jeudi 21 mai 2020

ÉCOLE : ENTRE BAVARDAGES ET ACTION.


Article extrait de "Jean‑Jacques LATOUILLE, PATCHWORK POUR L’ÉCOLE, 
ed L’Harmattan, 2017


« Trop de paroles tuent l’action »
« À trop parler on finit par se tromper »
R. Darrobers, Proverbes chinois, Seuils


Encore un ! L’École est un des sujets de société qui a le plus été mis en livres. Il est vrai que la question est d’importance. D’une part, elle a affaire avec la construction culturelle des sociétés et leur développement économique et, donc, elle interpelle le politique. D’autre part, elle appartient à l’intime de chacun : l’avenir des enfants, le projet que l’on doit avoir pour eux, le projet qu’ils ont pour eux-mêmes ; là chacun a à dire à son sujet. Ainsi, entre politique et citoyen, entre collectif et individuel, l’École attire les regards et les discours les plus divers : du café du commerce au laboratoire de recherche. Tout le monde parle de l’École, chacun croit pouvoir faire autorité à son sujet au seul fait que chacun a été élève. Mais ces « chacun » parlent-ils de la même École ?

Alors que tellement de gens, étrangers à l’École au sens où ils n’entretiennent pas de liens directs avec elle, écrivent à son sujet, pouvais-je résister à dire mon regard depuis l’intérieur, alors que j’ai parcouru, d’abord comme élève et étudiant fantasques, puis en tant qu’enseignant, inspecteur et formateur de cadres de l’éducation nationale, quasiment l’ensemble du système éducatif de l’école maternelle à l’université ?

Je l’ai détestée, jusqu’à la haïr. Puis un jour, sans qu’elle le veuille, sans que je le désire vraiment, alors que j’étais chômeur une porte s’est ouverte vers l’enseignement puis une autre me permit de rejoindre l’Éducation nationale pour que j’y parcoure le chemin d’une vie professionnelle, souvent difficile, mais tellement passionnante, jusqu’à l’exaltation. Il m’a été donné d’y rencontrer des personnes extraordinaires : professeurs, chefs d’établissement, parents et surtout élèves. Mais aussi, j’y ai vu tellement de souffrance et de douleur chez les mêmes que je viens de citer.

Comment, ce cénacle dans lequel devrait, comme la plante dans une serre, grandir le petit d’homme dans la joie et le bonheur, est-il devenu lieu de supplice et de crispation ? Cette École a-t-elle vraiment été voulue par l’homme et par la société pour que prospère la culture, terreau essentiel à l’amélioration de l’humanité ? Pourquoi est-elle devenue (si elle n’a jamais été autre) cette forge dans laquelle sont trempés tant d’outils de domination ? Pourquoi, aujourd’hui, tant de haine contre elle ?

Un livre de plus, à peine différent de bien d’autres ? Plutôt un billet d’humeur qui veut dire l’injustice faite à l’École, mais aussi, chemin faisant, montrer comment, souvent involontairement, elle peut être tellement injuste et comment elle tisse sa propre toile de malheur. Un livre pour tenter de montrer comment ceux qui déclarent lui vouloir tellement de bien qu’ils soient philosophes, écrivains, scientifiques, syndicalistes ou journalistes entraînent à ce que le public ait une si mauvaise image de l’École. L’injustice, ici, résulte de ce qu’on appuie trop souvent la réflexion sur des idées convenues, des idées fausses, des idées que l’on fait naître d’un passé qui n’a jamais été : jadis c’était mieux, ailleurs c’est merveilleux !

Un livre qui veut aussi dire combien on a mis en souffrance l’École, ses personnels et par conséquent les élèves, en « scientifisant » à l’extrême, voire idéologiquement, la pédagogie jusqu’à la déshumaniser. Au prétexte de méthodes modernes, d’explications scientifiques et de « revalorisation » du métier d’enseignant on a provoqué le divorce d’avec les élèves et leurs familles. Les professeurs, pour lesquels je n’ai pas de compassion particulière mais un vrai respect parce qu’ils font (mais comme d’autres) un métier difficile, ont été désacralisés comme dirait Paul Guth[1]. Ils l’ont été comme les militaires, les prêtres et les médecins, mais les autres ont su se construire une nouvelle image positive. Ce ne fut pas sans douleur mais l’armée a appris à communiquer et à faire dans l’humanitaire, les prêtres ont appris à faire dans le pragmatique, les médecins arrivent, même si ce n’est pas toujours très bien, à prendre en considération la part de l’humain dans le patient. Pourquoi l’École est-elle à la traîne ? Pourquoi l’École ne retrouve-t-elle pas le chemin du dialogue avec la société ?

L’École, paroxysme du paradoxe et de l’absence de bon sens, demeure dans la pensée, dans les principes théoriques, parfois frise l’inutile. Or, comme l’écrivait Kierkegaard « Les idéalistes sont généralement des professeurs qui enseignement dans un univers et touchent leur traitement dans un autre ». Là, le pragmatique semble absent. Cette institution a une culture de l’intéressant mais pas celle du pertinent ni de l’efficace. Dans l’École, depuis le plus haut de la hiérarchie jusque dans la classe, on est plus préoccupé de la matière intellectuelle que l’on amène que de savoir si cela provoquera du changement chez l’élève, un « grandissement ». On est que trop rarement soucieux de savoir si ce qui est offert à l’autre présente une utilité quelconque pour sa pratique professionnelle ou son avenir en société, ou seulement pour sa vie d’homme. Nous en reparlerons, mais posons déjà que l’École n’est peut-être plus en phase avec la société d’aujourd’hui parce qu’on y travaille et qu’on l’analyse à partir de paradigmes et de concepts dépassés et inappropriés. Peut-on espérer réparer ou simplement adapter une mécanique avec des outils inadéquats ?

Alors, réfléchir l’École ce n’est pas seulement tenir un discours sur les valeurs et la culture, non plus que penser les méthodes et les moyens. Réfléchir l’École c’est d’abord rechercher et cerner les zones d’ambiguïté et de paradoxe qui existent dans les discours portés à son propos. Il s’agit de trouver dans le discours ambiant ce qui constitue une opinion qui n’est pas la réalité et qui la cache aux yeux des usagers et des acteurs, empêchant ainsi le rapprochement entre l’institution et la société. Par exemple, il est communément avancé que les enseignants ne travailleraient pas ou trop peu. Une telle assertion ne peut que flirter avec l’erreur, ne serait-ce que parce qu’il est toujours incorrect de porter un tel jugement sur un ensemble de personnes, notamment quand celui-ci atteint le chiffre colossal de près d’un million d’individus. Pour autant travaillent-ils bien ?

