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jeudi 21 mai 2020

L’école et la reproduction sociale




Le numéro d’octobre (2019) de la revue Sciences Humaines est consacré à la réussite scolaire : Réussir à l’école, comment devient-on bon élève ? Dans son éditorial Jean-François Dortier s’en prend aux théories de la reproduction sociale de façon nette et, à mon avis, bien injustement. J’avancerai jusqu’à dire que son propos constitue une erreur d’appréciation des théories de la reproduction sociale. J’ai réagi à cet éditorial de la façon suivante.

« J’ai été très surpris par l’éditorial du numéro 318 (octobre 2019) lorsque Jean-François Dortier lorsqu’il écrit : « Que les routes ne sont jamais tracées d’avance, quoi qu’en disent les théories de la reproduction sociale. »

Il ne me semble pas avoir rencontré au cours de mes études, sauf chez certains journalistes ou pseudo-intellectuels, que les théories de la reproduction sociale aient jamais affirmé cela. Ce qu’elles mettent en évidence c’est une sorte de prédicat d’une prédisposition négative, mais en aucun cas elles affirmeraient qu’un individu serait irrémédiablement enfermé dans son « système social et culturel » de naissance. Comme pour la maladie, certains s’en sortent d’autres pas, mais les théories de la reproduction sociale montrent que ceux qui s’en sortent sont sinon une exception du moins une minorité. Les études montrent bien que très majoritairement un enfant né dans la pauvreté y demeurera lorsqu’il deviendra adulte.

L’exemple des enfants de David Lodge ne contredit absolument pas les théories de la reproduction sociale. Si ces enfants n’avaient pas eu un père écrivain mais un père balayeur municipal et une mère technicienne de surface auraient-ils eu le parcours chaotique des enfants Lodge ? Peut-être mais ils auraient alors rejoint le camp des exceptions, comme ce fut le cas pour Pierre Bourdieu.

Les théories de la reproduction sociale ne disent pas que tout est figé dès le départ, elles mettent en évidence, et de façon statistique, que les enfants (puisque nous parlons d’eux) qui ne disposent pas d’un capital culturel et social (économique aussi) sont plus en difficulté, tellement en difficulté par rapport à l’école qu’ils n’arrivent que rarement à sortir « de leur catégorie ». Nous pourrions faire la démonstration inverse ; les théories de la reproduction sociale montrent que les enfants « de riches » sont les plus nombreux à fréquenter les Grandes Écoles, pour autant elles ne nient pas que certains finissent dans les culs de basse-fosse de la précarité, plus rarement dans ceux de la grande pauvreté.

Alors, effectivement le destin, notamment scolaire, de chacun n’est pas figé à la condition de départ mais quand même ce n’est pas la même chose d’être enfant de David Lodge que de l’être de parents pauvres financièrement, culturellement et socialement, et de surcroît alcooliques profonds. Et lorsqu’on lit dans un document de synthèse scolaire destiné à une commission d’orientation scolaire : « X suivra son destin de femme turque », on doit s’interroger sur la remise en question voire la négation des théories de la reproduction sociale. »

Je ne suis pas un ayatollah de la reproduction sociale et je ne cherche pas spécialement à défendre cette théorie. Toutefois il serait totalement erroné de nier que l’appartenance à un milieu social n’a pas d’incidence sur la carrière scolaire des enfants. Jusqu’à présent rien n’a pu remettre en cause la théorie avancée par Bourdieu et Passeron dans leurs deux livres majeurs Les Héritiers et La Reproduction, au contraire alors que durant quelques courtes décennies le processus de reproduction sociale a semblé se réduire, depuis quelques années il s’accroît. Durant une première période, ce que l’on a improprement appelé l’ascenseur social par l’école a permis à des nombreux enfants de milieux populaires d’arriver à des fonctions supérieures à celles de leurs parents, le système s’est grippé et à nouveau on constate que le nombre d’enfants de milieux populaires en grandes écoles, par exemple, est très faible et nettement inférieur à ce qu’il a été dans les années 1970 à 2000. Pour autant il serait erroné d’en tirer une conclusion hâtive : être enfant de milieux populaires ce n’est pas être voué à l’échec scolaire, inversement être enfant de milieux privilégiés ce n’est pas le gage d’une réussite scolaire. Une théorie sociologique s’intéresse à « la masse », à la globalité pas aux individualités, aux singularités même si elle ne les ignore pas puisqu’elle doit aussi connaître « les marges ». Je n’ai jamais lu chez Bourdieu qu’il pensait que la totalité des enfants de milieux populaires ait été condamnée à la relégation scolaire, lui-même n’était-il pas une de ces exceptions en marge.

