit pas là d’un partenariat. Voyons alors ce qu’est un partenariat.

 

C)    Le partenariat :

             Ce mot apparaît dans les dictionnaires à la fin de la décennie 1980, ce qui est proche de nous mais tard par rapport au mot « partenaire » apparu en 1767. Certains font venir le mot de l’ancien français où parçonnier signifiait associer dans un jeu, et où parçon désignait le partage ou le butin, voire les deux à la fois. Pour d’autres l’origine est dans le latin partiri qui voulait dire diviser en parties ou qui désignait l’associé avec lequel on joue. En 1987, le Petit Larousse parle de partenariat pour désigner l’association d’entreprises ou d’institutions pour mener une action commune.

 Pour moi, le partenariat est une organisation collective d’énonciation et de conduite d’un projet. Ce qui rejoint ce qu’en dit Danielle Zay lorsqu’elle écrit : « le minimum de définition du partenariat comprend l’engagement dans une action commune négociée ».

 Une fois d’accord sur les définitions, de quoi se compose un partenariat ? D’abord il est le constat de problèmes communs. Vous comprendrez alors que si une famille ne ressent pas qu’il y ait problème ou difficulté, il sera difficile de mettre en œuvre un partenariat. D’autant qu’en plus il faut être d’accord sur le diagnostic et qu’il y ait intérêt à agir.

Ce partenariat est une réponse, très souvent, à une situation qui existe depuis longtemps mais qui, à un moment, accède à la publicité et qui oblige à chercher des issues hors des habitudes. Ensuite, le partenariat c’est un territoire polymorphe où se répartissent des zones d’intervention et d’influence en dehors de hiérarchie et de statut. Enfin, lorsqu’on parle de partenariat il ne faut pas oublié qu’il concerne des acteurs qui sont des personnes avant d’être des institutions. Ces acteurs sont, chacun à leur place, l’individu qui détient une parcelle utile d’information et de savoir faire au sein de l’organisation (pas seulement institution) dans laquelle il œuvre. Ces acteurs dégagent un espace de manœuvre, des modalités de régulation et des procédures d’évaluation.

 Visitons l’évolution de la profession d’enseignant au regard de ces brèves définitions. L’enseignement professionnel et l’enseignement technique ont vécu, dès le 19ème siècle, une obligation de partenariat avec les milieux professionnel notamment en raison de la mise en place de la formation par alternance. Concernant l’enseignement général il faut attendre, au-delà de 1981, l’instauration des ZEP et la mise en place de la politique de la ville pour  qu’on parle de partenariat et on verra apparaître dans plusieurs textes réglementaire ces mots : « les partenaires habituels de l’école ». Dès lors on parlera de projet, d’innovation, d’équipe pédagogique et, dans la loi d’orientation pour l’école de 1989, de communauté éducative. Voilà autant de termes qui ouvrent vers l’autre et vers la mise en place de collaborations. Pour autant il serait erroné de dire qu’avant 1981 le partenariat, la collaboration ou l’aide n’existaient pas entre l’école et son environnement. Mais à partir de cette époque, l’apparition du mot partenariat dans plusieurs textes réglementaires traduit un changement de conception des relations de l’école avec ceux avec lesquels elle travaillait déjà. Désormais ceux-là vont avoir un rôle fort et reconnu à jouer dans l’accomplissement des missions du service public d’éducation. Il ne s’agit plus pour eux d’avoir une aide ponctuelle, de rendre un service, mais on reconnaît leur capacité à participer au service public d’éducation et de formation, y compris sur le plan pédagogique. Désormais l’espace pédagogique, duquel les enseignants tiraient leur légitimité, est un espace partagé.

 Le système scolaire n’échappe pas à l’évolution du contexte politique, social, culturel et idéologique au cours de laquelle il est possible de repérer trois périodes fortes qui, en France, expliquent l’émergence du partenariat.

 Entre 1960 et 1970 la France passe d’une société conflictuelle à une société de consensus.