C’est entre ambiguïté et bon sens, noyée sous les paradoxes et les bavardages, que, aujourd’hui et depuis les années 1970, l’École, ses acteurs et ses usagers, vivent et cohabitent mal. Cette institution semble désormais dépourvue de capacité à se mettre en action pour créer des lieux de transactions possibles entre les acteurs et leurs enjeux. A-t-elle un projet ?

L’École vit désormais dans un univers de contradictions et semble avoir perdu tout bon sens. Toutefois, ces quelques pages d’analyse critique ne proposent pas de tordre le cou aux paradoxes ni de rétablir le bon sens. Cela est affaire du lecteur et du gouvernant. D’ailleurs, sans doute est-ce là, dans une absence de gouvernance, que se situe l’origine du mal-être d’une École dont on parle beaucoup mais que l’on a, semble-t-il, de plus en plus de mal à décrire. À défaut de pouvoir dire ce qu’elle est, comment envisager de construire un projet et de la gouverner ? L’École, de nos jours, est-elle gouvernée ? La passion, dans toutes les acceptions du mot, l’emporte sur la raison. Lorsqu’on parle d’École il y a de l’aveuglement, de l’exaltation, de l’adoration, de la démagogie, de la partialité, parfois du fanatisme. Là, la raison par laquelle l’homme est capable d’organiser sa connaissance puis sa conduite semble ne pas pouvoir se constituer tant l’École est devenue un espace où l’individuel l’emporte sur le collectif, et le corporatisme supplante très largement le social. Mais il est vrai aussi, pour citer Max Weber, que plus l’explication devient profonde, plus elle devient complexe, et que par conséquent le non spécialiste a des difficultés à se forger une opinion solide.

Ce livre ne veut être qu’une pâle lueur qui éclairerait un horizon où serait sinon le bon sens (d’ailleurs sait-on ce qu’il est) mais au moins un espace d’accalmie, loin des dogmatismes qu’ils fussent pédagogisants ou anti pédagogisants, modernistes ou passéistes, gestionnaires ou cultureux, pragmatiques ou intellectuels. Sa seule ambition est d’amener un regard, fondé entre l’expérience de professionnel et la fréquentation des recherches scientifiques, un point de vue qui puisse permettre à chacun de savoir où chercher les matériaux nécessaires pour construire et étayer son propre discours sur l’école et offrir au citoyen et à l’usager la possibilité de faire valoir sa position et ses intérêts.



[1] Guth P., Lettre ouverte aux futurs illettrés, Albin Michel, 1980.


ET LE GESTIONNAIRE DANS TOUT ÇA ?



Résumé de mon intervention à une table ronde des 30e rencontres de l’intendance, Rencontres annuelles de l’AJL, La Sorbonne, Paris, mai 2009.



Dans l’enseignement que je donne à l’université de Poitiers sur la « gestion des processus d’innovation dans les systèmes éducatifs », les étudiants parlent beaucoup d’innovation pédagogique et rarement d’innovation suivant le concept clé et de base qu’a inventé Schumpeter.

Un établissement scolaire du système éducatif a pour destination de produire des élèves de qualité qui peuvent s’insérer ensuite dans une vie professionnelle et sociale, donc la vocation des EPLE en particulier c’est de faire de l’enseignement pour produire des élèves de qualité. Mais on ne fait pas d’enseignement s’il n’y a pas une structure administrative, d’hébergement, de restauration, si les locaux ne sont pas propres, etc.

La littérature scientifique ne parle pas des gestionnaires mais nous allons y remédier[1]. Dans les articles publiés à partir de la théorie des parties prenantes, c’est-à-dire une théorie du regard sur l’entreprise, nous avons montré comment le « rendre compte » circule dans un EPLE ; on a essayé d’appliquer cette théorie et on a réussi. Mais, on a peu parlé des intendants, des gestionnaires ; on a beaucoup parlé des chefs d’établissement comme s’ils étaient la partie prenante essentielle voire unique parce qu’englobant dans la fonction du chef d’établissement celle du gestionnaire.

Pour suivre l’application de la loi de 2004, j’ai rencontré une communauté d’esprits professionnels parce qu’il y a de la compétence partagée entre les agents du Trésor et ceux de l’Éducation Nationale. Ce qui définit l’importance de chacun dans une structure fonctionnelle, ce n’est pas son métier, je crois d’ailleurs qu’avec l’introduction du socle commun des connaissances et des compétences, il va falloir arrêter de parler de métiers mais parler de compétences, parce que ce sont bien les compétences, que vous avez et que vous manifestez tous les jours, qui font que vous êtes capables d’occuper une fonction et c’est bien la fonction qui détermine ce dont la structure a besoin. Je vous invite à réfléchir, non pas en termes de métiers mais en termes de fonctions. Où s’exerce cette fonction ? Dans l’EPLE, mais elle peut s’exercer aussi ailleurs.

Quand on réfléchit fonction, on en arrive à se poser la question de la structure. Avant 1985, lorsque les EPLE ne s’appelaient pas EPLE mais les collèges ; avant la loi Fouché, ils étaient essentiellement communaux ou départementaux. Il n’y a pas si longtemps que l’État a renationalisé une grande partie du système éducatif. La révolution, puisque nous avons une vocation messianique à l’Éducation Nationale, qui nous fait dire que nous portons toutes les valeurs de la République à nous seuls, la révolution a créé les communes et les départements pour casser un régime central trop centralisé qui était l’ancien régime.

La décentralisation, qui ne date pas de 1983, cela court depuis très longtemps et l’on a eu des phases plus ou moins centralisées, la décentralisation arrive, elle est inévitable et pour reprendre un mot de quelqu’un qui travaillait au CNFPT et à qui l’on posait la question, répondait : « La décentralisation n’aura sûrement pas d’acte trois mais on a mis les microprocesseurs donc ça continuera ».