Réussir à l’école, être un bon élève sont deux notions trop complexes pour qu’une analyse ou une critique se limite à des phrases à l’emporte‑pièce et réductrices de la pensée qui, ici, doit plus que jamais être systémique et complexe. Dans ce numéro de Sciences Humaines les excellents articles d’Héloïse Lhérété, Comment devient-on bon élève, et de Martine Fournier, Aux sources de la motivation, montrent bien cette complexité à laquelle est soumise l’enfant qui devient élève. Interviennent des éléments comme l’intelligence dont finalement on ne sait pas vraiment ce qu’elle est, la connaissance de soi et de ses capacités sans laquelle l’intelligence reste comme une vieille photo épinglée au mur, et il y a la motivation dont Martine Fournier montre la complexité : « Fruit de l’interaction entre des facteurs individuels, familiaux et sociaux, la motivation est une dynamique permanente qui se construit et se travaille. »

C’est bien dans cette interaction que se construit le destin de l’élève, une interaction forte avec le milieu socioculturel. J’étais inspecteur de l’éducation national lorsque j’ai rencontré Djamel au cours d’une inspection. Ce garçon, en CM2, m’apparaissait vif, sans doute intelligent ce que me confirmèrent la discussion que j’eus avec lui et le compte rendu du psychologue scolaire. Djamel était au fond de la classe et, malgré ses demandes, n’était jamais interrogé. J’analysais ses cahiers pour m’arrêter sur un exercice de compréhension d’une lecture ; il y avait des erreurs dans la copie de la consigne que Djamel avait « scrupuleusement » reproduites dans sa réponse. L’exercice datait du mois d’octobre, nous étions à a fin du mois de novembre et l’enseignante ne s’était toujours pas préoccupée de vérifier si Djamel avait apporté une correction aux erreurs entourées du « beau rouge scolaire ». Je sortais photocopier cette page d’anthologie pédagogique lorsque je rencontrais le directeur de l’école qui me déclara tout de go : « ah ! Djamel, il finira comme ses frères en SEGPA ». Le destin de Djamel était décidé et scellé par l’École. Ces enseignants étaient-ils de mauvais enseignants ? Globalement, non ; ils subissaient autant que Djamel des effets sociaux bien repérés : le regard sur l’appartenance à un milieu social, l’effet des stéréotypes, le discours trop souvent défaitiste des enseignants face à « la difficulté scolaire » vue comme une entité quasi pathologique et à l’idée qu’on n’a jamais assez de moyens pour aider un élève. On est bien là dans un processus complexe d’une reproduction sociale dont je dirais qu’elle est ici multiple parce que l’enseignante et le directeur sont bien, eux aussi, dans la reproduction sociale comme pouvait l’être mon excellent maître de CM2 qui répétait sans cesse à mon camarade Pierre : « Tu as la tête dure comme ton père qui s’appelle Pierre et ton grand‑père qui s’appelle aussi Pierre. » Je ne me souviens pas si Pierre a réussi son certificat d’études, mais je sais qu’il n’était pas avec nous au collège ; cela n’empêcha pas Pierre de faire prospérer la ferme familiale et de devenir un exploitant agricole important. Pierre a gagné, c’est le critère actuel et macronien de la réussite, bien plus d’argent que moi ; Pierre était-il intelligent ? À coup sûr c’était un malin doué d’un grand sens de l’observation notamment de celle des gens et d’une pratique pertinente de l’arithmétique pratique. Si ses parents n’attachaient pas beaucoup d’importance à l’école, celle où eux-mêmes avaient tant souffert, ils étaient attentifs à l’affection dont ils entouraient leurs enfants, à la qualité du travail que ceux-ci pouvaient être amenés à fournir à la ferme, et particulièrement vigilant à développer chez leurs enfants le sens de la nature et de l’observation. Alors, Pierre a réussi.

