Conférence
devant les directeurs de CIO stagiaires, ESEN, 21 novembre 2007
Le thème qu’il m’a été demandé de traiter aujourd’hui, résume bien la
situation actuelle de la gestion des politiques publiques. Elle s’exerce dans
de nouveaux lieux et requiert de nouvelles modalités d’exercice. C’est le New
Public Management selon lequel il faut à la fois bâtir des relations
administration-usager moins basées sur l’injonction que sur l’écoute et le
partage, et moins proposer des solutions globales que des solutions qui
tiennent compte des particularités du territoire. En somme, l’usager veut moins
qu’on lui propose une solution préétablie qu’il ne souhaite une réponse
particulière et « localisée ». C’est donc à l’individu et au
territoire particulier que doit désormais répondre la gestion des politiques
publiques.
Pour Michel Autès,
dès lors qu’on s’intéresse à la question du territoire on se confronte aux
notions de gouvernance et de centralité, et on doit avoir un autre regard sur
le territoire. De la même façon, penser l’action publique au regard de
l’individu comme citoyen et usager, oblige à concevoir une gouvernance plus
qu’un gouvernement. D’emblée cela amène deux questions. D’abord, celle de la
complexité de l’action publique qui semble appeler la proximité :
« plus c’est proche, c’est plus efficace » ; puis celle de la
pertinence liée au risque de clientélisme. Ainsi, Michel Autès invite à penser
que « L’idée d’une combinaison entre gestion de proximité et
gouvernance plus éloignée est certainement à méditer. »
En France, penser que l’action publique pourrait se construire et
s’exercer entre centralité et proximité, correspond moins à une réforme qu’à un
véritable changement de paradigme en ce qui concerne la gouvernalité (mode de gouvernement d’un pays). Pour autant la
survenue de ce changement n’est pas brutale, elle résulte d’une lente évolution
dont nous ne retracerons l’histoire qu’à très grands traits.
Au 18e siècle avec Locke apparaît l’idée d’un pacte
social unissant les hommes qui s’organisent en société pour assurer la
sauvegarde des droits naturels. Ainsi, l’homme est naturellement bon et la société politique se résume dans l’existence d’un
système juridique auquel tous les membres de la société peuvent désormais
recourir pour régler leurs litiges et punir les délinquants. Montesquieu
et Rousseau dessinent une science politique qui définit les principes de
l’organisation de cette société. Dans « L’esprit des lois » Montesquieu
évoque la séparation des pouvoirs ; pour Rousseau dans « Le contrat
social » la loi provient de la volonté générale et constitue le pouvoir
souverain. Vint la Révolution de 1 789 qui plaçait le citoyen au
commandement des choses publiques ; on s’éloigne alors du contrat social
en tenant compte des forces contraires qui traversent le champ du
politique : l’individu est souverain puisqu’il crée la loi. Hegel dans « Les
principes de la philosophie du droit » définit les droits comme étant ceux
liés à la propriété, aux contrats, au droit pénal, mais aussi à la moralité. Ce
faisant il fonde des liens quasi inaliénables entre la famille, la société
civile et l’État. De ce dernier il dit qu’il est la réalisation sociale de plus
haut niveau. L’État permet alors de soumettre l’individu à la souveraineté de
la loi ; c’est ce qui assure le « bien vivre ensemble ». Pour
Hegel, l’État est « liberté ». Cela amena Comte et la théorie du
Positivisme à s’opposer à tout individualisme, et permit le passage d’un État-protecteur
à un État-providence. Voilà la France avec un état qui protège, qui organise,
régule et éduque. On constate, au 20e siècle, une érosion progressive du
statut de l’action politique : les citoyens se désintéressent de plus en
plus de la vie politique, et l’organisation sociale se construit autour de
« proximités » d’intérêts. Le changement se situe dans ce passage
d’un État-providence à une État que Pierre Rosanvallon appelle un État
post-social-démocrate où la forme de régulation principale est de type
intro-social. Pour cet auteur il n’y a pas de désaffection pour le politique
mais plutôt un redéploiement de l’activité citoyenne. Ainsi, le citoyen va
moins aux urnes mais se retrouve plus dans des pétitions, des actions
ponctuelles. C’est moins le militantisme politique et syndical qui fonde
l’homme-citoyen dans la société que sa participation à des actions de
solidarité ou à des manifestations. Dès lors, là où l’action politique
cherchait à organiser la confiance, l’action citoyenne s’organise désormais
autour d’un principe de défiance.
On peut considérer que cette évolution se fonde dans l’émergence
de l’autonomie de l’individu. On constate un retour à l’idée du contrat-social
par l’expression de solidarités négociées qui entraîne la constitution d’un
véritable espace public démocratique donc localisé. De ce fait réapparaît la
dialectique politique : confiance/défiance à propos de laquelle Benjamin
Constant écrivait que « toute bonne constitution est un acte de
défiance » ; ce que confirme la Constitution de Pennsylvanie (1 776)
où on élit en même temps une assemblée représentative et un conseil de
censeurs. À partir de là, l’action publique se pense moins dans la
confrontation à des groupes humains fixés : classes, corps… qu’à celle
avec des groupes flottant en fonction d’intérêts éphémères, épisodiques,
conjoncturels… mais qui font territoire. Il faudra alors voir ce qu’est un
territoire, peut-être aussi côtoyer la notion de réseaux.
On peut donc
répondre à ce thème par 3 entrées :
Mais, l’histoire de la « gouvernalité » française c’est aussi
une histoire de la prise en compte des territoires physique, humain et
politique qui fait entrer la gestion de l’action publique dans une double
dialectique : décentralisation / centralisme, sujet/citoyen/usager. La clé
de l’analyse de l’élaboration et de la gestion de l’action publique c’est
l’individu, le reste c’est du décor, c’est « du fonctionnement » dans
lesquels s’expriment des tensions qu’il s’agira de comprendre, de dénouer et
d’assouplir.