Comment dans ce processus de recomposition du rôle de l’État, on définit l’EPLE ? L’EPLE n’est pas anodin sur un territoire et c’est dans cette optique que nous nous sommes interrogés sur la fonction du gestionnaire qui m’est apparue, quand j’ai parcouru l’hexagone avec les personnels du CNFPT. L’ESEN[2] n’a pas vocation à s’occuper des personnels d’encadrement autres que ceux définis comme tels par les statuts, le métier, donc ce sont les CASU, les chefs d’établissement, les inspecteurs ; un attaché n’est pas partie prenante des séminaires organisés par l’ESEN. Donc, quand nous avons monté notre cycle de séminaire « nouveau partenariat entre les EPLE et les collectivités territoriales », un ensemble de gens était exclu des stages a priori, parce que la question nous a été posée : où sont les gestionnaires dans votre système de formation, et plus nous avancions plus la question se posait et plus le nombre de gestionnaires était important dans nos séminaires mais à la demande des collectivités territoriales.


Cela oblige désormais, dans nos travaux de recherche, à positionner le gestionnaire dans la question de la place et du fonctionnement du triangle État, collectivité territoriale et EPLE ?


[1] Vers un nouveau mode de gestion de l'éducation nationale inspiré des enseignements des théories de l'agence et des parties prenantes

Rôle du conseil et de l’évaluation dans le pilotage stratégique des EPLE (Établissements Publics Locaux d’Enseignement)


[2] École Supérieure de l’Éducation Nationale (aujourd’hui IH2EF) chargée de former les personnels d’encadrement de l’Éducation Nationale.

lundi 18 mai 2020

Éduquer : querelle de méthodes. (récits d’école, préambule)


Dans une époque où certains nous expliquent que les neurosciences vont organiser et faire réussir toute éducation, où le ministre de l’éducation nationale se présente comme un addicte des neurosciences matinée d’autoritarisme, il est peut-être reposant, sinon intéressant, de se replonger dans la littérature du 19e siècle pour y voir que la querelle des méthodes ne date pas d’aujourd’hui et qu’en tout cas l’éducation n’est pas chose simple et qu’on ne peut pas la réduire, fusse à propos de l’apprentissage de la lecture, au seul fonctionnement du cerveau.

Anatole France et son roman Le Crime de Sylvestre Bonnard nous offre cette distraction et ouvre à la réflexion à propos de l’éducation. Lisons :

« Une éducation qui n’exerce pas les volontés est une éducation qui déprave les âmes. Il faut que l'instituteur enseigne à vouloir.

Je cru voir que maître Mouche m’estimait un pauvre homme. Il reprit avec beaucoup de calme et d'assurance.
-          Songez, monsieur que l'éducation des pauvres doit être faite avec beaucoup de circonspection et en vue de l'état de dépendance qu'ils doivent avoir dans la société.

Le notaire s'appliqua, de nouveau, à justifier le système d'éducation de Mademoiselle Préfère, et me dit, en matière de conclusion :
-          - On n’apprend pas en s’amusant.
-          - On n’apprend qu'en s'amusant, répondit‑je. L'art d'enseigner n'est que l'art d'éveiller la curiosité des jeunes âmes pour la satisfaire ensuite, et la curiosité n'est vive et Scène que dans les esprits heureux. Les connaissances qu'on entonne de force dans les intelligences les bouchent et les étouffent. Pour digérer le savoir il faut l'avoir avalé avec appétit. Je connais Jeanne. Si cette enfant m'était confiée, je ferais d'elle, non pas une savante, car je lui veux du bien, mais une enfant brillante d'intelligence et de vie et en laquelle toutes les belles choses de la nature et de l'art se reflèteraient avec un doux éclat. Je la ferais vivre en sympathie avec les beaux paysages, avec les scènes idéales de la poésie et de l'histoire, avec la musique noblement émue. Je lui me rendrai aimable tout ce que je voudrais lui faire aimer. » 

Et si enseigner n’était qu’une question d’amour et de passion pour les choses et les êtres, et une volonté de partage avec les autres, avec l’Autre ?


Récits d’école (2) : notes et classement

Dans notre promenade littéraire je vous propose aujourd’hui un moment dans « L’année du certif » de Michel Jeury. Ce n’est pas une « grande œuvre », c’est qu’un livre reposant qui prend comme personnage le certificat d’études de jadis à travers la vie d’institutrices et d’instituteurs des années 1930, et aussi d’élèves.

Michel Jeury, né en 1934, a consacré la majeure partie de son œuvre à la science-fiction, son premier roman est assez tardif, 1988, Le vrai goût de la vie met en scène une région française et ses habitants. Dans ce roman comme dans les suivants Michel Jeury raconte son expérience d’instituteur ainsi que ses aventures d’écoliers. C’est ainsi que son éditeur lui dit un jour : « Il n’est pas un seul de vos romans où le certificat ne tienne une place grande ou petite. N’est-ce pas ? »

Ce livre, je l’ai reçu comme un témoignage d’une personne dans une époque et j’avais l’idée d’en extraire de nombreux passages, mais cela aurait conduit à redire le livre, alors je me suis focalisé sur deux passages. L’un dont je parlerai dans un prochain billet, relate une discussion entre enseignants à propos des qualités comparées de manuels scolaires, l’autre qui servira de support au billet de ce jour évoque la question des notes et des classements.



Extraits

-        Tu y penses encore ? Nous avions dit qu’il était un peu jeune et pas tout à fait assez régulier pour passer à coup sûr.
-        C’est ce dont nous étions convenus.
-        Tu jurais que mélanger filles et garçons nous mettait à la merci de toutes les critiques et que nous ne pourrions pas nous permettre de voir notre fils aîné échouer au certificat.
-        Créer une école mixte en Cévennes était un risque.
-        Moi, je m’en fichais. Je voulais garder Antoine un an de plus !

Paul tourne la tête vers le débarras, un cagibi sombre où l’on entasse les vieux livres et le matériel scolaire d’usage peu fréquent. Un courant d’air a fait bouger la porte, qui s’ouvre derrière le bureau. Le rez-de-chaussée de la mairie-école est un dédale de couloirs et d’escaliers dont la moitié au moins ne sert plus à rien.
Paul sourit, baisse la voix d’instinct.