Lorsque j’effectuais, dans le cadre de mes études de psychologie, un stage en pédiatrie au CHU de Grenoble et plus particulièrement à la consultation de pédopsychiatrie je rencontrais Alex, adolescent de 14 ans, qui nous était adressé par sa mère sous l’insistance pressante de sa grand‑mère par suite d’une « interpellation » par la conseillère d’éducation du collège. Les résultats scolaires d’Alex étaient dans une chute vertigineuse, et la conseillère d’éducation soupçonnait Alex d’être en contact régulier avec la consommation de drogue. Lors de notre première rencontre Alex présentait des doigts noircis de cambouis dont il m’expliqua qu’il provenait des scooters des copains qu’il réparait plutôt que de faire ses devoirs. Alex allait régulièrement en cours mais, me dit-il, s’y ennuyait, n’avait pas envie d’apprendre. Alex vivait sans projet d’avenir, au jour le jour, sans joie mais sans tristesse. Alex était un garçon intelligent, vif et sans mélancolie. Mais, Alex était seul ou du moins il se vivait comme seul, il me dit un jour qu’il lui semblait que les adultes l’avaient abandonné. Ses parents avaient conçu leur enfant alors qu’ils étaient jeunes étudiants ce qui les amena à orienter autrement leur vie, elle devint infirmière et lui entra dans la fonction publique territoriale où il fit une brillante carrière. Ils divorcèrent et obtinrent une garde alternée, Alex serait deux ans chez sa mère, puis deux ans chez son père. Lequel père décida, pour raison professionnelle, de s’exiler à l’autre bout de la France et changea deux fois de ville alors qu’il avait la garde d’Alex. C’est donc lorsqu’il était revenu chez sa mère qu’Alex est venu dans le service. Cette mère qui n’avait pas voulu de cette grossesse assumait-elle d’avoir un enfant, ses attitudes ne le garantissaient pas et, en outre du travail de nuit et du week-end, elle nous dit qu’elle était embarrassée par cet adolescent et que puisqu’il était adolescent elle lui laissait beaucoup de liberté. De fait il apparut que c’était plus la grand-mère que la mère qui se chargeait de l’éducation d’Alex. Alors ? Alors, Alex bien qu’intelligent, bien qu’appartenant à un milieu socioculturel « élevé » était en train d’échouer scolairement et d’hypothéquer son avenir. Je ne sais pas ce qu’il est devenu mais sans l’intervention de la grand-mère qui l’amena à la consultation dans le service où elle avait été infirmière, Alex aurait sans doute eu du mal à grandir. On voit bien ici, aussi, comment s’applique la règle de la reproduction sociale suivant laquelle l’appartenance ne suffit pas à définir avec exactitude le devenir d’un enfant, d’un élève mais comment cette « appartenance » peut jouer un rôle protecteur et salvateur.

Les théories de la reproduction sociale ne sont pas une prédication, un prédicat, mais une indication par rapport à une image globale de la société. Face à cette à ce prédicat tout professionnel de l’enfance a un devoir impérieux d’aider l’enfant, l’élève à exprimer ce qu’il a de meilleur en lui, et chaque enfant possède quelque chose de « meilleur en lui » ; il faut inviter les enseignants à devenir ces personnes dont Héloïse Lhérété parle lorsqu’elle écrit qu’une des conditions possibles pour devenir un bon élève il y a : « rencontrer les bonnes personnes ». Il me revient en mémoire l’interview de Djamel Debousse publiée dans un dossier spécial[1] du Monde où il déclarait : « À partir de la sixième, à Trappes, certains professeurs nous donnaient l’impression que nous étions des gueux. », heureusement il a rencontré cette enseignante de français qui animait un club de théâtre et initiait les élèves à l’improvisation ; il a rencontré « la bonne personne ».


[1] Le Monde, à bonne école, 27 août 2016.

lundi 18 mai 2020

Récits d’école (1) : un vécu

En suivant, « jadis », les cours de Philippe Meirieu j’ai découvert l’école et l’éducation à travers de nombreux romans : la ville dont le prince est un enfant (Montherlant), le sagouin (Mauriac), le désarroi de l’élève Torless (Musil)… Bien évidemment j’avais lu Poil de Carotte (Jules Renard) sans y voir quoi que ce soit qui puisse intéresser l’éducation, mais j’étais adolescent. J’étais encore adolescent lorsque je lus le meilleur des mondes (Huxley) et je n’y vis rien qui intéressa l’éducation ; il fallut, quelques années plus tard sous la direction de Philippe Meirieu, que je me replonge dans ce livre pour, à l’occasion de la composition d’un exposé, j’y trouve toute sa valeur en matière de réflexion sur l’éducation.

Au-delà de l’enseignement de Philippe Meirieu dans le cadre de la philosophie de l’éducation, cette approche des problématiques liées à l’éducation et à l’école à travers la littérature romanesque m’avait passionné et continue de le faire parce qu’elle apporte une vraie dimension affective montrant ainsi la nature, l’ampleur et la profondeur de la relation de l’enfant, puis de l’élève, avec ces univers qui l’enveloppent, le plus souvent malgré lui.