A- L’individu : bref rappel
Très
schématiquement on peut rappeler que l’homme est passé de sujet de dieu et/ou
du roi, au statut d’individu. La notion de ‘’personne’’ dans le droit comme
dans la philosophie. On passe d’un monde établit par immanence à un monde où
tout se discute. On doit ce passage aux philosophes et aux théologiens, du 12e
siècle que nous devons l’idée, forte, que la société et ses règles peuvent être
mises en question. Par exemple, Pierre Abélard discutant, notamment dans
son Sic et Non (1 122), les
opinions contradictoires de Pères de l’Église écrit : « car c’est en doutant que nous en venons à l’enquête et c’est en
enquêtant que nous percevons la vérité. », À quoi il faut ajouter ce
qu’il disait au sortir des leçons d’Anselme, alors qu’il avait choisi d’être
théologien : « Je répondis que
ce n’était pas mon habitude d’avoir recours pour professer à la tradition, mais
aux ressources de mon esprit. ». Ainsi, pour Abélard, le péché n’est
ni antérieur ni prédictif de l’homme ; le plus important réside dans l’individu
et dans son intentionnalité ; il écrit : « pécher c’est mépriser notre Créateur, c’est-à-dire ne point accomplir
pour lui les actes dont nous croyons que c’est notre devoir d’y renoncer pour
lui. En définissant de la sorte le péché de façon purement négative, comme le
fait de ne pas renoncer à des actes blâmables ou au contraire de nous abstenir
d’actes louables, nous montrons clairement que le péché n’est pas une substance
puisqu’il consiste dans une absence plutôt que dans une présence… ». Le péché est donc intentionnel, et purement
personnel.
En droit, l’intention ne
suffit pas à constituer la faute ; il faut qu’il y ait exécution : c’est
l’acte qui est répréhensible. En cela, on voit le droit se distinguer de la
théologie, mais il s’en rapproche par la résurgence d’une notion déjà connue
dans le droit romain : le fait que le crime comme le péché sont purement
personnels. Ce qui produit, en droit, l’adage "ex delicto patris filius non punitur" (le
fils n’est pas puni pour le délit du père), de même que les châtiments
collectifs sont bannis, à quelques exceptions près, deux notions qui se
construisent au cours du 12e siècle pour commencer à prendre véritablement
forme au 13e siècle.
Dans l’évolution de la pensée, tant en droit qu’en théologie, se trouve
dès lors posée la question du sujet de la loi. Pour le droit, la réponse se
signale clairement avec la notion de "personne", qui est cette instance abstraite douée de capacités juridiques
repérables (posséder, contracter, léguer…). À partir de là s’annonce une
nouvelle organisation sociale, dans laquelle devront se définir les rapports
entre cette personne juridique – individuelle ou collective — et les
corporations et l’État. À la fin du 13e siècle, avec Pierre de Jean Olivi, la personne
atteint « le comble de l’abstraction
féconde en se portant vers la racine inconnaissable de l’homme, vers son libre
arbitre, antérieur à toute opération de connaissance », écrit Alain
Bourreau. À partir de là, la question de l’individu ne cessera pas de hanter la
sphère du politique et du social.
Ayant posé ce long rappel sur l’émergence de l’individu, je ne
parcourrai pas les siècles d’une lente évolution faite parfois de
reconnaissance du statut de l’individu, tantôt de rejet. Une reconnaissance au
gré des courants philosophique, politiques mais aussi sociologiques. Il faut
attendre la fin des années 1960 pour
qu’en sociologie l’individu prenant alors le nom d’acteur soit vraiment reconnu comme un être doué d’intelligence et
de discernement, donc capable d’intention et de choix. La sociologie classique
(Comte, Durkheim) travaille sur l’hypothèse d’une prévalence d’une société organisée
en classes. Puis, sans rejeter ces hypothèses, l’approche fonctionnaliste et
stratégique explique le fonctionnement de la société à partir du fonctionnement
et du dysfonctionnement des organisations. Elle n’explique donc plus la
dynamique sociale à partir de la structure sociale ni des rapports sociaux de
production, mais bien au sein de l’organisation conçue comme un
« construit » destiné à remplir un ensemble de fonctions sociales.
L’acteur, l’agent sont dès lors considérés comme des « êtres » agissant
à partir d’une « intentionnalité » et dans des zones de choix. On
pourra lire des articles comme celui de Michel Crozier Les attitudes des
cadres à l’égard du gouvernement, ou des livres comme celui de Crozier et
Friedberg L’acteur et le système, ou celui d’Alain Touraine Le retour
de l’acteur. À la même époque Raymond Boudon développe la théorie de
l’individualisme méthodologique dans laquelle il considère que toute analyse
sociologique doit prendre pour objet premier d’observation et pour référence
l’individu capable d’intentionnalité. Désormais le regard que nous portons sur
la société et le regard que le politique porte sur la société ne peuvent pas
faire abstraction de l’individu : homme se vivant dans sa particularité.
Aujourd’hui, on constate avec Henri Mendras que « l’individualisme fait de tels progrès qu’il
n’est plus une idéologie mais une manière d’être commune à tous » et
que, conséquemment ou corollairement, s’est mis en place un mode de
fonctionnement social très proche voire identique à cet qu'Alexis de
Tocqueville en disait au 18e siècle lorsqu’il définissait
l’individualisme comme « un
sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de ses
semblables et à se retirer avec sa famille et ses amis ; de telle sorte
que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne
volontiers la grande société à elle-même. » Sans doute, est-ce autour
de ces hypothèses qu’il faut voir ce qu’on appelle le délitement du lien
social.
Michel Foucault développant la notion de gouvernementalité montrait
comment s’est progressivement institué une étatisation de la société reposant
sur des techniques concrètes de cadrage des individus qui permettent de
conduire à distance leurs conduites. Ce qui rejoint les théories de Marx, de
Weber qui avec Foucault, montrent que comme tout groupement politique, tout
gouvernement, l’État s’institue dans un rapport de domination de l’homme sur
l’homme. Là, l’individu n’existe plus que par sa représentation, ce qui a pour
effet de limiter son autonomie, son indépendance. Ce n’est donc pas un des
moindres paradoxes que de se retrouver dans une soumission totale alors que
depuis des siècles on cherche l’indépendance en confiant sa protection à l’État.
C’est donc bien là qu’il faut chercher l’essentiel de la crise actuelle
de l’État-providence, dans le rapport de défiance que la société et, surtout,
que l’individu entretiennent avec l’État. Pour faire simple, schématique à
l’extrême, l’individu ne veut plus qu’un fonctionnaire décide de sa vie, il ne
veut plus renter dans un moule « technocratique ».
B- Le territoire
De la même façon le « local » ne veut plus que l’État décide
à sa place. La commune, le département, la Région… estiment qu’ils sont plus en
capacité de savoir ce qui est bien pour eux, mieux que l’État ne pourrait le
faire. Cette idée repose non seulement sur l’idée qu’une gestion de proximité
permet de mieux répondre aux problèmes, mais aussi que chaque territoire est
tellement particulier et différent des autres qu’il n’y peut pas y avoir
d’autre bonne gestion que celle particulière qui répond aux besoins
particuliers du territoire particulier. Qu’est-ce alors un territoire ?