-        Depuis deux ans, je rogne d’un point ou deux toutes les notes de notre fils.
-        Tous les maîtres qui ont un de leurs enfants en classe le font pour être sûrs de ne pas avantager leurs rejetons.
-        Oui, mais Antoine pouvait passer le certificat cette année, sans mention. J’ai voulu le garder pour la mention très bien et le prix cantonal l’an prochain.
-        Claire éclate de rire.
-        Je n’ai jamais accordé la moindre importance à ces histoires de classement et de prix, mais notre gentille collègue, Mademoiselle Rachel, m’a avoué que son plus grand regret était de partir à la retraite sans avoir jamais eu le prix cantonal. Je me suis dit : quel malheur ! Alors, c’est ça qui la tourmente ?
Paul dit oui d’un signe de tête. Mademoiselle Rachel Bouget est la maîtresse de Saint‑Pierre, le village voisin, il apprécie son sérieux. Claire le regarde en se mordant la lèvre.

-        Je te donne l’absolution. De toute façon, je crois que c’est très bien pour notre grand. Il apprendra beaucoup l’année qui vient, avec toi, et cela lui servira au cours complémentaire, à l’école normale et même dans son futur métier.
[….]

Pour cette séance, et deux maîtres ont choisi une dictée de Dessaint‑Douillet. Il est question dans cette histoire d’un billet de loterie, et le sujet excite beaucoup les enfants depuis que le gouvernement vient de lancer la fameuse Loterie nationale.
Le premier problème raconte l’histoire de trois robinets qui coulent ensemble dans un même bassin ; le second l’achat à crédit d’une bicyclette Hirondelle à la Manufacture française d’armes et de cycles de Saint-Etienne.

Résultats des élèves, par ordre de mérite :
Antoine Fontanes : 18 sur 30.
Thirza Favantin : 17 sur 30.
Marguerite Robert : 13 sur 30.
Marie Jauffret : 10 sur 30.
René Fontanes : 5,5 sur 30.

Réflexion de Ninikoff : Pascaline n’a pas arrêté de quitter ses sandales et de jouer avec. C’était difficile de ne pas baisser les yeux sous la table pour regarder ses pieds… de plus, pour m’aider, elle ne m’a soufflé que des bêtises. Savoir si elle la fait exprès ou non !
Commentaires de la séance. […] Eh bien, puisque mon fils René ne compte pas, je crois que j’ai terminé. À vous la parole, Mademoiselle Rachel.
Ninikoff se sent blêmir et baisse le nez sur ses bras croisés. Il sait très bien que Papa a voulu dire : «… ne compte pas pour le certificat. » Cinq et demie sur trente… Enfin, grâce à lui, Marie Jauffret n’a pas eu la honte d’être dernière !

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Plus que la question de la « note » c’est l’idée de classement qui a tout d’abord retenu mon attention, sans doute parce que j’ai vécu cette pratique lorsque j’étais élève à l’école élémentaire (1958 à 1963) puis encore au collège où existait encore la distribution des prix en fin d’année scolaire.

Je fus vraisemblablement un des derniers élèves français à vivre cette cérémonie de remise des prix en juin 1968 ; à vrai dire je n’en sais rien car je n’ai aucune idée de l’époque où on a cessé cette pratique. Est-ce parce que j’en garde un souvenir plutôt agréable que je n’ai jamais cherché à suivre l’histoire de cette pratique. Je n’étais pourtant pas ce qu’on appelle un bon élève, mes résultats au collège n’étaient que moyens bien que les professeurs jugeassent que je pouvais « mieux faire » quand ce n’était pas « vaut mieux que ça » ; en règle générale je m’ennuyais en classe et j’aimais à organiser des chahuts. Malgré tout je recevais un prix, celui « de bonne camaraderie ». À l’école primaire je fus plus posé, plus attentif en présence de deux instituteurs passionnants qui exaltaient l’enthousiasme de leurs élèves, même les moins « scolaires ». Là, en CM2 avec Monsieur René G., je vécus une histoire qui bien des années plus tard me fit comprendre le ridicule des classements et leur inutilité voire leur danger.

Un ami de la famille me demandait un jour quel était mon classement. Sixième répondis-je avec vivacité et empressement. De la même façon ce monsieur, antiquaire réputé de Lyon, m’offrit un billet de 50 francs (environ 70€), et à l’époque c’était une somme importante : le SMIG (SMIC aujourd’hui) s’élevait à 326 Frs bruts pour 173 heures mensuelles de travail… Ce cadeau somptueux ne manqua pas de choquer ma mère car si j’étais bien 6ème au classement mensuel je l’étais sur 7 élèves, donc avant‑dernier. La classe de Monsieur Gros était un CM1‑CM2 où le CM2 ne comprenait que 7 élèves.

Au-delà de l’anecdote que je viens de conter, à quoi pouvaient bien servir les classements ? Je laisserai à chacun le choix de la réponse. On en voit mieux la pertinence dans le cas des concours où chaque candidat reçu aura à choisir un poste, une affectation, mais encore est-ce de la bonne gestion des ressources humaines qu’au prétexte qu’il est classé dernier dans le palmarès un candidat se retrouve dans un lieu si éloigné de chez lui qu’il en déprimera ?

Mais, dans l’administration et plus particulièrement dans le système scolaire, en France on vit sous la dictature des classements. Pour que ceux-ci fonctionnent il faut une unité de mesure : la note. La sacro-sainte note dont nous ne sommes pas arrivés à nous débarrasser malgré de hardies tentatives dès après que mai 1968 ait éteint ses feux. Au mieux on en a atténué l’expression en remplaçant de-ci de-là les chiffres par des lettres : A, B… I pour insuffisant, mais bien vite on accola de + des – et ce furent A +, A- ; avec l’apparition du concept de compétences les livrets scolaires se voient affublé de « acquis », « non acquis », « en cours d’acquisition » mais au quotidien avant l’arrivée sur le livret le suivi de l’acquisition de la compétence se fait au fil d’exercices notés. La note à la vie dure, d’autant plus que les examens sont toujours au bout de la scolarité et qu’ils conservent, malgré les bouleversements pas tous opportuns ni sensés voulus par l’actuel Ministre, une validation par un système de notes agrémenté de mentions.