 

Société conflictuelle avec des oppositions marquées

Société de consensus avec

Acteurs sociaux / Etat

Les mouvements autogestionnaires

Hommes / femmes

Le féminisme

Jeunes / vieux

La révolte étudiante de 1968

Etc …

Etc…

 

C’est une période qui a vu le déclin du marxisme, l’apparition de l’idée de participation des salariés aux gains de l’entreprise, l’éclatement du féminisme, la propagation du modèle économique libéral allemand, mais aussi le début du déclin économique marquant la fin des Trente Glorieuses. Elle a aussi été marquée par un recrutement massif d’enseignants, recrutés en masse dans les classes moyennes de la société, qui sont plus proches de la mentalité des cadres de l’industrie et du commerce que ne l’étaient leurs prédécesseurs.

 Cette évolution, d’une société conflictuelle à une société du consensus, a été analysée suivant deux paradigmes possibles. Soit il s’agit d’une mystification qui aurait camouflé les rapports sociaux de domination qui pourtant restent bien réels, soit il s’agit d’une démocratisation donnant plus de place et d’initiative aux travailleurs et aux acteurs de la société civile.

 Entre 1970 et 1980 c’est la période du « retour de l’acteur » et de l’émergence du « local » où l’on donne une importance croissante aux acteurs locaux dans les procédures et le processus d’élaboration de projets de développement de leur zone d’habitation. C’est la période du développement local, de la participation des citoyens à la vie et à la politique de la cité et de la décentralisation de l’action politique et administrative. A l’issue de cette décennie apparaîtront les lois de décentralisation avec la création des EPLE et des ZEP, tous deux étant marqués de l’estampille de l’autonomie décisionnelle. Ce mouvement du lieu de prise de décision ou de gestion, ou les deux à la fois, peut être vu soit comme un désengagement de l’Etat, soit comme la prise en mains du traitement des réalités locales par ceux qui les vivent.

 Enfin la période 1970 à 1990, recouvrant la précédente, positionne la formation comme réponse à la mutation de la production et outil pour la construction de l’identité professionnelle, et comme remède face aux effets du chômage. L’acte pédagogique va désormais s’articuler fortement avec l’intention éducatrice et formative ; il ne s’agit plus seulement d’apporter des connaissances livresques, il faut aussi apporter des savoir-faire. Dans ce contexte le pilotage du système et surtout de ces unités de proximité ne peut plus se faire par l’offre et les programme de formation, il doit faire appel à la prise en compte de la demande sociale. La formation acquiert une nouvelle finalité : remédier aux dommages engendrés par le chômage. La formation s’adresse alors à de nouveaux publics, la plupart du temps adultes, comme remède à leur situation. Ces publics sont les titulaires du Revenu Minimum d’Insertion, les jeunes sans qualification, les populations illettrées … A travers ce tableau brossé à grands traits on peut voir comment il a été enjoint à l’école de travailler avec d’autres dans le cadre d’une organisation collective d’énonciation et de conduite d’un projet pour répondre à un problème.

 Le secteur de l’adaptation et de l’intégration scolaires n’a pas échappé à ce mouvement social. D’abord lieu d’exclusion avec les classes spéciales, les établissements spécialisés et les enseignants spécialisés, à partir de 1975 il est enjoint à ce secteur de mettre en place « l’intégration scolaire ». Avant tout y eut la reconnaissance de l’éducabilité des « déficients » qui ont été confiés à des institutions relevant du secteur de la santé publique. De la même façon les élèves en très grande difficulté étaient confiés à des classes spéciales, créant ainsi une exclusion ou pour le moins une mise à l’écart par rapport aux enfants considéré comme « normaux ». Ainsi, pendant très longtemps « la seule réponse apportée au problème posé par les enfants et les adolescents en grave difficulté à l’école a été leur placement dans des structures spécialisées –classes ou établissements- dont la fonction était de répondre à leurs besoins spécifiques, mais qui présentaient en même temps les inconvénients à toute structure ségrégative. »[2]

 Le partenariat entre les structures de l’éducation nationale est le résultat, pour l’instant inachevé, d’un long parcours, cela autant pour l’enseignement ordinaire que pour celui spécialisé. Nous n’avons pas le temps, ici, de disséquer la structure anthropologique de l’école mais rappelons au moins qu’elle s’est construite suivant deux axes majeurs. Le plus ancien se dessine autour du fait que la famille ou le groupe délègue à un tiers tout ou partie de l’éducation des enfants. Le second, apparu essentiellement au moment de la Révolution, est celui suivant lequel la Nation prend en charge une partie de l’éducation des enfants, notamment leur éducation citoyenne. Souvenons-nous des luttes au moment de la présentation des lois par Jules Ferry qui ont abouti au fait qu’on parle d’instruction plutôt que d’éducation et qu’il soit permis d’instruire son enfant chez soi.  C’est autour de la mise en dialectique de ces deux mots, éducation et instruction, que doit se discuter la notion de partenariat avant même que d’en analyser les caractères, l’organisation et le fonctionnement.