Est-ce seulement une surface ‘’géographique’, une circonscription
administrative ?
Pour Maryvonne Le Berre
« le territoire est désormais
partout dans les sciences sociales, le terme, galvaudé. […] Il y aurait même du
territoire sans lieux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’agit pas d’un
terme propre à la géographie ». Nous pourrions alors, dans un
raccourci épistémologique, dire que la territorialité passe du statut de
qualité juridique à l’expression d’un système de comportements. Dès lors les
questions émergentes sont nombreuses :
-
Qu’est-ce que l’espace entre les individus,
-
Quelle distance ou espace de sécurité sépare les
sujets,
-
Quels sont les processus de domination liés à la
notion de distance critique entre individus qui régissent leurs rapports,
-
Comment s’organise et se traduit la hiérarchie
entre les individus… ?
Par conséquent, le territoire, même en
géographie, dépasse largement la description d’un lieu ou celle d’un espace
social, il est à la fois une création et une méta-création.
Il est une création sociale par un individu ou un groupe d’individus autour
d’intérêts communs. C’est la création d’un espace de référence pour savoir ce
qu’on y "fait", comment on s’y "protège", ce que l’on va y
faire, ce que l’on deviendra.
Le territoire est aussi une méta-création, c’est-à-dire qu’il est
aussi le discours que l’on porte autour de l’espace, réel ou virtuel, issu de
la création sociale. C’est ce discours qui rend le territoire vivant puisqu’il
permet de le définir mais aussi de le mettre en question.
Pour Michel Autès il y a
trois manières de combiner les différents registres de définition du territoire
(géographique, culturel et politique), renvoyant à trois « formes »
de territoires :
* « Le terroir » où
les trois dimensions sont très fortes, s’appuyant par exemple, sur l’octroi
économique, la singularité linguistique,
* « L’espace » qui
correspond à la période de la société industrielle. Le territoire est l’objet
d’intervention économique, d’intervention d’aménagement du territoire (DATAR)
* « Le territoire »
qui revêt une signification plus contemporaine, où le territoire est investi
par le politique, ce qui est décisif pour la définition du projet de
territoire.
Ces trois combinaisons renvoient
à trois concepts qui fondent le territoire :
-
La souveraineté : ce qui assoit l’autorité
et la compétence. Dans le cas de l’État-nation, l’autorité et la compétence
sont fusionnées : l’autorité est légitime là où il y a la compétence (c’est-à-dire
capacité à faire),
-
La gouvernementalité, c’est-à-dire le pouvoir de
définir les règles,
-
L’identité : le territoire est producteur
d’identité.
Ce qui rapproche des propos de
A. Micoud pour qui le territoire « est
le résultat de la construction sociale, politique et pour finir institutionnelle,
par laquelle un pouvoir s’autorise et s’institue pour la résolution d’un
problème. »
En résumé le territoire n’est
pas un état en soi mais une construction qui répond à la définition d’un
problème, à la manière de l’aborder et de le résoudre. La définition d’un
territoire dépendra donc de sa problématisation et de l’autorité qui pourra
légitimement en connaître.
Dans ce cadre conceptuel nous
retiendrons deux types de construction de territoire susceptibles d’intéresser
la gestion du système éducatif :
-
Le territoire en tant qu’espace d’organisation
politique,
-
Le territoire en tant qu’espace symbolique de
construction et de protection de l’identité et des intérêts d’un groupe ou d’un
individu.
a) le territoire : espace d’organisation politique,
D’abord rappelons que la crise à
la fois économique et sociale des années 1970-1980 mettait en évidence l’échec
de la planification centralisée mise en place à la sortie de la deuxième guerre
mondiale. Durant cette période prenait corps un nouveau concept de la gestion
des sociétés, celui des exclus et de l’exclusion sociale, en même temps que la
sociologie et avec elle les sciences politique et administrative pensaient la
place de l’individu comme centrale dans tout processus d’élaboration de la
règle sociale et des conduites socialisées. C’était "le retour de l’acteur"
sans lequel aucune action publique ne semblait possible. Il convenait donc de
rapprocher la prise de décision de l’individu envisagé comme citoyen et comme
usager. Cela entraîna un double mouvement de conception de l’action publique :
la décentralisation, et la définition sociale de zones et de quartiers faisant
l’objet d’une action de discrimination positive (ZEP, DSQ…). Dès lors on voit
se définir des territoires nouveaux au sein du territoire national unifié :
Zone d’Éducation Prioritaire, quartier, ville, territoire municipal,
département, pays, territoire d’action sociale…
L’émergence de ces nouveaux
territoires illustre l’apparition d’une nouvelle
philosophie de l’action publique qui repose sur une différenciation des
territoires et des populations qui sont alors objets d’une politique d’équité
définie à partir de leurs handicaps sociaux et culturels (ou de leur
absence). Mais cette nouvelle façon de penser et de conduire l’action publique
réinterprète le principe républicain d’égalité en réinventant le territoire de
l’État qui, d’unique et unifié, devient morcelé, au-delà des découpages
administratifs, en zones et en quartiers, et où on ne s’adresse plus à une
population unifiée et unique mais à des populations déterminées par des
critères économiques, sociaux et culturels.
Ainsi, la décentralisation et son corollaire la déconcentration font
des territoires politiques et des territoires de l’intervention de l’état des
lieux de contractualisation et de coordination, voire de coconstruction de
politique publique.
S’ajoute que la discrimination
positive territorialisée fait de ces territoires des espaces de gestion, c’est-à-dire
qu’elle crée des catégories administratives différenciées de l’intervention
publique qui obligent les représentants de l’État à mettre en place de
nouvelles formes d’action. Ceux-ci vont se trouver dans une position quasi
schizophrénique dans laquelle il leur est demandé de maintenir les valeurs de l’État
républicain (suivant la conception française) tout en mettant en œuvre des
pratiques contraires. Prendre en compte les particularismes de territoire ou de
population c’est battre en brèche l’unitarisme républicain qui suppose l’unité
symbolique des trois composantes de l’État : le territoire, la
souveraineté et la population. La discrimination positive et la prise en compte
des cultures cassent l’unité de la population et du territoire, la
décentralisation et la déconcentration brisent celle du territoire et de la
souveraineté.