Durant ma vie professionnelle c’est surtout la littérature « scientifique[1] » qui a absorbé mon temps y compris celui consacré au loisir, maintenant l’âge de la retraite ayant sonné j’ai renoué avec cette passion de la lecture qui m’avait tant accaparé durant mon enfance et mon adolescence : je dévorais les livres dès que je sus lire. Je retrouve les délices de la flânerie entre les lignes, autour des mots, les senteurs et les images distillées par l’auteur, je vis au rythme des personnages, les approuvant, les contredisant, les aimant ou les détestant. Ainsi, tous les matins je consacre une heure trente ou deux heures à la lecture ou à la relecture de romans, de biographies reléguant les ouvrages scientifiques au temps de l’après-midi.

C’est ainsi que j’ai redécouvert le passage, oublié et plus probablement qui à l’époque n’avait pas retenu mon attention, sur l’éducation dans Le crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France que j’ai publié la semaine dernière. Au moment de déposer ce morceau de littérature sur le blog m’est revenu à l’esprit ce que Stephan Zweig, dans la biographie qu’il lui consacrât, écrivit concernant la scolarité du jeune Balzac. Sans doute y reviendrai-je un jour. Pour l’heure continuant mes pérégrinations chez Zweig dont j’avais lu quelques nouvelles, je découvre son « autobiographie », le terme est mal choisi mais il n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce qu’est vraiment Le monde d’hier[2] qui, allant bien au-delà de la vie de l’auteur, apporte des éléments d’analyse sur les époques que Zweig a traversées.

Parlant de son enfance il consacre de savoureux passages à l’école dans un chapitre éponyme l’école au siècle passé. Permettez que j’en donne quelques extraits. Mais auparavant resituons l’œuvre de Zweig dans son époque. Stephan Zweig est né en 1881, il est le fils d’un industriel et vit dans une famille bourgeoise de la Vienne autrichienne de la fin du XIXe siècle.