Notes et classement ne sont pas la vraie question à poser pour l’analyse et l’évolution d’un système éducatif, plus particulièrement un système scolaire. La vraie question c’est celle de l’évaluation dont je ne traiterai pas en détail ici, ce serait trop long. Je me contenterai de rappeler certains éléments de définition.

L’évaluation c’est, nous dit le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, l’action « d’apprécier la valeur (d’une chose) » et c’est aussi « une technique, une méthode d’estimation. » Dans Économie Politique (1832) Jean-Baptiste Say indiquait que « Dans toute évaluation, la chose qu’on évalue est une quantité donnée, à laquelle rien ne peut être changé. […] » Le CNRTL cite cette merveilleuse phrase de Jacques Rivière dans sa correspondance avec Alain Fournier (1908) « On a besoin de s’appuyer sans cesse sur des évaluations et des jugements, et sur toutes les passions qui en résultent. » Et en cette période de crise sanitaire que vit le monde la citation de Camus interpelle (La Peste, 1947) : « Il faudra […] que vous veniez demain à l’hôpital pour le vaccin préventif. Mais pour en finir et avant d’entrer dans cette histoire, dites-vous que vous avez une chance sur trois d’en sortir. − Ces évaluations n’ont pas de sens, Docteur, vous le savez comme moi. »

L’évaluation est indispensable pour situer l’avancement d’une action dans un processus, qu’on le veuille ou non elles sont indispensables, mais pour être efficaces elles doivent être porteuses de sens. En somme, pourquoi j’évalue : quel est le processus en cause, quelle est l’action que je juge ? Ensuite viendront la méthode et les outils au rang desquels on pourrait ranger la note. La plupart du temps en matière d’apprentissages scolaires on ne se pose pas ces questions, on attaque d’emblée avec des outils qu’on nomme pudiquement « critères d’évaluation » que l’élève est sommé de réussir ou de valider dans le cadre d’un système homogène où toute distinction est bannie. L’action évaluative n’est construite qu’à partir de l’objectif sur le postulat de ce qui montre le degré d’atteinte de l’objectif. Prenons l’exemple de l’EMC, est-ce la réussite à un QCM relatif à l’acceptation de la différence permet de dire que l’élève a un comportement positif et proactif vis‑à‑vis de la différence ? Bien sûr que non, on peut le voir tous les jours où des gens savent parfaitement qu’il ne faut pas s’arrêter et encore moins stationner sur des emplacements réservés aux personnes à mobilité réduite mais qui le font au prétexte qu’ils ne resteront pas longtemps… Ne sommes‑nous pas ici, avant même la mise en place de l’évaluation, confrontés à la définition de l’objectif, et pour ce qui concerne l’enseignement à l’objectif pédagogique ?

Avant de terminer par quelques éléments bibliographiques je vous invite à regarder cette vidéo qui provient du Conseil supérieur de l’éducation du Québec : « Évaluer pour que ça compte vraiment ? ».



Éléments bibliographiques :

Est-il valable d’évaluer à l’école ? Eveline Charmeux

Charles Hadji, L’évaluation, règles du jeu. Des intentions aux outils., ESF, 1989.

Linda Allal, Vers une pratique de l’évaluation formative. De Boeck université, 1991.

Christian Depover et Bernadette Noël, L’évaluation des compétences et des processus cognitifs, De Boeck université, 1999.

Gérard Figari, Évaluer : quel référentiel ?, De Boeck université, 1994.

Récits d’école (1) : un vécu

En suivant, « jadis », les cours de Philippe Meirieu j’ai découvert l’école et l’éducation à travers de nombreux romans : la ville dont le prince est un enfant (Montherlant), le sagouin (Mauriac), le désarroi de l’élève Torless (Musil)… Bien évidemment j’avais lu Poil de Carotte (Jules Renard) sans y voir quoi que ce soit qui puisse intéresser l’éducation, mais j’étais adolescent. J’étais encore adolescent lorsque je lus le meilleur des mondes (Huxley) et je n’y vis rien qui intéressa l’éducation ; il fallut, quelques années plus tard sous la direction de Philippe Meirieu, que je me replonge dans ce livre pour, à l’occasion de la composition d’un exposé, j’y trouve toute sa valeur en matière de réflexion sur l’éducation.

Au-delà de l’enseignement de Philippe Meirieu dans le cadre de la philosophie de l’éducation, cette approche des problématiques liées à l’éducation et à l’école à travers la littérature romanesque m’avait passionné et continue de le faire parce qu’elle apporte une vraie dimension affective montrant ainsi la nature, l’ampleur et la profondeur de la relation de l’enfant, puis de l’élève, avec ces univers qui l’enveloppent, le plus souvent malgré lui.

Durant ma vie professionnelle c’est surtout la littérature « scientifique[1] » qui a absorbé mon temps y compris celui consacré au loisir, maintenant l’âge de la retraite ayant sonné j’ai renoué avec cette passion de la lecture qui m’avait tant accaparé durant mon enfance et mon adolescence : je dévorais les livres dès que je sus lire. Je retrouve les délices de la flânerie entre les lignes, autour des mots, les senteurs et les images distillées par l’auteur, je vis au rythme des personnages, les approuvant, les contredisant, les aimant ou les détestant. Ainsi, tous les matins je consacre une heure trente ou deux heures à la lecture ou à la relecture de romans, de biographies reléguant les ouvrages scientifiques au temps de l’après-midi.

C’est ainsi que j’ai redécouvert le passage, oublié et plus probablement qui à l’époque n’avait pas retenu mon attention, sur l’éducation dans Le crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France que j’ai publié la semaine dernière. Au moment de déposer ce morceau de littérature sur le blog m’est revenu à l’esprit ce que Stephan Zweig, dans la biographie qu’il lui consacrât, écrivit concernant la scolarité du jeune Balzac. Sans doute y reviendrai-je un jour. Pour l’heure continuant mes pérégrinations chez Zweig dont j’avais lu quelques nouvelles, je découvre son « autobiographie », le terme est mal choisi mais il n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce qu’est vraiment Le monde d’hier[2] qui, allant bien au-delà de la vie de l’auteur, apporte des éléments d’analyse sur les époques que Zweig a traversées.