Donc dans les années 1980 on
traite conjointement, liés au concept de développement local, les problèmes d’aménagement
et de développement tant urbains que ruraux, les problèmes sociaux et les
problèmes économiques à partir d’une différenciation territoriale où le
partenariat et la démarche contractuelle permettent d’associer les différentes
instances de l’État, les collectivités locales et, espérait-on, les acteurs
(usagers et agents). Ce fut l’époque des contrats : contrats de pays,
contrats petite ville, contrat de ville…
b) le territoire : espace d’organisation de la sphère privée
Le territoire dont il faut
rappeler qu’il est une création sociale par un individu ou un groupe d’individus
autour d’intérêts communs, est aussi la création d’un espace de référence pour
savoir ce qu’on y "fait", comment on s’y "protège", ce que
l’on va y faire, ce que l’on deviendra. Dès lors il y aura création de
nouvelles normes sociales par et pour chacun des groupes que sont les usagers
du territoire comme les élèves, les parents, les enseignants et les
personnels non enseignants, auxquels il convient d’ajouter les collectivités
territoriales avec les élus et leurs fonctionnaires.
Ces concepts de territoire et
ceux qui lui sont corollaires sont en train d’évoluer sous l’effet de la
mondialisation où le changement de caractéristiques de l’économie s’accompagne
d’une déconnexion croissante entre la souveraineté nationale et le territoire.
Ces mécanismes marquent l’effondrement des modes de régulation économiques
traditionnels, accompagnés de l’effacement des frontières. C’est, pour Pierre
Rosanvallon,
la fin de la régulation keynésienne que l’on peut caractériser par un double
effet de déconnexion : d’abord par le haut où, par exemple, la
Communauté économique européenne change la dimension du lieu où s’élaborent les
politiques, ensuite par le bas où on assiste à un retour des identités, une
montée du local, avec la recherche de racines et la recherche d’une communauté.
Comme l’indique Eugène Weber, dans La fin des terroirs, le territoire
n’est plus un obstacle à la circulation ; marquant la fin de l’autarcie,
cette levée de l’obstacle à la libre circulation a entraîné une
déterritorialisation de l’économie. Une fois encore pour être schématique,
peut-on encore parler d’une industrie automobile nationale, en France comme en
Italie voire aux USA ? Peut-on parler d’une agriculture véritablement
nationale ?
Le modèle du territoire, en tant
qu’institution c’est-à-dire comme lieu qui établit, qui crée de manière
durable, peut se référer d’une part à Manuel Castells qui introduit la notion
de réseau, et d’autre part à Luc Boltanski pour qui la société est devenue une
cité par projets. La caractéristique du fonctionnement en réseau est l’absence
de centre et de lieu de commandements du fait de la multiplicité des connexions
déterritorialisées ; Peut-être faut-il voir là, avec Rosanvallon, la
disparition de la régulation autogestionnaire et l’arrivée d’une régulation
intro-sociale où : être dans ou hors réseau renvoie à deux façons
différentes d’être au monde, de faire société. Le réseau sans centre correspond
au monde de la fluidité, de la mobilité, de l’urgence, de l’ubiquité. Apparaît
alors la question cruciale : comment gouverne-t-on un monde
connectique ? La gouvernance renvoie à l’idée d’un monde multipolaire, où
les compétences s’exercent sur un mode partenarial et contractuel, sur des
relations public/privé sans que le centre ait d’autre mission que celle de
programmer et d’évaluer.
Mais, dans un monde dirigé sous
le principe de la gouvernance, le citoyen manque de lisibilité car le lieu
du pouvoir devient abstrait, entraînant un sentiment d’impuissance politique.
Le territoire se définit par les projets qu’il génère, par « ce qu’on fait
ensemble » ; c’est une notion volontariste, abstraite. Le territoire
devient immatériel, déconnecté de son substrat, bien que parallèlement des
formes anciennes subsistent. Enfin, Les notions de frontières perdent leur
pertinence avec l’idée sous-jacente que tout irait mieux si les frontières
étaient les mêmes pour tous et pour tout.
À ce stade de notre réflexion,
pour la compréhension de la mise en œuvre d’une politique publique, c’est-à-dire
pour l’action publique que doit conduire un fonctionnaire, nous distinguerons
avec Michel Autès : la politique
territorialisée de la politique territoriale. La politique territorialisée
décline sur le territoire une politique nationale et institutionnelle qui
demeure de l’ordre de l’implémentation d’une politique centrale. Une politique
territorialisée comporte une dimension d’engagement ou d’optionalité dans sa
mise en œuvre locale, notamment dans le choix des moyens et de certaines
procédures, et s’effectue dans une logique de déconcentration et/ou de
décentralisation. Une politique territoriale est produite par le territoire et
le territoire devient un lieu de projets portés par le local. Elle renvoie aux
logiques de projets et de gouvernance et, écrit M. Autès, « Cela serait à
conforter mais il semble qu’on est ici sur une distinction du type de celle qui
existe entre gouvernance et gouvernement. »
C- La décentralisation : une brève
histoire en quelques dates
« Entreprendre une histoire de la décentralisation est une œuvre
délicate : le terme de décentralisation n’apparaît en effet, si l’on en
croit les dictionnaires, qu’autour des années 1 830. Fallait-il pourtant
ne pas évoquer dans le présent ouvrage tout ce qui précède cette période ?
La question s’impose d’autant plus que le sens donné à ce mot au XIXe siècle
est en outre différent de celui que lui donnent les hommes politiques et les
juristes de la fin du XXe siècle. Au siècle dernier, la
décentralisation était conçue comme le contraire de l’action de centraliser, c’est-à-dire
qu’elle consistait à enlever une partie des attributions du pouvoir central qui
était le centre des décisions à la fois politiques et administratives. Au
milieu du XIXe siècle, sous le Second Empire, le gouvernement
prend conscience que ‘’si on gouverne bien de loi, on administre bien que de
près’’ et qu’il n’est pas nécessaire que toutes les décisions soient prises à
Paris » (Pierre Bodineau et Michel Verpeaux).
Après cette courte introduction
empruntée au livre de Bodineau et Verpeaux pour fixer le cadre, voici quelques
dates essentielles pour tracer à grands traits l’histoire de la
décentralisation. Le but n’est pas ici de décrire cette histoire, ce qui
nécessiterait plusieurs heures de conférences ou de nombreuses pages de livre,
mais de fixer des points de repère pour montrer que la décentralisation n’est
pas advenue en 1982 sans fondement. La décentralisation, notamment l’acte II de
2004, est un point fixé dans le temps au cours d’un continuum historicisé.