« Il allait de soi qu’après l’école primaire on enverrait au lycée. Dans toutes les familles fortunées, on tenait, ne fusse que dans l’intérêt des relations sociales, à avoir des fils « cultivés » ; on leur faisait apprendre le français et l’anglais, on les initiait à la musique, on engageait d’abord des gouvernantes, puis des précepteurs chargés de leur enseigner les bonnes manières. Mais seule la formation « académique », qui ouvre les portes de l’université, conférait toute sa valeur un jeune homme en ces temps de libéralisme « éclairé ». »
« Or cette voie qui menait à l’université était assez longue et n’avait rien de rose. Pendant son temps à l'école primaire et au lycée, il fallait passer cinq à six heures par jour sur les bancs de la classe, puis, une fois l’écho terminé, faire ses devoirs, et aussi – ce qu’exigeait la « culture générale » – apprendre le français, l’anglais et italien, à côté du latin et du grec qui s’enseignaient en classe ; en tout cinq langues à quoi s’ajoutaient la géométrie et la physique et toutes les autres disciplines scolaires. C’était plus que trop, et cela ne laissait presque aucune place pour les exercices corporels, les sports et les promenades, ni surtout pour les plaisirs et les divertissements. »
« Et j’éprouve toujours une impression d’invraisemblance quand j’observe avec quel abandon les enfants d’aujourd’hui bavardent avec leur maître, presque égal à égal, quand je les vois courir à leur école sans manifester aucune crainte, au lieu que nous vivions dans le sentiment de notre insuffisance, car je vois qu’ils peuvent exprimer ouvertement, tant à l’école qu’à la maison, les vœux, les inclinaisons de leur jeune âme curieuse – en créatures libres, indépendantes, naturelles –, au lieu qu’à peine franchi le seuil du bâtiment détesté il nous fallait en quelque sorte courber en nous-mêmes pour ne pas donner du front contre le joug invisible. L’école était pour nous la contrainte, la tristesse, un lieu où nous devions ingurgiter en portions exactement mesurées « la science de ce qui ne mérite pas d’être su », matières scolaires ou rendues scolaires dont nous sentions qu’elles ne pouvaient pas avoir le moindre rapport avec le réel ou avec nos centres d’intérêt personnels. Ce que nous imposer l’ancienne pédagogie, c’était un apprentissage morne et glacé, non pas pour la vie, mais pour lui-même. »
« Non qu’en elles-mêmes nos écoles autrichiennes eussent été mauvaises. Au contraire, ce que l’on appelait « le plan d’études » avait été soigneusement élaboré après un siècle d’expérience », et s’il nous avait été enseigné de manière à stimuler, ce programme aurait pu constituer la base d’une culture fructueuse et universelle. Mais c’est justement le respect rigoureux du « plan » et la schématisation desséchante qu’il entraînait qui rendait nos heures de classe abominablement arides et sans vie ; l’école était une froide machine à enseigner, jamais réglée sur l’individu et n’indiquant qu’à la manière d’un distributeur automatique – par les mentions « bien », « passables », « insuffisant » – dans quelle mesure nous avions satisfait aux « exigences » du plan d’étude. Ce manque d’amour humain, cette froide personnalité et ce régime de caserne nous graissait à notre insu. »
« Nous étions assis par deux comme des galériens sur des bancs de bois assez bas qui nous courbaient la colonne vertébrale, et nous y demeurions jusqu’à en avoir des douleurs dans les os ; en hiver, la lumière bleuâtre des becs de gaz à flamme nue vacillait par-dessus nos livres ; en été, au contraire, les fenêtres étaient soigneusement masquées par des stores pour éviter que le regard rêveur ne prît plaisir à contempler le petit rectangle ciel bleu. […] J’ai suffisantes dix minutes de récréation dans un préau étroit placé au milieu de ces quatre ou cinq heures de mobilité ; deux fois par semaine, on nous conduisait au gymnase où, toutes fenêtres soigneusement closes, nous marchions pesamment en rond, sans but, sur le plancher d’où chacun de nos pas soulevait de gros nuages de poussière ; on avait ainsi satisfait l’hygiène, l’État s’était acquitté de son « devoir » envers nous en matière de mens sana in corpore sano. »
« Il serait erroné de croire que ce déplaisir que je prenais à l’école concernait personnel ; je ne puis me souvenir d’aucun de mes camarades qui n’eût senti avec répugnance que les meilleures de nos curiosités et de nos intentions étaient entravées, réprimées, étouffées par l’ennui. Mais c’est seulement beaucoup plus tard que je pris conscience que cette méthode d’éducation sans amour et sans âme n’était pas imputable, par exemple, à la négligence des pouvoirs publics, mais il s’y exprimait bien plutôt une intention déterminée, encore que soigneusement dissimulé. […] Ainsi l’on n’avait point de raison de nous rendre agréable aux années d’école ; nous devions mériter d’abord, du fait de ce freinage permanent, par une attente patiente, les divers âges de la vie qui prenait une tout autre valeur aujourd’hui. »
« Seul ce singulier esprit explique que l’État exploita l’école comme un moyen d’assurer son autorité. Notre éducation de l’étendre avant tout à nous faire respecter l’ordre existant comme le plus parfait, l’opinion du maître comme infaillible, la parole des pères comme irréfutables, et les institutions de l’État comme ayant une valeur absolue et éternelle. Une deuxième maxime fondamentale de cette pédagogie, on appliquait aussi dans les familles, était que les jeunes gens ne doivent pas avoir la vie trop belle. »
« Quand, déjà au lycée, nous avions rapporté à la maison une mauvaise note dans quelques matières secondaires, on nous menaçait encore de nous retirer de l’école et de nous mettre en apprentissage pour nous faire apprendre un métier manuel – la pire menace qu’on put formuler dans le monde bourgeois : celle d’une déchéance, leur retour au prolétariat. »


Chacun jugera ces extraits de textes à l’aune de ces convictions éducatives et pédagogiques. Donc, je n’en ferais aucune analyse, je me contenterai de relever que de telles narrations permettent, au-delà de toute investigation scientifique ou – plus moderne – neuroscientifique, de réfléchir à ce qu’est et à ce que devrait être l’éducation. Là, chacun est à même de dire que ce qui était courant du temps de Zweig (il était entré à l’école primaire en 1888) n’est plus aujourd’hui. Si l’on peut faire ce constat n’est-ce pas parce que des pédagogues ont, jadis, réfléchi à l’éducation est infléchi le cours de ses méthodes ? Alors, qu’un ministre fustige les pédagogues qu’il surnomme les « pédagogistes », ne relève que d’une ignorance totale de l’histoire de l’école, d’un manque de culture et d’un profond mépris autant pour les enseignants que pour les élèves, et montre une vue seulement techniciste de l’éducation.



[1] On entendra par scientifique la philosophie, les sciences dures, la psychologie, la médecine et la sociologie, etc.
[2] Stephan Zweig, le monde d’hier, Livre de Poche, 1993 (le livre a été écrit en 194. Zweig s’est suicidé avec son épouse en 1942.)

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