Parlant de son enfance il consacre de savoureux passages à l’école dans un chapitre éponyme l’école au siècle passé. Permettez que j’en donne quelques extraits. Mais auparavant resituons l’œuvre de Zweig dans son époque. Stephan Zweig est né en 1881, il est le fils d’un industriel et vit dans une famille bourgeoise de la Vienne autrichienne de la fin du XIXe siècle.

« Il allait de soi qu’après l’école primaire on enverrait au lycée. Dans toutes les familles fortunées, on tenait, ne fusse que dans l’intérêt des relations sociales, à avoir des fils « cultivés » ; on leur faisait apprendre le français et l’anglais, on les initiait à la musique, on engageait d’abord des gouvernantes, puis des précepteurs chargés de leur enseigner les bonnes manières. Mais seule la formation « académique », qui ouvre les portes de l’université, conférait toute sa valeur un jeune homme en ces temps de libéralisme « éclairé ». »
« Or cette voie qui menait à l’université était assez longue et n’avait rien de rose. Pendant son temps à l'école primaire et au lycée, il fallait passer cinq à six heures par jour sur les bancs de la classe, puis, une fois l’écho terminé, faire ses devoirs, et aussi – ce qu’exigeait la « culture générale » – apprendre le français, l’anglais et italien, à côté du latin et du grec qui s’enseignaient en classe ; en tout cinq langues à quoi s’ajoutaient la géométrie et la physique et toutes les autres disciplines scolaires. C’était plus que trop, et cela ne laissait presque aucune place pour les exercices corporels, les sports et les promenades, ni surtout pour les plaisirs et les divertissements. »
« Et j’éprouve toujours une impression d’invraisemblance quand j’observe avec quel abandon les enfants d’aujourd’hui bavardent avec leur maître, presque égal à égal, quand je les vois courir à leur école sans manifester aucune crainte, au lieu que nous vivions dans le sentiment de notre insuffisance, car je vois qu’ils peuvent exprimer ouvertement, tant à l’école qu’à la maison, les vœux, les inclinaisons de leur jeune âme curieuse – en créatures libres, indépendantes, naturelles –, au lieu qu’à peine franchi le seuil du bâtiment détesté il nous fallait en quelque sorte courber en nous-mêmes pour ne pas donner du front contre le joug invisible. L’école était pour nous la contrainte, la tristesse, un lieu où nous devions ingurgiter en portions exactement mesurées « la science de ce qui ne mérite pas d’être su », matières scolaires ou rendues scolaires dont nous sentions qu’elles ne pouvaient pas avoir le moindre rapport avec le réel ou avec nos centres d’intérêt personnels. Ce que nous imposer l’ancienne pédagogie, c’était un apprentissage morne et glacé, non pas pour la vie, mais pour lui-même. »
« Non qu’en elles-mêmes nos écoles autrichiennes eussent été mauvaises. Au contraire, ce que l’on appelait « le plan d’études » avait été soigneusement élaboré après un siècle d’expérience », et s’il nous avait été enseigné de manière à stimuler, ce programme aurait pu constituer la base d’une culture fructueuse et universelle. Mais c’est justement le respect rigoureux du « plan » et la schématisation desséchante qu’il entraînait qui rendait nos heures de classe abominablement arides et sans vie ; l’école était une froide machine à enseigner, jamais réglée sur l’individu et n’indiquant qu’à la manière d’un distributeur automatique – par les mentions « bien », « passables », « insuffisant » – dans quelle mesure nous avions satisfait aux « exigences » du plan d’étude. Ce manque d’amour humain, cette froide personnalité et ce régime de caserne nous graissait à notre insu. »
« Nous étions assis par deux comme des galériens sur des bancs de bois assez bas qui nous courbaient la colonne vertébrale, et nous y demeurions jusqu’à en avoir des douleurs dans les os ; en hiver, la lumière bleuâtre des becs de gaz à flamme nue vacillait par-dessus nos livres ; en été, au contraire, les fenêtres étaient soigneusement masquées par des stores pour éviter que le regard rêveur ne prît plaisir à contempler le petit rectangle ciel bleu. […] J’ai suffisantes dix minutes de récréation dans un préau étroit placé au milieu de ces quatre ou cinq heures de mobilité ; deux fois par semaine, on nous conduisait au gymnase où, toutes fenêtres soigneusement closes, nous marchions pesamment en rond, sans but, sur le plancher d’où chacun de nos pas soulevait de gros nuages de poussière ; on avait ainsi satisfait l’hygiène, l’État s’était acquitté de son « devoir » envers nous en matière de mens sana in corpore sano. »
« Il serait erroné de croire que ce déplaisir que je prenais à l’école concernait personnel ; je ne puis me souvenir d’aucun de mes camarades qui n’eût senti avec répugnance que les meilleures de nos curiosités et de nos intentions étaient entravées, réprimées, étouffées par l’ennui. Mais c’est seulement beaucoup plus tard que je pris conscience que cette méthode d’éducation sans amour et sans âme n’était pas imputable, par exemple, à la négligence des pouvoirs publics, mais il s’y exprimait bien plutôt une intention déterminée, encore que soigneusement dissimulé. […] Ainsi l’on n’avait point de raison de nous rendre agréable aux années d’école ; nous devions mériter d’abord, du fait de ce freinage permanent, par une attente patiente, les divers âges de la vie qui prenait une tout autre valeur aujourd’hui. »
« Seul ce singulier esprit explique que l’État exploita l’école comme un moyen d’assurer son autorité. Notre éducation de l’étendre avant tout à nous faire respecter l’ordre existant comme le plus parfait, l’opinion du maître comme infaillible, la parole des pères comme irréfutables, et les institutions de l’État comme ayant une valeur absolue et éternelle. Une deuxième maxime fondamentale de cette pédagogie, on appliquait aussi dans les familles, était que les jeunes gens ne doivent pas avoir la vie trop belle. »
« Quand, déjà au lycée, nous avions rapporté à la maison une mauvaise note dans quelques matières secondaires, on nous menaçait encore de nous retirer de l’école et de nous mettre en apprentissage pour nous faire apprendre un métier manuel – la pire menace qu’on put formuler dans le monde bourgeois : celle d’une déchéance, leur retour au prolétariat. »


Chacun jugera ces extraits de textes à l’aune de ces convictions éducatives et pédagogiques. Donc, je n’en ferais aucune analyse, je me contenterai de relever que de telles narrations permettent, au-delà de toute investigation scientifique ou – plus moderne – neuroscientifique, de réfléchir à ce qu’est et à ce que devrait être l’éducation. Là, chacun est à même de dire que ce qui était courant du temps de Zweig (il était entré à l’école primaire en 1888) n’est plus aujourd’hui. Si l’on peut faire ce constat n’est-ce pas parce que des pédagogues ont, jadis, réfléchi à l’éducation est infléchi le cours de ses méthodes ? Alors, qu’un ministre fustige les pédagogues qu’il surnomme les « pédagogistes », ne relève que d’une ignorance totale de l’histoire de l’école, d’un manque de culture et d’un profond mépris autant pour les enseignants que pour les élèves, et montre une vue seulement techniciste de l’éducation.