·
1764 :
parution du livre ‘’considération sur le gouvernement de la France’’ où
l’auteur, le marquis d’Argenson, suggère le remplacement des provinces par des
départements d’une taille plus petite : « un moindre territoire est
toujours mieux soigné qu’un grand » ;
·
22 décembre 1789 :
création des départements et des conseils généraux ;
·
28 février
1790 : tracé géographique de 83 départements ;
·
La
Convention et le Directoire : retour au centralisme ;
·
28
pluviose an 8 (17 février 1800) : loi relative « à la
division du territoire français et l’administration » ;
o
Cette loi institut les préfets qui disposent
d’une compétence administrative générale à part la justice, l’administration
forestière et, à partir de 1808, l’Université.
o
Lucien Bonaparte écrivit que leurs
« attributions embrassent tout ce qui tient à la fortune publique, à la
prospérité nationale, au repos des administrés. » ;
·
La présidence de Louis Napoléon Bonaparte (futur
Napoléon II) est marquée par un retour au centralisme
« autoritaire » ; par exemple le maire de la commune est nommé
par le pouvoir central et peut être choisi en dehors du conseil municipal.
Toutefois, le décret du 25 mars dit « de décentralisation
administrative » stipule : « Considérant qu’on administre
bien que de près, qu’en conséquence autant il importe de centraliser l’action
gouvernementale de l’État, autant il est nécessaire de décentraliser l’action
purement administrative », il s’agit plus, au sens moderne du terme,
d’une déconcentration qui transfère des ministres au préfet le pouvoir de
signer certaines décisions ;
·
10 août 1871 :
la loi donne la possibilité au Conseil général de prendre des décisions sans
l’avis du préfet qui n’exerce alors qu’un contrôle a posteriori ;
·
5 avril 1884 :
la « loi communale » stipule que le conseil municipal « règle
par ses délibérations les affaires de la commune » sous réserve du
contrôle a priori du préfet ;
· Constitution de 1946 : contient un
Titre X intitulé ‘’Des collectivités territoriales’’
Article 85. - La République française, une et
indivisible, reconnaît l’existence de collectivités territoriales.
Ces collectivités sont les communes et départements,
les territoires d’outre-mer.
…..
Article 87. - Les collectivités territoriales s’administrent
librement par des conseils élus au suffrage universel.
L’exécution des décisions de ces conseils est assurée
par leur maire ou leur président.
……
Article 89. - Des lois organiques étendront les libertés
départementales et municipales ; elles pourront prévoir, pour certaines
grandes villes, des règles de fonctionnement et des structures différentes de
celles des petites communes et comporter des dispositions spéciales pour
certains départements ; elles déterminent les conditions d’application des
articles 85 à 88 ci-dessus.
Des lois détermineront également les conditions dans
lesquelles fonctionneront les services locaux des administrations centrales, de manière à rapprocher l’administration
des administrés.
·
1947 : prise de conscience avec la sortie du livre de Jean-François
GRAVIER « Paris et le désert français » ;
·
Constitution de 1958 : Titre XII - Des Collectivités Territoriales
Article 1er : La France
est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité
devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de
religion. Elle respecte toutes les croyances.
…….
Article 72 : Les collectivités territoriales de la République sont
les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut
particulier et les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74.
……
Article 72-2 : Les collectivités territoriales bénéficient de
ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par
la loi. […] Tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités
territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles
qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de
compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités
territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi.
….
·
24 mars 1968 : le général de
GAULLE déclare à Lyon « L’effort multiséculaire de centralisation, qui
fut longtemps nécessaire pour réaliser et maintenir l’unité du pays malgré les
divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées, ne
s’impose plus. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent
comme les ressorts de sa puissance économique de demain. »
·
27 avril 1969 : Les Français
disent non, par référendum, au projet gaulliste « relatif à la création
des régions et à la rénovation du Sénat » qui érigeait la région en
collectivité territoriale.
·
5 juillet 1972 : Loi
« portant création et organisation » des 22 régions métropolitaines.
·
6 mai 1976 : Loi « portant
création et organisation » de la région île de France.
·
2 mars 1982 : Gaston Deferre
lance la réforme de la décentralisation. Des pouvoirs importants sont conférés
aux régions, devenues collectivités locales dotées d’un exécutif élu au
suffrage universel. Le dispositif est complété par la création des contrats de
plans État‑collectivités locales, les interventions économiques constituant le
noyau dur des activités régionales. En ce qui concerne les moyens attribués aux
régions, cette loi marque une rupture en autorisant la région à créer ses propres
services et à recruter du personnel.
· 7 janvier
1983 : Loi « relative à la répartition des compétences entre les
communes, les départements, les régions et l’État ». Les régions ont
une compétence de droit commun en matière de formation professionnelle continue
et d’apprentissage, au confluent de l’économique et du culturel.
§
La région est désormais compétente pour
construire et gérer les lycées, et contribuer à l’élaboration de documents de
planification scolaire.
§
Parallèlement, les actes de la région sont,
comme ceux des départements et des communes, soumis aux nouvelles procédures du
contrôle de légalité.
§
Aux côtés des conseils régionaux, les comités
économiques et sociaux voient leurs compétences élargies, leurs moyens accrus.
·
26 janvier 1984 : Création du
statut de la fonction publique territoriale.
·
10 juillet 1985 : Le mode de
scrutin pour l’élection des conseillers régionaux est fixé : suffrage
universel et représentation proportionnelle.
·
16 mars 1986 : Les régions
deviennent, à la suite des élections au suffrage universel direct, des
collectivités locales à part entière. Contrairement à la commune et au
département, responsables de toutes les affaires concernant leur territoire, la
région bénéficie d’une compétence d’attribution définie par le législateur et
particulièrement orientée vers le développement économique et la
formation des hommes.
·
1er janvier 1987 :
Pour tenir compte de l’ascension définitive de la région au stade de
collectivité locale, le plafond des ressources est supprimé. Toutefois, les
régions ne sont pas en mesure de faire varier la charge fiscale entre les
différentes catégories de contribuables. Sans doute moins déterminante qu’il
n’y paraît, la suppression reste le symbole de l’accession de la région à la
maturité politique.
·
6 février 1992 : Loi créant les
communautés de communes et communautés de villes.
·
1er juillet 1992 : « Charte
de la déconcentration administrative ».
·
4 février 1995 : Loi Pasqua sur
l’aménagement du territoire marquant une volonté de relance de la décentralisation
avec une péréquation financière entre les régions et un nouvel espace non
administratif « le pays ».
·
Décembre 2001 : Débat sur le
régionalisme à l’occasion du vote du nouveau statut pour la Corse.