 Dans un premier temps, après la Révolution, l’instruction publique relevait d’une direction du ministère de l’intérieur ; ce n’est qu’en 1928 qu’advint un ministère de plein exercice. Si nous en avions le temps nous pourrions discuter autour de l’évolution de la dénomination de ce ministère qui tantôt incluait, en plus de l’instruction, les cultes ou les beaux arts ou encore les deux. Là nous verrions combien ces options sont intimement liées aux options philosophico-politiques du temps. Ainsi, rien de surprenant à ce que ce fut Edouard Herriot, président du conseil, qui proposa que le ministère s’appelât, en 1932, Ministère de l’Education nationale. Cette appellation demeure avec une courte interruption sous le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing où il perdit le « nationale ». Schématiquement, concernant notre sujet, si la Nation ne prend en charge que l’instruction, aussi longtemps que l’on considère que les enfants handicapés n’ont pas accès[3] à la même vie sociale que les autres, alors elle n’a pas à les accueillir dans ses écoles.

 Si je retrace très succinctement l’histoire de l’enseignement spécialisé nous allons retrouver trace de ce qui fonde mon hypothèse. Dans un premier temps, les enfants « déficients »[4] n’étaient accueillis que dans les hospices, écartés de la société. Un certain courant d’éducateurs et d’aliénistes du 19ème siècle a mis en évidence d’une part le principe d’éducabilité et, d’autre part, les possibilités de ces enfants d’accéder à l’éducation. On aurait pu s’attendre à ce que l’école lorsqu’elle se généralisa à partir de 1882 s’ouvrit à ces enfants, mais il s’agissait pour elle d’instruire et pas d’éduquer. La question qui pouvait alors se poser, était de savoir, pour éducables qu’ils étaient,  si ces enfants « déficients  pouvaient « être perméables » à l’instruction. Il semble que non, et les travaux de Alfred Binet et de Théodore Simon ont été utilisés pour distinguer au sens de l’école les enfants qui pouvaient tirer bénéfice de l’instruction, et ceux pour lesquels il fallait des structures spéciales pour espérer les conduire sur le chemin de cette instruction. Dès lors il y eut les élèves normaux et ceux dits « anormaux d’école ».

Le paysage se dessine ainsi : l’Ecole de la Nation pour les enfants « normaux », au sein de cette Ecole des classes et des écoles spéciales pour les « anormaux d’école », pour les enfants et adolescents « déficients », handicapés, le système de santé publique créa des institutions spécialisées avec un personnel particulier y compris pour l’enseignement. Il est remarquable de constater qu’il n’existait aucun lien entre les deux systèmes.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, dans la mouvance du courant de pensée des Compagnons de l’Université Nouvelle, on souhaite que l’école soit « unique » et qu’elle s’ouvre à tous sans exception. Là, on voit les classes spéciales se multiplier en nombre, on crée le corps des psychologues scolaires pour accompagner les enseignants et les élèves. Pour autant les élèves handicapés sont très majoritairement pris en charge par des établissements, publics ou associatifs, relevant du ministère de la santé. En 1960 s’ouvrent des centres régionaux de formation d’instituteurs spécialisés. En 1961 le ministère crée le corps des inspecteurs du premier degré chargés de ‘enseignement spécial. 1963 voit l’instauration de l’ancêtre du CAPASH, le CAEI avec 7 options, et en 1965 les premières Sections d’Education Spéciale ouvrent dans les collèges. Voilà une longue litanie dont le but est de montrer que l’Education nationale, loin de chercher à collaborer avec d’autres, notamment le secteur de la santé, a pris l’option de bâtir ses propres structures, ses propres outils et de former des personnels spécifiques.