[1] On entendra par scientifique la philosophie, les sciences dures, la psychologie, la médecine et la sociologie, etc.
[2] Stephan Zweig, le monde d’hier, Livre de Poche, 1993 (le livre a été écrit en 194. Zweig s’est suicidé avec son épouse en 1942.)

dimanche 10 mai 2020

Récits d’école (3) les livres scolaires


« Nos livres sont les meilleurs, l’expérience l'a prouvé. Je n’irai pas jusqu’à dire que votre Bouillot… ah, ah, Monsieur Victor Bouillot, professeur au lycée Montaigne, s’il vous plaît ! Loin de moi, simple maître d’école, l’idée d’aller contre un professeur au lycée Montaigne. Pourtant, ce livre me semble un peu besogneux, un peu lourd… Outres que les lectures soient assez pauvres, rien de tel que d’associer aux morceaux choisit la grammaire, l’orthographe et le vocabulaire pour voter aux élèves toute envie de lire. Notre Mironneau est un pur recueil de morceaux choisis, avec une explication des mots des idées, ce qui est, bien sûr, indispensable. C’est le livre idéal pour donner à nos grands élèves le goût de la lecture, je dirais même, de la littérature. Avez-vous lu, chère collègue, les admirables paragraphes sur la région des Cévennes, tirés de Notre France, du grand Jules Michelet ? »






Ce paragraphe, extrait de L’année du certif de Michel Jeury, ouvre sur deux questions : celle de l’enseignement de la langue, celle du choix des manuels scolaires. Je traiterai de l’enseignement de la langue dans un prochain billet, pour l’heure que penser de la question des manuels scolaires.



Alain Braun[1] introduit ainsi le numéro spécial que la revue Éducation & Formation a consacré à cette question en 2010 : « Voie royale pour introduire de nouvelles pratiques de classe ou, au contraire, outil du conservatisme pédagogique, les manuels sont à tout le moins des traces concrètes de la vie scolaire ou d’une certaine conception de celle-ci. » Au-delà de la « simple question » de pratique pédagogique, le manuel scolaire est aussi un vecteur politique et social comme le rappelle l’UNESCO[2] : « L’UNESCO travaille sur les questions liées à l’élaboration de manuels scolaires depuis sa création, en 1945, dans le cadre de sa mission fondamentale qui est de « construire la paix dans l’esprit des hommes et des femmes ». Initialement, ce travail portait sur les manuels scolaires comme moyens pédagogiques de promouvoir la paix par la compréhension mutuelle, notamment entre anciens antagonistes. […] Bien que ces thèmes restent pertinents aujourd’hui, les initiatives les plus récentes de l’UNESCO sur les manuels scolaires et le matériel didactique se sont élargies pour inclure des considérations relatives au rôle de l’éducation dans la promotion des droits humains et la suppression de la discrimination sous toutes ses formes. »



Le manuel scolaire n’est donc pas un outil neutre, au-delà de la pratique pédagogique le manuel distille des intentions, des stéréotypes, des préjugés, des partis pris auxquels, même s’il n’en est pas l’auteur ni qu’il n’y adhère, l’enseignant n’échappe pas et face auxquels il a le devoir, moral, d’être vigilant. Notons, toutefois et sans vouloir absoudre quiconque, que le manuel comme l’enseignant sont inscrits dans une société et son histoire ; ainsi se rappelle‑t‑on suffisamment combien « Le manuel est constitutif du roman national. Parmi les exemples les plus connus, le manuel de lecture Le Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, pseudonyme d’Augustine Fouillée (1877), « petit livre rouge de la République », a été vendu à trois millions d’exemplaires en dix ans et réédité pour son centième anniversaire par Belin. L’Histoire de France d’Ernest Lavisse (1884) a connu sa soixante-quinzième édition en 1950. Le « Petit Lavisse », s’adressant au jeune lecteur sur sa couverture, soulignait en ces termes la portée de son projet pédagogique : « Dans ce livre, tu apprendras l’histoire de la France. Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande »[3].



Il se pose donc deux questions que la recherche a peu étudiées : le choix du manuel par l’enseignant, l’élaboration du manuel par l’éditeur mais aussi par l’État. Laissons cette dernière question en jachère pour limiter notre réflexion à la relation qui lie l’enseignant au manuel.