· 28 mars
2003 : Loi constitutionnelle relative à l’organisation
décentralisée de la République
Article 1 : L’article 1er de la
Constitution est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Son organisation est décentralisée. »
Article
2 : Dans le quatorzième alinéa de l’article 34 de la Constitution, le mot :
« locales » est remplacé par le mot : « territoriales ».
…..
Article 5 : L’article 72 de la Constitution est ainsi
rédigé :
« Art. 72. - Les collectivités territoriales de la République sont les
communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier
et les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74. Toute autre
collectivité territoriale est créée par la loi, le cas échéant en lieu et place
d’une ou de plusieurs collectivités mentionnées au présent alinéa.
« Les collectivités territoriales
ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui
peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon.
« Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des
conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs
compétences.
« Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont
en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un
droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs
groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu,
déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux
dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs
compétences.
« Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une
autre. Cependant, lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de
plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l’une d’entre elles
ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune.
…..
·
13 août 2004 : La loi organique
(dite acte II de la décentralisation)
Organisant les transferts de compétences
aux collectivités locales est validée par le Conseil Constitutionnel, à
l’exception d’une disposition différant le transfert des TOS dans les
départements d’outre-mer.
Ce texte, entré en vigueur au 1er janvier
2005, confie principalement aux régions la gestion de la formation
professionnelle et du patrimoine, et aux départements celle de l’action sociale
et d’environ 15 000 km de route routes nationales.
Témoignant d’une véritable
métamorphose de l’état, liées aux procédures de déconcentration et de
décentralisation, se sont mises en place, depuis bientôt 25 ans, d’importantes
restructurations administratives et politiques entre les niveaux de gestion du
« national » et du « local », ce qui fait écrire, par
exemple, à Blanc et Rémond
« Après avoir été superbement
ignorées pendant des décennies par l’ensemble des structures et des
responsables administratifs et politiques français, les notions de
décentralisation et de subsidiarité, ainsi que les principes de réorganisation
des missions et de redistribution des responsabilités, portés sur le devant de
la scène par l’alternance politique du début des années quatre-vingt, ont donc
été si bien acceptés et intégrés qu’ils sont devenus, avec le renouveau de la
notion et de la réalité de la déconcentration, le fondement de la pierre
angulaire, intellectuelle et institutionnelle, de l’administration territoriale
de la République ». Et désormais, comme l’écrit Brunet, « le
pouvoir de l’État n’est plus ce qu’il était : communes, départements,
régions, se mêlent de leur territoire. »
D- Mettre en ordre de marche = la
gouvernance
Avant de définir la gouvernance,
nous pouvons nous demander si « gouvernance » ne serait pas un de ces
mots vertueux, comme projet, réseau, développement durable, qu’on met et qu’on
trouve un peu partout sans qu’on puisse d’emblée, à la lecture du texte, leur
attribuer une définition stricte et qu’apparaisse un sens
« éclatant ». Ce sont des mots qui sont pleins de sens pratique pour
les uns, c’est-à-dire qu’ils permettent d’orienter et de mettre en œuvre les
objectifs d’un projet. Pour les autres, ce sont des mots au sens abscons qui ne
réfèrent à rien de précis, moins encore d’opérationnalisable. Mais, quoi qu’il
en soit ils ne sont jamais sans impliquer les acteurs, notamment dans le cadre
d’une action publique, qu’ils s’agissent bien sûr des concepteurs, des nombreux
intermédiaires et aussi les bénéficiaires. Ces mots sont pour le moins
créateurs de représentations sociales qui ont affaire autant avec le cognitif
qu’avec l’affectif. Dès lors il se crée un dispositif
rhétorique. C’est-à-dire que non seulement les acteurs d’un projet sont
capables de donner, à partir de leurs histoires et de leurs expériences, un
sens au mot, mais ils adoptent aussi des façons de parler qui stabilisent des
régulations dans leur relation au projet. Ces dispositifs permettent de rationaliser
les relations de travail, de favoriser les processus de coopération et de
sécuriser les échanges. Ce faisant les dispositifs rhétoriques instituent le
groupe autour du projet et fédèrent les acteurs. C’est ce qu’évoquent deux
auteurs : Coulon
lorsqu’il écrit « Devenir membre, c’est s’affilier à un groupe, à une
institution, ce qui requiert la maîtrise progressive du langage institutionnel
commun. […] Un membre, ce n’est donc pas une personne qui respire et qui pense.
C’est une personne dotée d’un ensemble de procédures, méthodes, d’activités, de
savoir-faire, qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation
pour donner sens au monde qui l’entoure. », et Maingueneau
lorsqu’il parle de la notion de type de discours : « La notion de
type de discours aussi est hétérogène ; il s’agit en effet d’un principe
de groupement de genres qui peut correspondre à au moins deux logiques
différentes : celle de la coappartenance à un même appareil
institutionnel, celle de la dépendance à l’égard d’un même positionnement. Ce
n’est pas la même chose de parler de « discours de l’hôpital » et de
« discours communiste »…Le « discours de l’hôpital », c’est
le réseau des genres de discours qui sont à l’œuvre dans un même appareil, en l’occurrence
l’hôpital (réunions de service, consultations, comptes rendus opératoires, etc.). »
Mais si un dispositif rhétorique tend à imposer une
logique de contrôle et de fonctionnement tant sur les individus que sur les
organisations, les acteurs sont capables de renouveler leurs dispositifs
rhétoriques. À l’instar de ce qu’a écrit Pierre Bourdieu,
c’est par la confrontation des usages et des discours distincts du mot
« gouvernance » que les acteurs vont pouvoir passer de l’état de
groupe de pratique à celui de groupe institué. Le groupe acquiert alors une
cohérence, renforce des solidarités ; il se crée du réseau et des
possibilités de création.
Le terme
« gouvernance » désignait, en France au 17e siècle, la
direction des baillages. Il s’agit donc là de l’expression d’un mode d’organisation
du pouvoir féodal. Ayant disparu, en même temps que la société féodale, le mot
apparaît à nouveau au début du dernier quart du 20e siècle pour
caractériser un mode de fonctionnement des entreprises avec R. Coase (1937,
« The Nature of the firm ») qui avance que l’entreprise est plus
efficace que le marché pour organiser les échanges car elle dispose de la
capacité à organiser des modes de
coordination interne de nature à faire baisser les coûts de transaction.