Au milieu des années 1960 avec un apogée dans les années 1970, le regard sur la déficience change et la société s’ouvre, bien que timidement, à l’accueil des personnes handicapées. Dans cette même période on remarque en médecine le retour au regard global sur l’unité de l’homme ; sans renier les spécialités médicales, on demande au médecin de considérer que l’homme est un tout physique et psychique. Pareillement, en matière de gestion de la société et des entreprises apparaissent des notions telles le « retour de l’acteur », « le développement par projet », « la participation des acteurs » … Ces notions et ces concepts portent en eux le partenariat ; ce qui pourrait se résumer par « on ne peut rien ou on ne peut qu’imparfaitement sans les autres ». Dès lors l’interdisciplinarité est à la mode.

 Concernant les exclus, sociaux ou handicapés, on met en place des équipes pluridisciplinaires avec des psychiatres, des assistants sociaux, des éducateurs … mais l’Ecole reste en dehors de ces structures. La loi d’orientation en faveur des personnes handicapées de 1975 tentera de briser cette dichotomie ou de combler ce fossé -comme on voudra- mais elle envisage moins des partenariats que le renforcement de ses propres structures pour accueillir les enfants handicapés dans la mouvance de « l’intégration ». D’ailleurs on a pu constater dans la composition de nombreuses CDES une représentation des directeurs d’établissement spécialisé qui privilégiait les directeurs mis à disposition par l’Education nationale. La co-signature, en 1982 et 1983, des circulaires d’application de la loi de 1975 par les ministres de la santé et de l’éducation nationale peut être regardé comme le témoignage des difficultés rencontrées pour mettre en place les partenariats suggérés -plus que voulus- par la loi.

 Chemin faisant, plus sous l’effet d’une « ambiance » européenne qu’en rapport avec une volonté des professionnels français de l’éducation spécialisée et de l’éducation nationale, en raison d’une pression des associations de personnes handicapées, des familles d’enfants handicapées et de quelques rares militants, la Nation souhaite que son Ecole soit une Ecole « inclusive ». Il faut passer d’une école où se sont les « normaux » qui fixent les règles d’entrée pour les « déficients » à une école qui d’emblée et sans réserve inclus dans son organisation et sa démarche la notion d’élèves à besoins spécifiques. Car, que constatait-on ?

 D’abord qu’on exagérait les difficultés de l’enfant au moment de l’instruction du dossier. Ensuite qu’on mettait rarement en place des stratégies éducatives adéquates principalement parce qu’on « servait du prêt à porter éducatif » plutôt que de mettre en place une pédagogie différenciée élaborée à partir d’une analyse des potentialités de l’enfant. C’est deux éléments étaient fondamentalement la conséquence d’un cloisonnement excessif des acteurs intervenant autour de l’enfant. Cet état de fait transformait les démarches des parents pour que leur enfant handicapé soit scolarisé, en véritable parcours du combattant. La multiplication des structures d’accueil, CLIS et UPI, n’a en rien changé la situation voire elle l’a aggravée. Et on s’aperçoit que l’évolution du diplôme professionnel (CAEI, CAAPSAIS et CAPASH, en 2020 CAPPEI) et celle des référentiels de compétences ne suffisent pas à améliorer l’accueil de tous les enfants handicapés et à rendre l’Ecole inclusive.

 La connaissance des textes réglementaires et des concepts pédagogiques est très insuffisante. Pour que ça marche il faut, par rapport aux textes réglementaires, être capable d’adopter une posture éthique. En ce qui concerne la pédagogie, le professionnel doit savoir mettre en musique une stratégie éducative, des méthodes et des techniques d’éducation et avoir recours à l’interdisciplinarité. Il est bon de savoir qu’elles sont les conséquences de tel ou tel syndrome, par exemple le facteur fatigabilité musculaire des dystrophies musculaires. Mais et d’évidence personne ne peut prétendre omniscient. C’est là que le concept de projet prend toute sa valeur et sa place. Plus d’ailleurs que d’un projet il faut s’attacher à mettre en place une démarche de projet. Le projet si on prenait le terme dans une acception englobante ou globalisante ne peut que concerner l’enfant : que veut-on pour lui (et peut être que veut-il pour lui-même) au sens où JP Sartre écrivait que lorsque les parents ont un projet l’enfant a un avenir. Ce projet pour l’enfant interpelle les professionnels en tant qu’ils sont professionnellement différents. C’est-à-dire qu’à mon sens, et c’est ce que je lis dans la loi, le projet pour l’enfant ne peut être que la coordination de projets « disciplinaires » et donc professionnels différents : projet éducatif, projet pédagogique, projet d’intégration (social), projet personnalisé d’aide … La démarche de projet permet de coordonner des projets pour un objectif global, d’impliquer des professionnels différents donc d’ouvrir au partenariat.