L’intérêt du manuel scolaire semble rassembler l’assentiment d’une très grande partie des acteurs de l’éducation, notamment en raison de l’efficacité qu’il a au regard de la qualité des apprentissages comme le souligne François-Marie Gérard[4] dans une méta-étude : « Il apparaît que « la disposition personnelle d’un manuel par l’élève a un impact plus fort d’une part dans le domaine de la langue (lecture-grammaire) que dans celui des mathématiques et d’autre part dans les premières années du cycle primaire que vers la fin du cycle. » À côté de cet impact individuel, les auteurs notent « la possibilité d’un effet collectif ou contextuel. […] Plus la proportion d’élèves qui disposent d’un livre est grande, plus en moyenne, chaque élève profite d’un contexte favorable aux acquisitions, même pour les élèves qui ne possèdent pas personnellement le manuel puisqu’il s’agit d’un effet contextuel. » Pourtant ce ne sont, d’après une étude publiée dans Éducation & Formation, que 23 % des enseignants de primaire qui utilisent un manuel scolaire de façon régulière. Faut-il voir là un effet ou une conséquence liés au seul choix des manuels dont l’étude dit « que rares sont les enseignants qui choisissent, seuls, le manuel (14 %). Dans la majorité des cas (72 %), il s’agit d’un choix collectif de l’équipe disciplinaire. » Dans le primaire l’aspect « équipe disciplinaire » n’existe pas mais nous pourrions interroger le collectif « équipe pédagogique ». La question mériterait d’être étudiée au regard de ce qu’est l’équipe pédagogique : une société liquide par analogie au sens que donne Zigmunt Bauman « insaisissable et atomisée ». Dès lors que le choix du manuel scolaire est le résultat d’un consensus au sein de l’équipe comment l’enseignant va-t-il s’en emparer pour construire son œuvre pédagogique tellement intime ? Certes, déjà en 1991, Jean-Louis Jadoule, cité dans Éducation & Formation, écrivait à propos des manuels que « Tout dépend de l’usage qu’on en fait », ainsi un outil n’a jamais enfermé son utilisateur qui possède toute la liberté de l’utiliser suivant ses désirs, ses habitudes et ses projets. Il n’en demeure pas moins, qu’il apparaît, notamment en regard de la sophistication des manuels, que les enseignants peuvent, à dessein ou non, se laisser enfermer dans les processus pédagogiques du manuel voire aussi dans les connaissances fondamentales déployées. Cet « enfermement » n’est-il pas le résultat de la dépendance de l’enseignant par rapport à un manuel qui lui apporte de la « matière » et un cadre pédagogique ? C’est ce que montre Eric Bruillard[5] lorsqu’il écrit : « Quand les enseignants sont censés être des spécialistes des domaines qu’ils ont en charge – ils les ont étudiés longuement à l’université – ils « incarnent » leur discipline et sont jugés peu dépendant des manuels scolaires. Quand leur expertise est moins affirmée, l’impact des manuels est certainement plus important. C’est le cas en élémentaire, mais également en géographie (enseignée majoritairement par des historiens) et sans doute de manière moins visible dans des disciplines scolaires basées sur plusieurs champs universitaires ». Cette dépendance, voire cette soumission, au manuel n’est-elle pas encouragée par le Ministère lorsqu’il préconisait pour enseigner le français au cycle des apprentissages fondamentaux[6] : « l’appui sur un manuel de qualité est un gage de succès pour cet enseignement délicat » L’enseignant se dédouanera de toute dépendance, à tort, en rappelant que les manuels scolaires sont le plus souvent accompagnés d’un livre du maître, véritable guide pédagogique. Choisi ou subi le manuel est un outil à l’usage de l’enseignant, alors pourquoi et comment l’utilise‑t‑il ?



Le manuel scolaire est à la fois un support d’enseignement : illustration, exercices proposés, textes de lecture… et aussi un support de préparation de classe. La préparation de la classe est une des tâches majeures d’un enseignant pour laquelle le manuel (livre de l’élève comme livre du maître), quand il ne les livre pas clé en mains, va permettre de concevoir les séances que l’enseignant va mettre en œuvre et va proposer les supports d’apprentissage à destination des élèves. En outre le manuel peut constituer un lien avec l’extérieur de la classe grâce aux supports qu’il offre et que l’élève peut transporter avec lui.



Il faut donc s’interroger sur la variabilité de l’usage du manuel scolaire entre les mains des enseignants, des élèves, des parents… mais aussi des inspecteurs dont on ne sait pas quel regard ils portent sur cette question lorsqu’ils conduisent une inspection ; une observation[7] succincte de rapports d’inspection montrait, au regard de notre sujet, qu’exceptionnels sont les rapports qui traitent de l’usage de la photocopie et plus exceptionnels sont ceux qui font mention de la qualité des manuels scolaires utilisés et surtout de l’usage qu’en fait l’enseignant « inspecté ».



L’étude de la question des manuels scolaire devient aujourd’hui essentielle comme l’indiquait déjà en 2012 l’Inspection générale dans son rapport « Les manuels scolaires : situation et perspectives » : « Le manuel scolaire est un objet familier de nos classes. Son utilisation est ancienne, il est universellement diffusé. Toutefois, à l’heure de la révolution numérique, au moment où l’école cherche les voies d’une meilleure performance et les moyens d’un enseignement plus personnalisé, la question du manuel, de sa forme, de son utilité et de son utilisation, se pose dans des conditions nouvelles. L’importance des financements qui lui sont consacrés, le développement rapide de nouveaux outils et de ressources pouvant servir la pédagogie, justifient que le manuel ne fonde pas sa légitimité sur la seule coutume. À quoi sert-il ? Sert-il effectivement ? Dans quelle mesure et pour quoi les élèves et les enseignants en ont-ils besoin et l’utilisent-ils ? Qu’en attend l’institution ? Qui doit payer ? Que signifie, au siècle de Steve Jobs, le manuel pensé du temps de Jules Ferry ? Quelle (s) forme (s) doit-il prendre, s’il a encore un avenir ? »



En guise de conclusion, provisoire bien sûr, ne faut-il pas poser la question : les enseignants sont-ils suffisamment formés à la question du manuel scolaire, sont-ils seulement formés ?



Complément de lecture :

François-Marie Gérard et Xavier Roegiers, Des manuels scolaires pour apprendre : Concevoir, évaluer, utiliser, De Boeck Supérieur, 2009.





[1] Alain Braun, les manuels…du grain à moudre pour la recherche en éducation, Éducation & Formation –e‑292 – Janvier 2010
[2] UNESCO Pour des manuels scolaires au contenu inclusif 2017
[3] Rapport IGEN, Les manuels scolaires : situation et Perspectives, mars 2012.
[4] François-Marie Gerard Le manuel scolaire, un outil efficace, mais décrié, Éducation & Formation –e 292 – Janvier 2010
[5] Eric Bruillard, « Les manuels scolaires questionnés par la recherche », in Bruillard E. (dir.), Manuels scolaires, regards croisés, Documents, actes et rapports sur l’éducation, CRDP de Basse-Normandie, 2005, p. 13-26.
[6] Ministère de l’éducation nationale, Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire, B.O. H.S. n°3 du 19 juin 2008.
[7] Que j’ai faite en lisant les rapports des inspecteurs qui m’avaient précédé auprès des enseignants que « j’inspectais » dans trois circonscriptions différentes.

Avant Jules Ferry il y avait des écoles

  Ce billet est un complément autant qu’une explicitation de mon précédent billet : « Monsieur le Député : Non ! L’enseignement privé ce n’e...