C’est dans l’analyse de ces modes de coordination entre agents individuels et
collectifs qu’il mobilise la notion de corporate governance. Cette
théorie, redécouverte dans les années 1970 par les économistes du courant
institutionnaliste, est exprimée, par exemple, par O. Williamson en ces
termes : « Les dispositifs mis en œuvre par la firme pour mener à
bien des coordinations efficaces qui relèvent de deux registres :
protocoles internes lorsque la firme est intégrée (hiérarchie) ou contrats,
partenariat, usage de normes lorsqu’elle s’ouvre à des sous-traitants. »
À ce stade de son évolution
« gouvernance » passe du stade de notion opératoire à celui de
concept. Avec la société féodale nous avions un mot pour décrire une façon de
mettre en œuvre le pouvoir, avec les économistes comme Coase et Williamson, la
gouvernance correspond à un mode de gestion de l’entreprise uniquement centré
sur la réduction des coûts liés aux transactions individuelles. Avec la volonté
de prendre en compte la dimension spatiale comme facteur du fait productif,
apparaît le concept de gouvernance locale. Dès lors, la gouvernance dessine une forme de régulation
territoriale et d’interdépendance entre agents, notamment productifs, et
institutions locales. Cela met en évidence que des institutions
extérieures à la firme et surtout non économiques sont des acteurs des
coordinations et décisions, des coalitions et négociations parce qu’elles
peuvent faciliter la coordination entre agents. À la même époque les sciences
politiques s’emparent du concept pour analyser le fonctionnement du
gouvernement local et pour envisager les relations internationales dans une
perspective normative au moment où la mondialisation prend un essor considérable.
C’est ainsi que le management des
affaires publiques recourt à la gouvernance pour analyser et envisager son
évolution.
La gouvernance
fournit un cadre conceptuel qui permet de penser et de comprendre les processus
de gouvernement. P. Le Galès (1995)
parle bien de la gouvernance comme l’expression des interactions entre État et
société ainsi que des modes de coordination complexe. Ces modes de coordination
sont ceux nécessaires pour rendre non seulement efficace mais simplement
possible l’action publique. Le recours au concept de gouvernance montre la
reconfiguration de l’action publique, l’émergence de nouveaux modes
d’intervention et la transformation de modalités de l’action publique. En
rejetant le modèle politique traditionnel descendant et centralisé dont on
simplifiera la description sous l’image d’actions injonctives et de communication
informative, la gouvernance met l’accent sur la multiplicité et la variété
(de nature, de statut, de niveau…) des acteurs (organisations à but non
lucratif, entreprises privées, citoyens… organisations locales, régionales,
nationales et étrangères…) associés à la définition et à la mise en œuvre de
l’action publique. Désormais, l’action publique moins normée que jadis, repose
sur des processus d’interaction, de collaboration
et de partenariat.
La gestion de l’action publique
s’inscrit désormais dans le champ du politique, c’est-à-dire dans un espace où sont mis en tension les intérêts,
les besoins, la raison et la passion. C’est ce qu’expriment N. Bertrand
et all. : « Si la collectivité locale garde un rôle d’orientation
et de pilotage, elle compose avec d’autres institutions, publiques ou privées,
obéissant à leurs propres logiques d’intérêt et/ou exerçant des responsabilités
sur des domaines de compétences tantôt partagés, tantôt disputés, mais jamais
absolument étanches ou autonomes. » Le territoire prend alors une place prépondérante comme espace de
définition et d’élaboration de l’action publique. Mais, on ne peut plus
l’entendre comme un simple échelon
spatial parmi d’autres où on élaborerait une politique publique par
délégation de l’échelon supérieur. Il ne peut plus s’agir de référer à
l’application d’une bonne subsidiarité. Le territoire ne peut plus être vu
comme l’espace correspondant « à un niveau administratif neutre où une
politique s’applique selon une démarche hiérarchique descendante. »
Le territoire trouve là pleinement son sens : il est un construit social
permanent et en constante appropriation dans un processus dynamique. Le territoire
est un système qui se définit par la géographie et par les relations de
voisinage. Il est le résultat d’un processus (la territorialisation) qui est
une forme particulière de coordination par la création d’un groupe
« d’opportunité » ou de « consensus » suivant la façon dont
on active la notion « d’intérêt » qui permet aux membres de ce groupe
de se retrouver pour créer une norme de cohabitation, une forme momentanée de
« vivre ensemble ». Pour autant, il ne faudrait pas négliger que le
territoire, étant borné par des frontières (virtuelles le plus souvent),
possède un dedans et un dehors, que par conséquent il est en relation avec des
forces extérieures qui sont à même de modifier les caractéristiques de la mise
en tension des jeux d’intérêt. On voit
alors comment le territoire ne peut plus être limité ou réduit à l’espace de
circonscriptions politico-administratives. Certains, comme Pecqueur et
all., pensent même que le territoire ne peut pas n’être regardé que comme un
élément, « un fragment » disent-ils, d’un système productif national.
Donc le territoire se construit avant tout
comme l’espace d’identification d’un problème et d’élaboration de son
traitement ; ce dernier faisant appel à l’appropriation et à la
transformation des ressources locales.
La gouvernance, territoriale ici
mais de la même façon dans d’autres domaines, repose donc « à la fois
sur le réseau et sur les flux :
un réseau c’est-à-dire une configuration de connexions entre les différents
acteurs avec des flux circulant dans le réseau. »
Il faudra donc que soient mises en place des structures de partenariat entre acteurs fédérées autour d’un projet territorial. Cela induit donc la
participation de groupes d’intérêts divers dont les objectifs, les intérêts,
les stratégies, les temporalités, les espaces de référence peuvent être
différents voire contradictoires. L’acteur public a alors mission de facilitateur
de la mobilisation des acteurs (publics, privés, individus, institutions) sur
des objectifs communs dans le cadre d’un projet intégré et cohérent. Il
s’agira, pas seulement de « demander leur avis aux acteurs, mais plus
fondamentalement de susciter leur adhésion. »
Ainsi, à travers l’évolution de
la notion puis du concept de gouvernance se montre et s’exprime celle de
l’individu devenu acteur social. « L’espace public était le monopole de
l’État, lieu de la citoyenneté, maître de la force légitime. Désormais l’État
est un acteur parmi beaucoup d’autres : multinationales, organisations non
gouvernementales, organisations interétatiques… et individus. », écrit
Philippe Moreau Defarges.
Selon G. Cavallier,"la gouvernance urbaine c’est donc finalement la
capacité et la coresponsabilité de projet, la possibilité d’établir un cadre
collectif d’action solidaire, de réflexion stratégique reliant les principaux
acteurs autour du niveau de décision politique. À chaque niveau, le partenariat
doit pouvoir se concrétiser autour d’une stratégie commune, d’un cadre
collectif d’intervention donnant du sens à l’action urbaine, d’un projet
suffisamment mobilisateur pour motiver toutes les parties concernées".