 Dans l’histoire qui nous occupe nous sommes à un tournant des pratiques professionnelles à l’intérieur de l’Ecole dans la mesure où le référentiel de compétences du CAAPSAIS prévoyait dans le tronc commun :

-          1-1 : exercice du métier : connaître les différents types de structures,

-          1-3.2 : échange et communication avec d’autres professionnels,

-          1-3.3 : travail en équipe…

En outre, l’arrivé des Auxiliaires de Vie Scolaire dont la gestion relevait du monde associatif, oblige à une forme certaine de partenariat. Je ne suis pas sûr que le transfert de leur gestion à l’Education nationale soit un gage d’amélioration du système. Quoiqu’il en soit cette cohabitation nécessite une connaissance et une reconnaissance réciproques. Mais ne faudrait-il pas aller au-delà d’une étude de texte et organiser des moments de formation en commun ? Car le but de cette connaissance de l’autre qui passe par la connaissance des statuts, des savoir-faire et de territoires de compétence, permets d’éviter les peurs et les postures de crispation. Connaître l’autre permet de mieux se situer « territorialement »et de s’engager sans crainte d’être « dévoré ».

 La loi du 11 février 2005 organise le projet de vie global de la personne handicapée et gère le partenariat subséquent. Dans cette loi je retiens les points suivants que je cite sans qu’il soit besoin, me semble-t-il, de les commenter ; ils parlent d’eux-mêmes :

-          Une commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées,

-          Une équipe pluridisciplinaire,

-          Un projet de vie autonome,

-          L’abandon du terme « éducation spéciale » au profit d’une scolarité sous la responsabilité de l’Education nationale,

-          Une scolarité au plus près du domicile,

-          Un projet et un parcours de formation,

-          Une équipe de suivi scolaire.

         Désormais la scolarité de l’enfant handicapé est un droit qui ne pourra rentrer dans les faits qu’à la condition de la mise en place et surtout de la pratique de partenariats actifs. En cela nous nous inscrirons complètement dans l’évolution des réflexions conduites par les instances de la communauté européenne. Par exemple, le conseil de l’Europe et les ministres de l’éducation prirent, en 1990, la résolution suivante : « … afin de promouvoir l’intégration des enfants et des jeunes affectés d’u handicap… Il convient d’encourager la coopération entre toutes les institutions concernées … qu’elles représentent l’enseignement scolaire, la préparation à la vie actives, les activités de loisirs, la santé (y compris l’assistance psychologique et paramédicale) et les services sociaux. ». De la même façon la Charte de Luxembourg sur l’intégration des enfants et adolescents handicapés de 1996 indique que « la coopération entre toutes les personnes qui pourvoient aux besoins de la personne ayant des besoins spécifiques, respectera le rôle de la personne, des parents, des enseignants et des autres professionnels. ».

 J’oserai à titre de conclusion une métaphore triviale : le partenariat est comme une meute de chiens de chasse où il ne s’agit pas d’organiser les territoires respectifs, mais où il faut organiser le partage de la « gamelle de soupe ». Cela pour illustrer que bien sûr le partenariat peut se discuter, s’analyser et c’est le rôle par exemple des sociologues, que bien sûr aussi on peut passer beaucoup de temps à réfléchir à la façon dont on doit l’organiser, mais qu’en définitif il n’y a de partenariat que dans l’action.



[1] Vincent G., l’éducation prisonnière de la forme scolaire ?, Presses Universitaires de Lyon,

[2] texte ministère de l’éducation nationale accessible sur le site du ministère

http://www.education.gouv.fr/thema/special/enseignement_special.htm

 

[3] J’éviterai, faute de place, de parler de droit

[4] Permettez-moi d’utiliser ce terme générique pour simplifier le discours. Nous entendrons sous ce mot tous les enfants dont on dit aujourd’hui qu’ils ont des besoins éducatifs particuliers.














lundi 22 juin 2020

Si former c'était discuter



Lorsque j’étais à l’école supérieure de l’éducation nationale[1], j’avais la responsabilité d’une session inter‑écoles du réseau[2] des écoles de service public où nous accueillions durant une semaine des élèves commissaires de police, des directeurs de soins, des élèves magistrats, des inspecteurs de l’éducation nationale… pour parler des phénomènes sectaires. Bien sûr il était attendu à la fin de cette session qu’ils soient compétents pour dépister la présence de « dérives », pour faire la part de ce qui est délictueux de ce qui ne l’est pas, pour adopter une posture de fonctionnaire chargé de mettre en œuvre une politique ou faire appliquer la loi.

On voit bien comment nous pourrions agir en formation vis-à-vis du Code de la route, par exemple, dire une règle nouvelle, peut être en expliquer la genèse, et sûrement expliciter les procédures de contrôle et de sanction. En serait-il tellement différent pour un protocole de soins ? Toutefois, dans un cas comme dans l’autre il faudra cependant que les choses fassent sens « dans » chacun des stagiaires et qu’ils se les approprient comme élément et but d’un processus de changement. Les stagiaires devront passer par une phase de dé-construction de leur savoir et de dé-formation de leur posture, pour ensuite construire un nouveau savoir et former une nouvelle posture, une nouvelle façon d’être vis-à-vis du thème de la formation. Un tel processus nécessite que soient mis en œuvre trois temps, d’ailleurs pas chronologiques : réflexion sur l’expérience, information, mise en pragmatique des concepts et préparation de l’action. La phase d’information est celle qui occupe le plus de temps dans les actions de formation, très souvent elle occupe la totalité du temps comme c’est le cas dans les pédagogies dites frontales. Il est vrai qu’elle est la plus facile à mettre en œuvre ; elle ne nécessite qu’une distribution d’informations ou de connaissances. Surtout elle ne met en péril personne, ni l’auditeur qui prend ou qui ne prend pas, ni le formateur qui n’a pas à rendre compte, à composer, à s’exposer. Mais est-ce de la formation ?

La question prend une tout autre acuité lorsqu’il s’agit de parler de phénomènes sectaires car il n’existe ni définition ni conduite à tenir univoques contrairement au cas de la règle du Code de la route. Là, les regards multiples des sociologues, des juristes, des philosophes, des psychologues… donnent des lectures différentes qui n’aboutissent pas à « une solution » unique. Réunir ces lectures et ces analyses au sein d’un espace d’information amène à constituer un thésaurus, plus qu’un corpus, de savoirs et de connaissances disparate qui, en l’état, n’est pas opérationnalisable par les fonctionnaires en formation. Donc, ici plus qu’ailleurs le stagiaire doit être institué comme unique acteur voire unique sujet de l’action de formation.

L’acte de formation est avant tout une action de transformation, une intervention profonde et globale, entraînant chez le sujet un développement dans les domaines intellectuel, physique ou moral, ainsi qu’un changement dans les structures correspondant à ces domaines. Il y a quasiment transformation de la personnalité. Dans une action de formation il s’agit bien de faire passer l’individu d’un état T à un état T + 1.

Toutes les sciences de l’homme, peu ou prou, se sont penchées sur le berceau des processus en jeu dans ce passage. La pédagogique noyée dans les sciences de l’éducation a tenté une synthèse en s’appuyant sur la didactique. Il serait stupide de rejeter ces explications au seul prétexte que l’unique « chose » importante en formation est l’individu. Mais pour autant il ne faut pas, comme trop souvent, réduire l’humain à des processus et à des concepts. Ce qui caractérise l’homme, l’être humain, c’est à la fois son unicité et sa capacité à la dissidence.

L’homme est d’abord un individu, c’est-à-dire qu’il est à la fois indivisible, ce qui n’exclut pas la complexité, et singulier, formant une unité distincte dans une série hiérarchique formée de genres – prenant genre dans le sens très large d’une idée générale d’un groupe d’êtres ou d’objets présentant des caractères communs. Mais l’homme n’est pas dans la permanence, ni de genre ni de lui-même. C’est bien parce qu’il y a cette « apermanence » qu’un processus d’éducation et un principe d’éducabilité trouvent une raison, voire une nécessité, d’être.