In fine la
gouvernance fait intervenir un ensemble d’institutions et d’acteurs qui n’appartiennent
pas tous à la sphère du gouvernement. Ainsi, en situation de gouvernance les
frontières et les responsabilités sont moins nettes notamment dans le domaine
de l’action sociale, ce qui se traduit par une interdépendance entre les
pouvoirs des institutions associées à l’action collective. Donc, la gouvernance
fait intervenir des réseaux d’acteurs autonomes, d’autant qu’elle part du
principe qu’il est possible d’agir sans s’en remettre, à chaque fois, au
pouvoir ou à l’autorité d’État. En résumé, comme l’évoque le Centre
d’études en gouvernance de l’Université d’Ottawa au Canada, la gouvernance
serait un processus par lequel les organisations humaines, qu’elles soient
privées, publiques ou civiques prennent elles-mêmes la barre pour se gouverner.
L’usage de la gouvernance
appelle donc à une nouvelle organisation de la conception et du pilotage des
politiques publiques. Peut-être s’agirait-il désormais moins de parler de
partenariat que de coconstruction.
Dans ce cas, le pilotage ne peut pas faire abstraction d’un double travail d’évaluation et de reporting vers
toutes les partenaires que nous regroupent sous le terme de ‘’parties
prenantes’’ ; il s’agira alors d’un « rendre compte » qui
appelle voire exige une action en retour de la part de ces mêmes parties
prenantes.
La notion de parties prenantes est issue de la théorie des
parties prenantes qui a pour origine les travaux de Berle et Means (1 932).
Ces auteurs décrivent le développement d’une pression sociale s’exerçant sur
les dirigeants pour qu’ils reconnaissent leur responsabilité auprès de tous ceux dont le bien-être peut
être affecté par les décisions de l’entreprise. Le néologisme de stakeholders
par référence aux stockholders des actionnaires souligne que
l’organisation ne sert pas leurs seuls intérêts mais doit tenir compte des
autres parties prenantes. Le statut de stakeholder résulte d’une
légitimité ou des relations de pouvoir liant la partie à l’organisation
(Andriof & Waddock, 2 002). Ainsi, Mitroff (1 983) définit les
parties prenantes comme des groupes d’intérêt, des acteurs, des
institutions (internes et externes) qui affectent ou sont affectés par les
actions, comportements et politiques de l’organisation. Pupion, Leroux, Latouille
& Paumier (2 006), ont montré que la politique de l’établissement est
conditionnée par les relations du chef d’établissement avec ses parties
prenantes. Cela laisse à penser qu’il faut passer d’une fonction
publique pour un service public à une fonction publique au service du public.
Ce passage correspondrait bien à la longue évolution qui a conduit l’individu à s’émanciper des institutions et à
conquérir son autonomie. Dès lors, l’institution
ne peut plus être regardée de la même façon. Jadis elle était englobante, aujourd’hui elle doit être
accompagnatrice.
Aujourd’hui, François Dubet
évoque un « le déclin de l’institution » à partir de l’analyse des
métiers où s’exerce un travail sur autrui : travail social, éducation… Ce
travail procède d’un programme institutionnel où l’action se pensait comme
médiation entre les valeurs universelles et des individus particuliers. Il se
fondait sur la vocation de ceux qui
l’exerçaient et se voyait comme moyen d’instituer les normes du comportement
tout en favorisant en même temps l’autonomie des individus. C’est un travail
qui revêtait un caractère sacré dans la mesure où les valeurs et les
principes sont transcendants (raison, science, République…). Cela se retrouve
dans la matérialité des institutions (école, hôpital) closes et isolées qui
coupent d’avec le monde ordinaire. Pour Dubet il y a un désenchantement de ce
modèle ; les institutions ont perdu leur monopole comme le professeur
concurrencé par la télévision. L’autorité a cessé d’être naturelle et sacrée,
et les objectifs attendus sont contradictoires. Ce désenchantement montre le
désarroi des agents qui doivent trouver à leur échelle des solutions à ces
difficultés, sachant que de surcroît, aujourd’hui, ils distinguent et séparent
bien la personnalité et le rôle. C’est conséquemment la question de l’État qui
est posée où il faut passer d’un l’État social - régulateur et éducateur (état
providence) - à un État plus politique – animateur (acteur) - avec une relation
verticale entre l’usager et lui par l’entremise des élus.
Dans ce contexte d’évolution de
la société, du mode de production de ses normes et du fonctionnement des
instances organisatrices et régulatrices, les notions et les concepts de territoire,
d’acteur, de sujet et de gouvernance (entre autres), à la fois, prennent une
place particulière dans l’explication du changement radical de l’action
publique, et doivent être mobilisés pour créer et mettre en œuvre toute action
publique. Alors, l’étude de la gouvernance d’un système comprendra :
§ L’examen de la distribution des droits, des obligations et
des pouvoirs qui soutiennent les organisations ;
§ L’étude des modes de coordination qui sous-tendent les
diverses activités d’une organisation et qui en assurent la cohérence ;
§ L’exploration des sources de dysfonctionnement
organisationnel ou d’inadaptation à l’environnement qui aboutissent à une
performance plutôt terne ;
§ et, finalement, l’établissement de points de référence, la
création d’outils et le partage de connaissances, afin d’aider les organisations
à se renouveler lorsque leur système de gouvernance accuse des lacunes.
La connaissance, lorsqu’on gère suivant le principe de la
gouvernance, permet non seulement de déterminer les mécanismes de direction
appropriés pour les organisations ou pour l’évolution de la société, mais offre
aussi :
§ Une manière de voir ou une perspective de coordination sur
le fonctionnement des organisations ;
§ Un point de référence pour sonder cliniquement et rétablir
les organisations qui flanchent et pour appuyer le développement de politiques
socio-économiques ;
§ Un cadre analytique qui prête son langage à la
reformulation des problèmes ;
§ Un outil pour générer une nouvelle manière de voir et des
façons inédites d’aborder les problèmes de design organisationnel et d’architecture
sociale.
J. Blanc et B. Rémond, Les collectivités locales
(Dalloz – Presses de Sciences Po – 1995).
Coulon A., L’ethno-méthodologie,
PUF, Paris, 1993
L’institution, du latin
institutio, c’est à la fois une fondation, une méthode et une instruction.
Cette polysémie du terme se retrouve dans la multiplicité des recours par les
juristes, par les sociologues, par les économistes… Mais globalement,
l’institution peut être vue comme l’ensemble des règles organisant la société
ou certaines de ses instances.