Ainsi, une action de formation n’a de sens et d’efficacité que si elle s’adresse à un individu, et cela même si on en réunit plusieurs dans une même salle, et que cet individu se place dans son « apermanence » et accepte à la fois la mobilité et la transformation de sa singularité. Alors, il y a de la souffrance et de la douleur car pour former, et se former, il faut avant tout dé-former. René Kaës[3] évoque « une intolérable atteinte narcissique qui menacerait de porter un coup fatal à une illusion habillée de la densité du véridique et du respectable ». Dès lors comment une action de formation pourrait-elle faire abstraction de l’Autre ?

Mettre l’Autre, le formé, l’apprenant, non seulement au cœur de l’action de formation mais l’instituer comme unique acteur voire unique sujet de l’action. Les autres intervenants : animateurs, formateurs, conférenciers, ne sont que des médiateurs. C’est le parti pris que nous avons choisi pour animer cette action de formation. Qui mieux que la parole institue un individu comme acteur et sujet ?

Le style, ou le type, d’animation utilisé dans les « cafés philo » nous est apparu comme une ressource autant que comme une méthode de formation utile et devant être efficace dans le cadre de ces sessions de formation sur les phénomènes sectaires. La libre parole permet à chacun de s’exprimer, au sens de sortir de soi, par rapport à un thème. Ce faisant il se construit un double savoir : savoir sur soi et savoir sur le thème. Savoir sur soi autorise, ou pas, à déconstruire les savoirs ou les présupposés que le sujet a sur le thème, et à en construire de nouveaux. Savoir sur le thème consiste, une fois que le sujet s’est autorisé à la trans-formation, à constituer un corpus de compétences et de postures à partir du thésaurus de connaissances apporté par l’information et en appui sur son ressenti par rapport au thème.

La parole est un élément essentiel à la construction de la pensée, du moins d’une pensée organisée susceptible de concourir à l’élaboration d’une action pragmatique. Par la parole le sujet peut établir une relation entre lui (« moi ») et l’objet (« le monde »). C’est par l’analyse et le développement (peut-être le perfectionnement) de cette relation que l’on peut construire du savoir. En outre, questionner un thème ou un objet n’est-ce pas déjà les constituer en savoir ? Savoir où ils posent problème. Savoir où et comment on se positionne en tant que sujet par rapport à cet objet. Savoir où il faut chercher des réponses. L’accumulation de ces savoirs plus pragmatiques que conceptuels ajoutée à la somme des connaissances apportées par l’information constitue le substratum fondamental nécessaire à une formation d’adultes chargés d’expérience.

Ainsi, autour des conférences et des tables rondes, nous réservons de larges plages de temps pendant lesquelles les stagiaires sont en « parole ». D’abord une parole de soi à soi grâce à la médiation d’un journal de bord dans lequel le stagiaire s’exprime librement et dans l’anonymat autour de questions récurrentes : remarques, une idée-force, ce que je retiens pour mes pratiques, questions en suspens, ce que je livre au groupe. Bien entendu la séance d’écriture précède un moment d’expression verbale libre où l’animateur n’a de rôle que dans la régulation des tours de parole, sans qu’il lui soit interdit de réagir à ce qui est dit. Mais en aucun cas l’animateur n’apporte d’information.

Ce moment de parole permet d’aller de soi vers les autres et de partager de l’expérience comme dans les moments dénommés espaces stagiaires où là aussi il s’agit d’échanger mais à partir de supports comme la présentation des stagiaires et de leur école, la documentation, l’évaluation du stage.


[1] ESEN, puis ESENESR et aujourd’hui : institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF).

[2] Les écoles de service publique qui forment les cadres des fonctions publiques se sont rassemblées dans un réseau afin de mutualiser et de partager leurs savoir-faire, pour organiser des formations en commun et des actions de formation communes à leurs stagiaires.

                    [3] R. Kaës et coll, fantasmes et formation, Dunod, Paris, 1975, 174p


Guide Complet sur le Harcèlement en Ligne Destiné aux Parents

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